Université de Monastir
RÉSUMÉ
Devant son souhait de poursuivre l’entreprise de Pierre Boaistuau, en répondant aux goûts du public de l’époque, François de Belleforest ne se contente pas de traduire les nouvelles de l’Italien Bandello ; il produit une œuvre d’une grande originalité, en privilégiant la portée exemplaire de ses récits. Paradoxalement, tout en affichant ses préoccupations morales, l’auteur met en scène des personnages emportés par des passions destructrices et complètement gouvernés par le mal. Dans cette étude, on montrera que le conteur opte pour l’authenticité de la représentation, en puisant ses histoires tragiques dans l’actualité ou dans l’Histoire. En outre, il semble primordial, tout en s’interrogeant sur l’efficacité du projet d’édification du lecteur, de mettre en relief l’aspect novateur de l’œuvre narrative de Belleforest.
MOTS-CLÉS – histoire tragique, véracité, édification, morale, invention
SUMMARY
Driven by his wish to continue Pierre Boaistuau’s undertaking, and consistent with public taste at the time, Francois de Belleforest didn’t just translate short stories by Italy’s Bandello. Indeed, he wrote highly original work, laying emphasis on the exemplary character of his stories. Paradoxically, while displaying his moral concerns, the author staged characters dominated by destructive passions and totally ruled by evil. In this study, I shall show that the storyteller opted for authentic representation, drawing on actual and historical events for his tragic stories. On the other hand, while I looked into the effectiveness of the author’s envisaged edification of his readers, I found it essential to highlight the innovative nature of his narratives.
KEYWORDS — tragic story, truthfulness, edification, morality, invention
Dès 1559, François de Belleforest succède à Pierre Boaistuau dans la réalisation d’un projet qui consiste à traduire les nouvelles « tragiques » de l’Italien Matteo Bandello. L’œuvre connaît un tel succès que l’auteur publie six volumes d’histoires tragiques, dont le dernier en 1582. Le Commingeois ouvre ainsi la voie à une tradition qui va se poursuivre jusqu’au XVIIe siècle.
En fait, à travers le terme « tragique » dans le titre, Boaistuau et Belleforest écartent la nouvelle « facétieuse », n’étant plus en vogue durant la seconde moitié du XVIe siècle. Dans un contexte socio-politique marqué par les troubles et les conflits religieux, le goût du public s’oriente vers tout ce qui est violent, cruel et sanglant. Les deux collaborateurs privilégient les dénouements funestes et optent pour un ton grave et pathétique, suscitant les émotions les plus diverses. Le caractère homogène des récits relatés dans ces recueils a permis, certes, d’élaborer une « collection », mais aussi de mettre en exergue la spécificité de ce genre narratif bref.
D’ailleurs, si la collection des histoires tragiques a su conquérir le public français, c’est parce qu’elle s’est nourrie aussi bien des sources historiques que de l’actualité. Qu’il s’agisse d’événements contemporains ou appartenant au passé, Belleforest relate des histoires véritables ou prétendues telles afin de dénoncer les abus des hommes de son temps. Cependant, il convient de préciser que notre auteur semble plus attaché que son prédécesseur[1] au caractère didactique des histoires racontées qu’il truffe de commentaires moraux. D’un volume à l’autre, il ne manque pas de souligner, à maintes reprises, la primauté du projet d’édification de son lecteur.
Ainsi, on montrera, dans le cadre de cette étude, comment se manifeste le souci d’authentification et de vraisemblance chez Belleforest, en prenant en considération ses choix narratifs, dans les histoires tragiques. On étudiera également le rapport entre les divers témoignages sur la société du XVIe siècle et le projet moral et didactique de l’auteur ; ce qui nous mènera, enfin, à une réflexion sur la voie qu’aurait empruntée le Commingeois pour préserver la part d’invention de son œuvre narrative.
En voulant apporter au genre plus de vraisemblance et de naturel, Belleforest puise ses exemples dans la réalité contemporaine ou dans l’Histoire afin de garantir la véracité des histoires narrées.
Il place ses nouvelles dans un cadre réel, en racontant des faits d’actualité, comme l’atteste particulièrement le titre du cinquième tome de la collection : « des Histoires tragiques, contenant un discours memorable de plusieurs Histoires, le succez & evenement desquelles est pour la plus part recueilly des choses advenuës de nostre temps ». Le conteur emprunte sa matière à la réalité quotidienne ; ce qui confirme la dimension sociale de son œuvre. D’ailleurs, les derniers tomes de la collection des histoires tragiques comprennent des récits plus ouverts aux réalités sociales du temps. Ils semblent plus en harmonie avec la veine tragique, invitant à relater des faits divers particulièrement sombres et sinistres. L’auteur puise même certaines de ses histoires dans les canards d’information, un genre éphémère qui participe également de l’émergence du récit criminel.
Certes, raconter un fait divers permettrait au commingeois d’ancrer davantage ses récits dans l’actualité. Le canard sanglant, publié en 1577, relatant l’histoire d’Anne de Buringel[2] a été repris dans le sixième tome de la collection des histoires tragiques[3]. C’est l’histoire d’une demoiselle qui « fit empoisonner son mary, par un à qui elle promettoit mariage, et depuis elle empoisonna son père, sa sœur, et deux de ses petits neveux, et de ce qui s’ensuivit »[4]. Comme les hommes de son temps, l’auteur semble séduit par le caractère anecdotique de ce genre d’histoires. Il attire l’attention du lecteur sur la décadence et la corruption des temps, en puisant sa matière dans les crimes les plus étranges et les plus spectaculaires. Bien plus, il peint des détails réellement vécus par ses compatriotes, en évoquant les fléaux qui les tourmentaient à cette époque : les famines, les pestes, les affaires de sorcellerie, les guerres civiles assaillant l’État… Il se montre, ainsi, sensible aux préoccupations contemporaines, en condamnant la violence et la barbarie qui se sont installées dans le pays. Il ne manque pas d’établir des analogies entre le passé et l’époque actuelle afin d’attirer l’attention du lecteur sur la situation politique alarmante en France et l’inciter à réfléchir :
Le mot de sedition s’estend en particulier sur les divisions, &guerres civiles entant que ceste discorde se rapporte au grand detriment & dommage de la republique, &au trouble, & empeschement du repos des bons citoiens. Que si jamais ce vice en l’estat fut nuisible, & les Assyriens, & les Persans & les Grecs, & les Romains, tous qui ont administré, & gouverné la monarchie du monde, en ont gousté les amorces, & par trop experimenté les dommages[5].
Il est évident que l’une des sources les plus attrayantes du conteur s’avère l’Histoire. Les personnages qu’il choisit sont le plus souvent des personnages historiques de grande renommée, en France, en Europe ou même en Orient. Dans le cinquième tome de la collection, il consacre la sixième histoire tragique au grand sultan turc, Soliman le Magnifique, dont il dénonce la cruauté :
Mais l’histoire que je pretends vous reciter, et que tous ceux qui vivent à present sçavent pour avoir parout esté publiée, a ne sçay quoy de juste en la manifeste cruauté qui est descouverte ; […] L’histoire duquel quoy qu’ayt esté deduicte et representée sur les theatres, aussi bien que sanglamment fust jouée en l’Asie, si ne laisseray-je de la vous escrire, afin que les simples qui n’entendent la divinité des vers, ny les admirables couleurs de nos poëtes François (j’entendz des vrais poëtes qui sont doctes, et non des lipeurs et larrons des œuvres d’autruy), puissent comprendre par nostre grosserie qui est celuy qui cause ceste histoire, et sur qui est ce que la Tragedie a esté sanglamment jouée ; par ainsi donnez nous audience, et nous tascherons de contenter vostre desir[6].
Les expressions « qui vivent à present » et « pour avoir parout esté publiée » montrent que, pour le conteur, la notion de témoignage est primordiale. En s’adressant directement à son lecteur, Belleforest reconnaît que cette histoire a également inspiré d’autres dramaturges[7]. Cependant, il explique à ce dernier que son récit est bien différent et qu’il ne risque pas de le décevoir. En relatant des événements historiques et en attestant la crédibilité des faits narrés, il incarne l’image d’un auteur digne de foi. En effet, il ne se contente pas de citer ses sources, mais il révèle aussi qu’il s’est bien documenté sur l’affaire en question :
Or quiconque lira l’histoire Turquesque, verra par mesme moyen que jamais Roy de ceste nation n’a establi son siege que par le sang de ses plus proches parentz, fut ce que le filz conspirast contre son pere, ou que le pere abregast le cours des ans de son enfant, soit que les freres se soient acharnez brutalement sur leurs Germains, les oncles sur les neveux, ou en somme quiconque pretendoit à la couronne n’a rien trouvé si sacré qu’il n’ayt profané, agité de ceste maudite ambition et convoitise[8].
Le conteur fait allusion à la « loi du fratricide » afin de préparer le lecteur au portrait qu’il va brosser du personnage, celui d’un souverain assoiffé de pouvoir au point de faire « mourir son propre filz, et l’heritier attendu de sa couronne »[9]. En optant pour une histoire proche temporellement, mais éloignée géographiquement, il a su préserver le caractère anecdotique de son récit. De plus, l’ancrage de l’histoire tragique dans l’Histoire lui permet de garantir la véracité des faits, en assurant l’adhésion du lecteur et l’efficacité de l’exemple. Dans ses Nouvelles Histoires tragiques, Bénigne Poissenot souligne l’intérêt de privilégier l’Histoire « …pour ce qu’elle conserve la mémoire des choses qui ont esté bien ou mal exploitées ; en partie aussi pour ce qu’elle advertit un chacun de son debvoir beaucoup mieux que ne sçauroient faire les stastues, pyramides, pourtraits et images de nos ancestres et devanciers »[10].
Historiographe en 1568, démis de sa charge à cause du caractère infidèle de son écriture, Belleforest opte pourtant pour la vérité historique, dans ses histoires tragiques. La référence à l’Histoire constitue, pour lui, le meilleur moyen de dire vrai, d’échapper à l’oubli et à l’effacement, en fixant l’histoire d’un peuple ou d’une génération. En effet, l’authenticité des exemples allégués répond au topos de véracité universel à l’époque. Selon Daniela Ventura, « le conteur de la Renaissance éprouve le besoin d’indiquer aux lecteurs ce qui est vrai et ce qui est faux ; c’est pour cela qu’il se sent d’une certaine manière, contraint de parler vrai, car ce qui est senti comme étant vrai est nettement plus persuasif que ce qui s’annonce inventé, fantastique ou mensonger »[11].
Ainsi, le conteur, tel un chroniqueur, se préoccupe à dire vrai, en optant pour des histoires dignes d’être racontées. Il n’hésite pas à rappeler à son lecteur qu’il était, lui-même, témoin oculaire, dans quelques récits de ses recueils. Les procédés d’accréditation sont nombreux et reviennent comme des leitmotivs dans les histoires tragiques. Belleforest rend fidèlement témoignage, en attestant que les événements relatés sont authentiques. Dans la onzième histoire du premier tome qui parle d’inceste, l’auteur évoque « un scandale […] digne certes d’estre noté, combien qu’il soit estrange au possible : & si la memoire n’en estoit fresche, il seroit presque incroiable »[12].
Les faits racontés par Belleforest sont généralement attestés par des témoins dignes de foi. Il s’agit le plus souvent de véritables histoires qu’authentifie le témoignage personnel de l’auteur lui-même : « Au reste je ne vous allegueray rien qui ne soit vray, ny faict qui ne soit advenu de nostre temps, ou au moins de la memoire de nos peres »[13], précise le commingeois, dans l’argument qui précède la quatrième histoire du septième tome, racontant les « Plaisantes et loyales amours de Camille et Emilie Aretins, et quelles traverses sentirent, et la fin miserable de ceste affection ».
Le souci de vraisemblance et d’authenticité est perçu également chez cet auteur, à travers le recours à des noms d’emprunt. Dans la onzième histoire tragique du septième tome, Belleforest se montre discret et feint de ne pas citer les noms des personnages pour ne pas nuire à la réputation de cette famille de grande renommée :
Car s’il en fut advenu de ceste sorte à celle de laquelle nous allons parler, nous n’aurions aucune occasion de parler de sa simplicité : & toutesfois ne pretendons (à cause que je pense que son pere & parens sont en vie) dire son nom, ny celuy de ceux qui l’ont engendree, voire ny de la ville lieu de sa naissance, ny de celuy pour l’amour duquel elle mourut, nous suffisant de vous reciter au vray le fait, & raconter le progrez de leurs amours, & la fin miserable de la fille, que nous appellerons Marguerite, & son amant Guillaume, à fin qu’il ne faille user de repetitions odieuses de mots, & que ces noms supposez couvrent les veritables : entant que je ne vous escris rien qui ne soit advenu realement[14].
Le conteur insiste sur la sincérité de son propos ; ce qui le rendrait plus convaincant. Il s’adresse directement à son lecteur afin de l’impliquer davantage dans la narration. L’histoire traite de faits actuels ou récents, invitant ce dernier à prendre position, à participer activement à son interprétation. Cette complicité entre l’auteur et le lecteur s’avère bel et bien au service d’un projet pédagogique bien déterminé.
Belleforest, comme les autres auteurs de son temps, confère une grande place à l’intrigue et aux développements romanesques. On s’interroge alors sur le rôle attribué à la fiction dans ce genre où la véracité des faits garantit l’efficacité morale de l’histoire. Le lecteur est souvent frappé par la visée persuasive de l’auteur et par la rigueur de son expression, développant une dimension plus sombre et plus intense de ses récits ; batailles sanglantes, récits criminels, récits d’adultères, de viols et d’amants maudits animent ses recueils d’histoires tragiques.
Ce Catholique « acharné » privilégie les valeurs morales, telles que la chasteté, l’honneur et la fidélité conjugale. Il défend la conception du mariage chrétien, en offrant au lecteur des conseils moraux et des leçons matrimoniales ; il appelle le lecteur à respecter les normes collectives, en mettant en scène des personnages gouvernés par le vice, en dénonçant les écarts de conduite qui, selon lui, sont beaucoup plus fréquentes chez les femmes. Il s’agit le plus souvent d’un discours misogyne, où la figure féminine incarne la tentation de la chair[15]. On assiste même à une condamnation de la passion amoureuse que notre auteur considère comme une cause de malheur et de perdition pour l’homme :
afin de destourner la jeunesse des folies d’amour, cause de ces actions tragiques : voyant que plusieurs ont plus eu d’esgard à la corruption qu’à l’integrité, & moins d’esgard à la vertu qu’au vice, suyvans la lascivité, & accomodansce qui servoit à la reformation des mœurs, au chatouillement de leur chair tres douillete & fretillante : je leur ay basty ce septiesme d’histoires tragiques & iceluy tout masle, & genereux sans nul fard, & mignotise, plein de saincts enseignemens[16].
Belleforest amplifie les sommaires, multiplie les jugements et les commentaires moraux. Pour mettre en place son projet d’édifier le lecteur, il mise sur l’analyse des comportements humains. Pour lui, le déferlement des passions humaines témoigne du caractère insaisissable du monde, dans son perpétuel changement. Ainsi, il dénonce les incohérences de la vie et les vicissitudes de la Fortune qu’il oppose à la Providence, engendrant un sentiment de précarité de la vie. René Sturel précise même que « du calvinisme, en effet, Belleforest a l’austérité et la gravité morale, au moins dans ses réflexions ; il a aussi et surtout le pessimisme fondamental. Presque toutes ses nouvelles nous en fournissent la preuve »[17]. Il est clair que le bouleversement total des valeurs illustre parfaitement le thème du monde renversé qui lui est si cher. Néanmoins, c’est la défense de la loi et le respect de l’ordre qui constituent ses objectifs primordiaux :
Ceux qui ont en haine les Roys & la Royauté, & Monarchie, & qui taschent par leurs escrits, nous reformer l’Estat, (ou plustost difformer, & alterer) par l’establissement de ne sçay quelle Aristocratie : pourroyent trouver un argument fort puissant en la corruption des mœurs, & vies des Princes souverains tant à Rome, qu’és autres païs[18].
L’auteur commingeois met l’accent sur la rigueur de la loi, sur la légitimité du pouvoir royal et monarchique, en défendant l’autorité du monarque. Il privilégie les institutions collectives (la famille et l’État), en veillant à préserver la paix dans le Royaume. Il songe alors aux moyens de rétablir l’ordre, d’autant plus que l’unité politique se trouve menacée par les guerres civiles. Il affirme que « s’il y a chose qui soit prejudiciable au salut des hommes, & au repos public, l’ambition, & le desir de regner sont les causes les plus violentes qu’on sçache dire, ny penser, pour l’entiere alteration d’un estat, & la ruine des pays plus heureux, et plus puissantes Provinces »[19].
Cependant, il lui arrive de considérer que l’autorité paternelle pourrait engendrer des malheurs. Bien plus, il met en garde son lecteur contre l’intransigeance des parents ; dès le titre de la onzième histoire tragique, le conteur laisse entendre qu’il s’agit plutôt d’un sévère châtiment d’un père contre son fils incestueux[20]. Il condamne clairement le comportement de la marquise qui a séduit son beau-fils et qu’il qualifie de « seconde Fedre »[21]. Il s’attarde longuement sur le repentir du comte avant sa mort qu’il oppose à la révolte de la Marquise ; il ne manque pas d’insister sur le chagrin du père qui a, pourtant, choisi de sauver sa réputation et son honneur :
Donc pour le repos de mon esprit, & exemple de justice pour la posterité, mon fils en mourra, avec la louve eshontee, qui est cause de tout cecy, & par laquelle je reçoy la perte insigne de mon unique & legitime enfant, & de l’honneur mesme, qui me est plus cher qu’enfans, richesses, ou vie[22].
D’ailleurs, on peut parler du développement d’une doctrine pédagogique fondée sur la répression, mais qui permet surtout de mettre en garde le lecteur contre les dangers du vice : « Aussi sont-ce les menaces que Dieu fait aux meschans, que les pechez clandestinement, & à l’obscurité de la nuict commis, seront un jour punis à plein midy, & à la veuë de tout le peuple »[23]. En effet, la punition exemplaire et le sort funeste auquel sont voués les protagonistes visent à édifier le lecteur et à le préserver de tous les péchés. Le supplice ou le châtiment spectaculaire du coupable constitue une leçon pour la foule des honnêtes gens, à travers la mise en scène de corps mutilés et massacrés. Ainsi, l’efficacité du châtiment, exercé en public, annonce le rétablissement triomphal de l’ordre inviolable du monde.
Dans le second tome des histoires tragiques, Belleforest confirme la primauté de son projet moralisateur, en parlant d’« un apennage de nostre naturel, & inclination, que d’aymer mieux estre enseignez par exemples, que par loix et commandements »[24]. Toutefois, le public semble séduit beaucoup plus par les aspects narratifs que par les aspects édifiants de l’œuvre. Jean-Claude Arnould, dans son article « L’impasse morale des histoires tragiques au XVIe siècle »[25], explique les contradictions d’un projet éthique voué à l’échec. En constatant l’inefficacité de son entreprise didactique, Belleforest tente de trouver une nouvelle voie plus inventive.
En poursuivant l’entreprise de Boaistuau, le commingeois propose au lecteur une adaptation plus ou moins libre des Novelle de Bandello. Il exprime sa volonté de faire « œuvres veritables, morales et françoises ». En fait, dès la première édition des Histoires tragiques, le choix du titre[26] révèle le souhait des traducteurs de ne s’intéresser qu’aux nouvelles dont les sujets sont émouvants et le dénouement est tragique. D’ailleurs, François de Belleforest, tout en rappelant à son lecteur, qu’il s’agit de récits funestes, reconnaît sa dette envers son collaborateur dont il fait l’éloge, dans un sonnet :
Celuy, qui sanglamment a chanté les erreurs
Des humains, et a fait tristes les plus joyeux :
Et qui des bien-vivans a humectez les yeux
De ris, d’ennuy, de dueil, en liesse, et frayeurs[27].
À travers l’usage de deux champs lexicaux antithétiques, il établit un jeu de mots opposant la joie à la tristesse afin de montrer que, dans ce genre de littérature, on mise surtout sur les émotions fortes. En fait, le caractère théâtral de certaines scènes et le choix de sujets pathétiques donnent à ces histoires toute leur intensité dramatique, suscitant chez le lecteur un sentiment paradoxal de délectation et d’effroi. L’auteur, en observateur des mœurs et analyste des passions cherche à séduire, voire à conquérir le lecteur/spectateur. Plus que de simples traductions, ces textes sont des adaptations d’une grande originalité. Il s’agit, en effet, d’une œuvre particulièrement représentative de l’évolution du goût du public, à la fin de la Renaissance. Pour Jean Céard, l’œuvre de Belleforest constitue « le reflet fidèle des préoccupations et des curiosités des hommes de son temps »[28].
L’objectif « plaire pour instruire » justifiait le choix du genre narratif, pour un auteur préoccupé par les problèmes sociaux et moraux de l’époque. On souligne, ainsi, le changement du titre du septième tome, confirmant l’évolution du projet envisagé par le conteur : « le Septiesme tome des histoires tragiques, Contenant plusieurs choses dignes de memoire, & divers succes d’affaires, & evenements, qui servent à l’instruction de nostre vie : le tout recueilly de ce qui s’est passé, & jadis, & de nostre temps, entre des personnes de marque & reputation... »[29]. En effet, l’ouvrage est composé, pour la plupart, d’histoires orientales, de récits historiques ou judiciaires, dont certains sont inspirés des canards criminels. L’objectif du conteur dans ce dernier volume de la collection est surtout d’assurer le rayonnement de la langue et de la culture françaises.
Dans les premiers volumes de la collection des histoires tragiques, Boaistuau et son collaborateur puisent leurs récits dans les nouvelles de Bandello. Cependant, dès le quatrième tome, Belleforest renonce à la traduction et décide de donner libre cours à l’invention : « car les miens (Dieu merci) ne doivent rien, qu’à ma seule diligence », précise-t-il, dans son « Adverstissment au Lyseur »[30] du septième tome. Il affirme, de ce fait, sa volonté de produire une œuvre plus personnelle, qui reflète, avant tout, ses engagements et ses ambitions.
Issu d’une famille de petite noblesse provinciale, François de Belleforest opte pour le travail acharné et la production abondante afin d’échapper à une situation sociale et financière précaire et incertaine[31]. Il entre dans un processus d’élaboration continu, en prenant en considération différents aspects liés à la production et à la diffusion de ses livres. En fait, dans ce paysage social en pleine mutation, il fallait savoir comment faire commercialiser son œuvre, en ciblant un nouveau lectorat. Ainsi, il se détache rapidement de son modèle dont il n’hésite pas à critiquer le style. Il évoque alors « un autheur Italien, assez grossier, mais qui toutefois pour le merite de l’invention, & verité de l’histoire, & pour le fruict que l’on en peut tirer, ne doit estre privé de l’honneur, ny la jeunesse Françoise, du proffit, d’estre mis en nostre langue »[32]. Puis, il ajoute pour expliciter son projet, dans les premières pages de la Continuation des Histoires tragiques :
je l’ay enrichy de sentences, d’adoption d’histoires, harangues, & epistres selon que j’ay veu que le cas le requeroit. Et encor, pour mieux embellir l’histoire, qui de long temps vous estoit vouee, Monseigneur, j’ay fait le sommaire de chaque narration, & la fin selon le sujet, y accomodant les sentences, qui me sembloyent faire pour l’institution de la vie, & formation des bonnes mœurs[33].
Les verbes « enrichir » et « embellir » mettent en relief le travail du conteur qui rejette la traduction, certifiant la supériorité de son œuvre : « Cest embellissement donq (je ne l’appelleray plus traduction) pourra servir d’enseigne vainqueresse sur le sort de mon autheur, à fin qu’il se resente mieux poly en vostre langue, qu’il n’estoit rude & grossier en son Lombard »[34].
Cette prise de distance vis-à-vis de l’auteur italien confirme donc l’originalité de son projet, ainsi que la spécificité des récits tragiques français du XVIe siècle. Belleforest diversifie ses sources, en s’ouvrant à d’autres œuvres et en s’inspirant des lectures qu’il avait faites :
C’est pourquoy, je diversifie tant mes escrits & les pains d’infinies couleurs, ayant à complaire aux Francoys, lesquels comme ils ont l’esprit gentil, & l’apprehension soudaine, & le desir d’apprendre fort grand, & se plaisent en nouveauté, & diversité, il est besoing aussi de sçavoir plus d’une chose, & icelle qui aye de la rareté du riez, et de la gaillardise[35].
Le continuateur mise sur une esthétique de la diversité. Il fait l’éloge de ses compatriotes et ne manque pas de souligner, lui-même, l’intérêt de répondre aux goûts des lecteurs français. Le souci de bien servir le public l’incite à élargir son champ littéraire pour s’ouvrir sur de nouvelles perspectives. Ainsi, il parvient à orienter le genre vers une nouvelle voie, compte tenu de son projet éducatif et de la portée exemplaire de son œuvre[36]. En fait, il tente de libérer progressivement le genre de la soumission aux Italiens, en rivalisant avec eux. À la recherche d’une identité spécifique, « typiquement » française, il favorise la couleur locale et les sources populaires, d’où l’origine nationale de certains récits, comme l’attestent particulièrement la plupart des histoires tragiques du cinquième tome.
Certes, la publication de tous ces recueils permet à Belleforest de concilier sa vocation de poète et d’historien ; néanmoins ce dernier a su réinventer le genre et faire de la collection des Histoires tragiques un immense succès :
En quoy si j’ay proffité au public, je ne veux autre tesmoing que la renonmee qui en court presque par toute l’Europe : car il m’est loisible estant vieil, et sans autre salaire de mes peines, de me vanter de la verité, et me contenter (comme l’on dit) sur les cartes & l’honneur que j’ay acquis à mon païs par les provinces estrangeres[37].
Son rêve de gloire est particulièrement révélé par l’intérêt qu’il accorde à la postérité et au succès de son œuvre, ainsi que son désir de glorifier et d’illustrer la langue française :
Je voy ce disours estre plus necessaire, ou la vie des hommes est tant depravée que maintenant, afin que les exemples proposez sur la vie de nos predecesseurs, nous esguillonnent à changer ce qui est de mauvais, & qu’un chascun voye le vice portant quand & luy sa punition, et penitence : ce qui nous fera confesser au contraire que la vertu ne laisse celuy, qui en est vestu sans salaire, l’investissant icy de repos, & apres la mort de gloire eternelle[38].
Le conteur semble soucieux de promouvoir sa carrière afin d’atteindre cette « gloire eternelle ». Il a trouvé dans les histoires tragiques le moyen de réaliser sa vocation et d’attirer davantage de lecteurs. Michel Simonin parle même d’« une alliance fortuite entre un genre narratif en quête d’auteur, et un ambitieux curieux d’un tremplin littéraire susceptible tout à la fois de lui procurer une reconnaissance sociale et intellectuelle »[39].
Dans l’« Advertissement au lecteur »[40], Boaistuau reconnaît sa dette envers Belleforest auquel il rend hommage, en le présentant comme son successeur. Le Commingeois poursuit, certes, cette entreprise, en publiant différents tomes dont le succès est immédiat. Il parvient même à devancer Boaistuau et à affirmer sa propre vision. Ne se contentant pas d’avoir le rôle secondaire d’un simple traducteur, il revendique sa part d’invention et affiche clairement la supériorité de son style sur celui de Bandello.
Marqué par la gravité de son époque, Belleforest laisse une œuvre narrative abondante et diverse, étroitement mêlée à l’Histoire et aux réalités du temps. Il s’agit de témoignages précieux sur l’une des périodes les plus importantes de la France. Ces histoires tragiques répondent à une exigence de moralisation, imposée aussi bien par le goût du public que par les convictions personnelles de leur auteur. En effet, le but de ce dernier est, avant tout, d’exercer le lecteur à la Vertu et de lui montrer la voie de la Vérité. Pourtant, sa mission de pédagogue, son engagement politique et idéologique ne lui font pas oublier son rêve de gloire et ses ambitions d’écrivain. Il a su, de ce fait, renouveler l’écriture d’un genre, en perpétuelle transformation, notamment au siècle suivant avec les histoires tragiques de François de Rosset et de Jean-Pierre Camus[41].
Arnould, Jean-Claude, « L’impasse morale des histoires tragiques au XVIe siècle », RHR, Décembre 2003, n° 57, numéro thématique, Un genre littéraire est-il porteur d’une éthique ?, p. 93-108
Belleforest, François de, Le Cinquiesme Tome des Histoires tragiques, édition critique par Hervé-Thomas Campangne, Genève, Droz, 2013
Belleforest, François de, Le Second Tome des Histoires tragiques, extraictes de l’italien de Bandel, contenant dixhuit Histoires traduites & enrichies outre l’invention de l’autheur par François de Belleforest comingeois, Paris, Robert Le Mangnier, 1566
Belleforest, François de, Le Septiesme Tome des Histoires tragiques, contenant plusieurs choses dignes de memoire, et divers succes d’affaires & evenements, qui sevent à l’instruction de nostre vie : le tout recueilly de ce qui s’est passé, & jadis, & de nostre temps, entre des personnes de marque & reputation. Par F. de Belleforest Commingeois, Paris, Emanuel Richard, 1583
Belleforest, François de, Le Sixiesme Tome des histoires tragiques extraittes des œuvres italiennes de Bandel, contenant trentes Histoires traduites et enrichies outre l’invention de l’Autheur : Plus est adjousté trois belles histoires de l’invention de Françoys de belle Forest Comingeois, Paris, Jean de Bordeaux, 1582
Boaistuau, Pierre, Histoires tragiques, édition critique publiée par Richard A. Carr, Paris, Honoré Champion, 1977
Boaistuau Pierre, Belleforest, François de, XVIII Histoires tragiques extraictes des œuvres italiennes de Bandel, et mises en langue Françoise, les six premieres, par Pierre Boaisteau, surnommé Launay, natif de Bretaigne, les douze suivans, par Franc. de Belle Forest, Comingeois, Lyon, Pierre Rollet, 1578
Céard, Jean, La Nature et les prodiges. L’insolite au XVIe siècle, Genève, Droz, 1977
Pietrzak, Witold Konstanty, Le Tragique dans les nouvelles exemplaires en France au XVIe siècle, Łódź, WUŁ, 2006
Poissenot, Bénigne, Nouvelles Histoires tragiques, édition établie et annotée par Jean-Claude Arnould et Richard A. Carr, Genève, Droz, 1996
Simonin, Michel, Vivre de sa plume au XVIe siècle ou la carrière de François de Belleforest, Travaux d’Humanisme et Renaissance N° CCLXVIII, Genève, Droz, 1992
Sturel, René, Bandello en France au XVIesiècle, Bordeaux, 1918
Sturel, René, Bandello en France au XVIesiècle, Genève, Slatkine Reprints, 1970
Ventura, Daniela, « La nouvelle à la Renaissance : une question de ‘vérité’ », Récit et vérité du Moyen Âge au XVIe siècle, RAZO, 1998, n° 15, p. 105-115