
University of Maryland
RÉSUMÉ
Publiées pour la dernière fois en 1616, les histoires tragiques de François de Belleforest ont vite rejoint le rang des ouvrages rares et curieux. Les bibliophiles du XVIIIe siècle ont souvent méprisé le style d’un auteur jugé coupable d’avoir composé des récits à la fois insipides et effroyables. Les lecteurs des années 1750 purent cependant redécouvrir les histoires tragiques grâce à Aimé-Ambroise-Joseph Feutry, qui publia en 1753 un ouvrage intitulé Choix d’histoires tirées de Bandel, Italien ; de Belleforest, Commingeois ; de Boaistuau, dit Launai ; et de quelques autres Auteurs. Sous la plume de Feutry, les récits de Belleforest subirent cependant d’étonnantes métamorphoses, dont nous avons étudié les enjeux et les modalités. Ces transformations, qui nous permettent de mieux saisir la spécificité de l’histoire tragique telle que la conçoit Belleforest, montrent que celle-ci constitue un genre difficilement adaptable à l’horizon d’attente des lecteurs du XVIIIe siècle.
MOTS-CLÉS – Histoires tragiques, anthologies, XVIIIe siècle, adaptation, réécriture
SUMMARY
François de Belleforest’s histoires tragiques, which were published for the last time in 1616, quickly joined the ranks of forgotten, rare, and curious books. Eighteenth-century bibliophiles often despised the style of an author whose stories they judged to be ghastly and tasteless. Yet in the 1750s, readers were able to rediscover the histoires tragiques when Aimé-Ambroise-Joseph Feutry published an anthology titled Choix d’histoires tirées de Bandel, Italien; de Belleforest, Commingeois; de Boaistuau, dit Launai; et de quelques autres Auteurs. In this volume, Belleforest’s stories underwent surprising transformations. These changes allow us to understand the specificity of the histoire tragique genre as Belleforest envisioned it. Feutry’s anthology also shows that this type of narrative had to undergo significant stylistic and thematic transformations in order to fulfill the tastes and expectations of eighteenth-century readers.
KEYWORDS — Histoires tragiques, anthologies, eighteenth century, enlightenment, rewriting, adaptation
Les bibliophiles du XVIIIe siècle ont porté un jugement parfois très sévère sur les histoires tragiques de François de Belleforest. Antoine-René de Voyer de Paulmy d’Argenson précise ainsi qu’il a lui été « effrayant et désagréable »[1] de lire les récits du Commingeois, écrivain qui déploie selon lui « toute l’horreur qu’il est capable d’imaginer »[2]. « Barbares », « scandaleuses », « insipides », « peu ingénieuses »[3], les histoires tragiques contiennent même, d’après l’auteur des Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, des « horreurs qui ne méritent pas que nous nous y arrêtions »[4]. François Xavier de Feller écrivait de son côté au sujet du Commingeois : « Cet écrivain étoit si fécond, qu’on disoit qu’il avait des moules à faire des livres ; mais on ne disoit pas qu’il en eût à faire des bons »[5].
Publiées pour la dernière fois en 1616, les histoires tragiques de Belleforest ont vite rejoint, au XVIIIe siècle, le rang des ouvrages rares et curieux[6]. Oubliées et parfois méprisées par des lecteurs et des lectrices dont les goûts ne sont plus ceux des contemporains de Montaigne et d’Aubigné, elles vont pourtant revivre sous la plume de l’écrivain et traducteur Aimé-Ambroise-Joseph Feutry, qui publie en 1753 un ouvrage intitulé Choix d’histoires tirées de Bandel, Italien ; de Belleforest, Commingeois ; de Boaistuau, dit Launai ; et de quelques autres Auteurs. L’ouvrage connaîtra un franc succès et sera réédité en 1779.
Entre Belleforest, cosmographe, auteur de pastorales, mais aussi « pamphlétaire fulminant »[7] des guerres de religion d’un côté, et de l’autre Feutry, poète du Temple de la mort et auteur d’opuscules philologiques qui contribua parfois au Mercure de France[8], il est a priori difficile de trouver des points communs. Né en 1720, maire titulaire de Châtillon-sur-Loing, Feutry fut aussi l’un des correspondants de Benjamin Franklin, grâce auquel il devint membre de la Société Philosophique de Philadelphie[9].
Comme Belleforest pourtant, Feutry est un écrivain prolifique qui s’essaie à des genres variés : poésie, traduction, adaptations de romans étrangers, ou encore un surprenant Manuel tironien, ou Recueil d’abréviations faciles et intelligibles de la plus grande partie des mots de la langue françoise (1775). Avec les histoires tragiques qu’il adapte dans son Choix d’histoires, il rejoint l’intention moralisatrice de Belleforest. En réécrivant une douzaine de récits empruntés au Commingeois, il opère cependant une importante sélection thématique ainsi que des métamorphoses stylistiques dont il convient d’étudier les enjeux et les modalités. Comme on le verra, Feutry choisit de mettre en valeur certains éléments des histoires tragiques, ou d’en rejeter d’autres ; il va parfois même jusqu’à censurer des passages qu’il juge trop effrayants pour ses lecteurs. Les transformations qu’il impose à son modèle sont doublement révélatrices : elles permettent, d’une part, de mieux saisir la spécificité de l’histoire tragique telle que la conçoit Belleforest ; les modifications apportées par Feutry montrent de surcroît que l’histoire tragique constitue un genre difficilement adaptable à l’horizon d’attente des lecteurs du XVIIIe siècle.
En étudiant les particularités du style de Belleforest, René Sturel et Michel Simonin ont pu montrer de quelles manières l’emploi de procédés comme la digression ou le développement historique, ainsi que le recours à différents ornements littéraires – entretiens, conversations, harangues et épîtres diverses – distinguent les récits du Commingeois de ceux de Bandello et de Boaistuau[10]. Plus récemment, Jean-Claude Arnould a montré comment les interventions de plus en plus longues d’un narrateur devenu prêcheur, la distanciation par rapport au récit, ou encore l’emploi de la période, constituent chez Belleforest les signes d’une rupture par rapport aux six Histoires tragiques de Boaistau[11]. Or dans le Choix d’histoires de Feutry, le style très particulier des histoires tragiques du Commingeois fait l’objet de métamorphoses significatives. On peut dire qu’il est la première cible d’un écrivain qui ne se contente pas de proposer une anthologie des récits de Belleforest, mais qui cherche aussi à les transposer dans un style plus moderne, et en quelque sorte à les traduire pour les lecteurs du XVIIIe siècle, ceci en dépit d’une déclaration d’intentions précisant que les histoires proposées ne sont « ni traduites, ni exactement imitées »[12]. Ainsi dans l’histoire consacrée à la révolte menée par la reine des Icènes Boadicée[13], Feutry recherche systématiquement la concentration du récit là où Belleforest optait pour l’amplification et la copia rhétorique. Feutry supprime la longue partie dans laquelle Belleforest exposait tous les détails de la lettre envoyée par Boadicée à son frère Corbred, pour l’implorer de la venger des outrages subis aux mains des soldats de l’empereur Néron[14]. L’interminable discours de Suétone Paulin, dans lequel le capitaine Romain exhortait ses troupes à attaquer les barbares rebelles, et justifiait l’exercice d’une impitoyable vengeance[15], se transforme en « courte harangue » dans le Choix d’histoires du XVIIIe siècle[16]. Feutry ne reprend pas non plus le long discours dans lequel Boadicée expose les raisons qui l’incitent à dépasser sa condition de femme pour prendre le commandement des troupes qui s’apprêtent à affronter les légionnaires romains. Là où Belleforest mettait en exergue la redoutable efficacité de « l’eloquence de ceste excellente princesse »[17], Feutry préfère les parties du texte qui concernent l’action et les batailles. Rappelons d’ailleurs à ce sujet que l’attention portée par Belleforest au fil de ses volumes d’Histoires tragiques à la construction de harangues qui illustrent toutes les techniques de l’art oratoire avait permis à un auteur anonyme de publier en 1581 un Thresor des histoires tragiques où étaient repris les « discours, complaintes, remonstrances, exhortations » des personnages de Belleforest « pour le soulagement de ceux qui desirent s’exercer à parler proprement et elegamment François »[18]. Or la dimension qui consistait, chez le Commingeois, à associer l’histoire tragique au rayonnement de la langue et de la culture française en rappelant à ses lecteurs que la renommée de ses récits « court presque par toute l’Europe »[19] est entièrement absente chez Feutry.
On remarque aussi au fil des récits réécrits par Feutry une disparition quasi-systématique des discours qui avaient pour fonction, chez Belleforest, de renforcer la théâtralité de l’histoire tragique. On lisait ainsi dans l’histoire consacrée à la tyrannie de Durst une longue série de questions oratoires développées par un vieux conseiller du monarque, suivie de la réponse tout aussi détaillée du tyran. Si le conseiller met en lumière tout ce qui risque de mener les sujets du roi écossais à la révolte, ce dernier éconduit violemment le vieillard, menace de le tailler en pièces, et lui rappelle qu’il vient lui-même d’expliquer que « les roys sont les images des dieux »[20]. Or ce passage, qui évoque le style de la tragédie humaniste renaissante, est considérablement écourté par Feutry, qui se contente de remarquer que « Durst qui avoit frémi de colère à ce discours, se fit violence pour point n’en punir l’auteur de sa propre main »[21]. Là où Belleforest favorisait le dialogue théâtral, Feutry préfère la description. On notera d’ailleurs que les nombreuses allusions faites par le Commingeois à la tragédie et au tragique au fil de ses récits sont beaucoup moins fréquentes dans le Choix d’histoires de Feutry.
La recherche de la concentration s’exprime aussi par le laconisme de Feutry lorsqu’il s’agit de dépeindre les sentiments éprouvés par les personnages des histoires tragiques. De son côté, Belleforest accumulait souvent les détails qui permettent de révéler la profondeur des passions dévastatrices qui emportent ses personnages. Dans le Septiesme tome, il décrivait les profonds effets de l’innamorento ressentis par Don Juan Tacon au moment où celui-ci s’apprête à révéler ses sentiments à Dona Maria : « En fin, comme sorty de pasmoison, ou esveillé de quelque profond sommeil, il jecta un haut et langoureux souspir (comme la nation Espaignole, simbolise en ses fainctes langoureuses avec l’Italienne) et d’un visage blemissant, et voix tremblante il luy parla en ceste maniere [...] »[22]. De son côté, Feutry écrit de manière plus laconique : « Dom Juan étant un peu remis de son émotion, lui dit à demi-voix : Je puis donc enfin vous ouvrir tout mon cœur »[23].
Comme les poètes humanistes de son temps, Belleforest affectionne les comparaisons mythologiques qui lui permettent de préciser l’état psychologique de ses personnages ou de dépeindre leur tragique destinée. Devant celle qu’il aime, Dom Juan Tacon est « comme un Tantale pres des viandes, et plongé en la fontaine d’une presence, l’abord, de laquelle lui estoit deffendu »[24] ; lorsque les éléments se déchaînent contre l’embarcation du même personnage, Belleforest se lamente : « on eut dit proprement que Neptune avoit guerre contre l’amour »[25]. Feutry, qui pense visiblement que ce type d’image ne correspond plus au goût de ses lecteurs, préfère écrire que Dom Juan se trouve « dans un état plus facile à sentir qu’à peindre »[26], ou qu’un « ouragan qui survient en pleine mer, oblige le Pilote de rentrer dans le port »[27]. L’écrivain du XVIIIe siècle supprime ainsi les teintes lyrique et poétiques de l’histoire tragique façon Belleforest ; il a d’ailleurs systématiquement omis, dans des histoires comme celles qui concernent la mésaventure de la demoiselle dans l’île, ou les « Plaisantes et loyales amours de Camille et Emilie Aretins », les vers qui venaient souvent agrémenter les récits du Commingeois.
Très souvent, Feutry choisit aussi de ne pas retenir les fréquentes interventions diégétiques qui abondaient sous la plume de Belleforest. Dans l’histoire consacré à la Tyrannie de Durst, ce dernier précisait ainsi, au moment où le tyran fait assassiner les seigneurs qui se sont ligués contre lui lors d’un banquet prétendument organisé pour sceller la paix avec ses adversaires :
Voicy encore une faute bien lourde de Durst, car s’il eut attrappé tous les chefs, c’est sans faute, que la guerre estoit finie, et luy hors de tout soupçon, et crainte : mais les principaux ne s’estant presentez que par procureur, ce Roy eut mieux fait de dissimuler, ou du tout oublier sont maltalent, que de recommencer une fusée laquelle il ne peut onc devider, que en y laissant la vie : et entendez comment [...][28].
Ce commentaire qui relève du réalisme politique, et qui permet aussi à Belleforest de préparer le lecteur au dénouement de l’histoire, n’est ni retenu, ni résumé par Feutry qui, en cherchant à ménager un plus grand suspense, passe sous silence le type de leçon politique et l’orientation providentielle qui constituent pourtant deux caractéristiques saillantes de l’histoire tragique telle que la concevait son modèle.
Feutry supprime d’ailleurs plus généralement toutes les formes de digression qui caractérisent l’histoire tragique façon Belleforest. Lorsqu’il traite un sujet politique comme celui des tyrans qui ont dissimulé pour mieux parvenir à leurs fins, le Commingeois donne une longue liste d’exemples historiques appropriés ; s’il est question d’ivrognerie, il accumule les noms de souverains romains connus pour leur intempérance. Feutry se garde bien d’offrir à ses lecteurs ce type d’inventaire si caractéristique de l’humanisme renaissant, de même qu’il passe systématiquement sur les détails géographiques qui figurent souvent dans les premiers paragraphes des récits de Belleforest. Pour planter le décor de l’histoire des « Plaisantes et loyalles amours de Camille et d’Emilie Aretins », Belleforest recourt à son expérience de cosmographe pour offrir une longue description de la ville d’Arezzo, dont il retrace l’histoire et dresse la liste des citoyens les plus célèbres. Si le texte latin de Francesco Florio qui est son modèle citait déjà Pétrarque, Boccace et Leonardo Bruni, Belleforest remonte à l’Antiquité, mentionne Mécène, puis passe à une période plus récente pour présenter à ses lecteurs la figure de Pietro Aretino[29]. Tous ces éléments, qui amplifient considérablement le récit et donnent à l’histoire tragique la forme très spécifique d’un genre mixte où viennent se rejoindre descriptions, narrations, inventaires, discours oratoires, réflexions politiques et ornements littéraires, ne retiennent pas l’attention de Feutry, qui entend offrir à ses lecteurs des récits simples, qu’il oppose d’ailleurs très clairement aux longs et mauvais romans qu’affectionnent selon lui les écrivains et les lecteurs de son temps.
Belleforest et Feutry partagent pourtant, à deux époques différentes, le point de vue du moraliste, ce « spectateur de la vie » qui démasque et décrypte, et qui se targue toujours de voir mieux et plus loin, comme l’explique Louis Van Delft[30]. A l’instar de l’auteur des histoires tragiques, qui rappelle constamment qu’il célèbre la vertu et abhorre le vice, Feutry s’attaque aux écrivains qui donnent « dans la satyre, dans l’obscénité, ou dans le matérialisme »[31]. La parénèse prend cependant des formes différentes chez les deux écrivains. A la fin de l’histoire de Boadicée, Belleforest prononce son jugement sur le suicide de la reine des Icéens, dans lequel il voit une expression de son orgueil (« ceste fin par trop genereuse »), en même temps qu’une marque de faiblesse, excusable « en une femme simple, foible, et defiante, et sortie du milieu de ceux qui portoyent le tiltre de Barbares »[32]. De son côté, Feutry préfère s’attaquer à l’inhumanité des Romains, en affirmant que « la cruauté ternit toujours la gloire du vainqueur, mais elle fait horreur contre un sexe pour lequel nous ne sçaurions avoir trop d’égards »[33]. L’auteur du Choix d’histoires actualise également les remarques offertes par Belleforest au sujet de la superstition dans le même récit, en précisant à la manière des auteurs de l’Encyclopédie : « Devons-nous nous étonner que des Payens se soient laissés aller à la superstition, puisque, malgré les lumières de notre siècle, elle n’est pas encore entièrement abolie parmi nous ? »[34].
Chez Belleforest, la parénèse revêt souvent la forme d’une réflexion politique approfondie, qui apparaît de plus en plus nettement dans les récits qui sont écrits, comme l’a rappelé Witold Pietrzak, dans la période où le Commingeois s’éloigne de Bandello pour exploiter des sources historiographiques diverses[35]. L’histoire tragique, qui relève de l’historia comprise comme magistrae vitae s’adresse souvent, chez Belleforest, à des courtisans, à des nobles et des capitaines : la dédicace du Cinquiesme tome de 1572 est adressée à Guillaume des Lombards, homme d’armes de la compagnie du duc de Montpensier, celle du Septiesme tome à Jean-Louis de Nogarets. Or le type de réflexion politique souvent très nuancée qui était caractéristique des histoires tragiques de Belleforest joue un rôle beaucoup plus anecdotique dans les adaptations de Feutry. Comme il l’avait déjà fait dans le Cinquiesme tome autour de l’histoire d’Amleth[36], Belleforest s’interroge longuement, dans l’histoire qu’il consacre au souverain écossais Durst dans son Septiesme tome, sur la question du tyrannicide, essentielle à l’époque où des auteurs comme François Hotman défendent des thèses monarchomaques. Dans l’argument qui précède son récit, le moraliste rappelle d’abord à ses lecteurs que la bible pose, à travers l’épisode du péché originel, la question de l’obéissance et de la transgression. Nourrie de lectures du Policraticus de Jean de Salisbury et des Discorsi de Machiavel[37], l’analyse proposée repose aussi sur une image souvent reprise par Belleforest : l’état est un corps dont il faut « couper les membres pourris » (entendre : les mauvais conseillers et autres ministres corrompus[38]). Le tyran, quant à lui, est coupable de « rendre monstrueux le corps de son royaume »[39] en créant une discorde entre les différents éléments qui le composent. Plus loin dans l’histoire de Durst, le Commingeois, qui entend réfléchir aux différentes formes de despotisme qui peuvent naître au moment où sont menacés les principes de la monarchie, s’en remet au lecteur, qu’il appelle à méditer sur deux formes de tyrannies, celle d’un monarque légitime devenu indigne de son état d’un côté, et de l’autre, celle d’un usurpateur qui a profané la « majesté et saincteté d’une royalle couronne »[40]. D’autres questions politiques essentielles, comme celle la régence féminine, ou du choix machiavélien entre clémence et cruauté qui s’impose parfois au prince, sont traitées en profondeur dans les récits que Belleforest consacre à Wenceslas et Boleslas[41], et au Roy Philippe d’Espagne[42], également repris par Feutry dans son Choix d’histoires. Or dans tous les cas, ce dernier réduit les raisonnements souvent très complexes de Belleforest à de simples maximes : « les peuples ont leurs droits ainsi que les Souverains : l’on peut donc sans scrupule se soustraire à la tyrannie »[43] ; « L’envie est sans contredit un des plus grands ennemis du genre humain »[44] ; « Quand l’on a une fois franchi les limites de la vertu, l’on retourne rarement sur ses pas »[45] ; « La haine qui naît de la différence des opinions sur les religions, est toujours implacable »[46] ; « Le premier devoir d’un prince est de s’instruire de ce qui constitue son devoir »[47].
Si le style et la manière de Belleforest subissent d’importantes transformations dans le Choix d’histoires du XVIIIe siècle, les métamorphoses les plus spectaculaires opérées par Feutry concernent la matière même des histoires tragiques. Les exemples des récits numéro quatre du Cinquiesme tome de 1572 et numéro douze du Septiesme tome de 1582 sont particulièrement révélateurs à cet égard. Dans le premier cas, Belleforest relatait la mésaventure bien connue de la demoiselle dans l’île, déjà traitée par Marguerite de Navarre dans la soixante-septième nouvelle de l’Heptaméron. L’histoire est celle d’une jeune femme abandonnée sur une île déserte lors d’un voyage vers le Canada. Embarquée sur le vaisseau de son frère, la damoiselle tombe amoureuse d’un des gentilshommes du bord, qu’elle épouse en secret. Tombée enceinte, elle ne peut cacher la vérité à son frère qui, dépité, l’abandonne avec son mari sur une île déserte en leur laissant pour survivre une paillasse, quelques provisions et des munitions. Sur l’île, la demoiselle donne naissance à un fils qui meurt de faim au bout de quelques semaines. Son mari subit le même sort, et la malheureuse passe une année dans ce « desert espouvantable » avant d’être secourue[48]. Chez Feutry, le récit s’intitule « aventure d’Elise ». Comme dans l’histoire de Belleforest, les époux infortunés sont victimes de la vengeance du frère de la jeune femme, le Comte de Monval, capitaine cruel, « d’un caractère inflexible, rigide sur le devoir et sur l’honneur »[49]. Mais sous la plume de l’auteur du Choix d’histoires, la deuxième partie du récit revêt une forme très différente de celle qu’avait imaginée Belleforest. Le « lieu dangereux et malsain »[50] de l’histoire tragique se transforme en île à la « situation agréable et commode »[51], véritable paradis terrestre au climat tempéré et aux forêts giboyeuses. Bien que Menneville, le mari d’Elise, s’affaiblisse progressivement et expire dans les bras de sa bien-aimée, celle-ci donne naissance à une petite fille baptisée Laïda. Feutry relate alors tous les détails de l’éducation dispensée par Elise à la jeune enfant. Loin des « systèmes, des cultes et des préjugés »[52], l’état de nature est propice aux instructions qui « lui apprenoient que le bonheur etoit plus facile à trouver dans la retraite, que parmi les hommes »[53]. Feutry profite d’ailleurs de la description de cette apprentissage idéal pour condamner les romans où sont dépeints des désordres qui risquent de porter « le feu dans les veines » de la jeune Laïda[54].
Après plusieurs années, Elise et Laïda sont secourues par un navire marchand qui les ramène en France. De retour à la civilisation, la jeune femme n’oubliera jamais les préceptes enseignés par sa mère. Mariée, elle se retire avec son époux et sa mère dans une terre « où elles conserverent jusqu’à la fin de leurs jours cet air sauvage, pour ainsi dire, que leur exil et leur philosophie avoient naturellement dû leur donner »[55]. Avec cet éloge de la nature et de la sensibilité, Feutry s’éloigne considérablement de Belleforest, qui proposait à ses lecteurs une histoire conforme aux exigences de la tragédie : le conflit aristotélicien entre Philoï et le type de « bannissement » que Jean de la Taille mettait au rang des « vrais sujets »[56] de la tragédie constituaient les principaux éléments du « discours tragic »[57] du Commingeois. Traducteur et continuateur du Robinson Crusoé de Defoe, Feutry entend de son côté répondre au goût de ses lecteurs pour les romans d’aventures d’exotiques ; l’aventure d’Elise, robinsonnade sentimentaliste, est aussi une réponse à tous les auteurs auxquels il reproche de « donner dans la satyre, dans l’obscénité, dans le matérialisme »[58].
Les transformations opérées par Feutry sur le douzième récit du Septiesme tome des Histoires tragiques sont tout aussi révélatrices des intentions de l’auteur du Choix d’histoires. Chez Belleforest, ce récit fort sombre se terminait par la mort d’une femme mariée injustement calomniée, suivie du suicide du calomniateur, et des regrets éternels d’un mari aveuglé par la jalousie. Feutry crée quant à lui un qui pro quo des plus romanesques pour occulter les détails les plus funestes de l’histoire de Belleforest et composer une fin nettement plus optimiste. Car dans le Choix d’histoires, l’amant supposé de la jeune femme mariée s’avère être une femme, que les circonstances ont conduites à se travestir pour dissimuler son identité et suivre l’homme qu’elle aime. L’épouse calomniée sera donc épargnée, le couple réconcilié, tandis que le méprisable calomniateur deviendra « la fable du public et l’horreur des honnêtes gens »[59].
Feutry fait également subir des métamorphoses révélatrices à l’un des récits qui conduisaient Antoine-René de Voyer d’Argenson à s’indigner devant les « horreurs » dépeintes par Belleforest. L’histoire, qui apparaît dans le Septiesme tome du Commingeois, reprend un thème bien connu : un mari trompé fait exécuter l’amant de sa femme, et lui présente lors d’un repas la tête « embaumée et mise en un estuy » de la victime[60]. Après avoir refusé de reconnaître ses torts, l’épouse infidèle est enfermée dans un sinistre donjon. La nouvelle de Belleforest rappelle la trente-deuxième histoire de l’Heptaméron, ainsi qu’un récit de Bandello que Boaistuau avait repris dans ses Histoires tragiques de 1559[61]. Mais Belleforest avait su traiter avec originalité un thème que d’autres avaient exploité avant lui, en transformant son histoire tragique en récit à clef, et en lui donnant toutes les caractéristiques d’une chronique judiciaire, qui mettait en contraste les effets de la justice privée et de la justice royale. Le Commingeois accordait aussi une certaine complexité aux personnages mis en scène : dans sa version du récit, le mari est prêt, dans un premier temps, à pardonner ses infidélités à son épouse ; cette dernière, si elle est sévèrement condamnée par le moraliste à la fin de l’histoire, est un personnage tragique au sens aristotélicien : ni tout à fait bonne, ni tout à fait méchante, sa faute est celle d’une femme qui finit par céder aux avances de l’un des nombreux prétendants qui profitent des absences répétées de son mari. Feutry offre de son côté un récit dépourvu de toute nuance : l’infidèle Henriette a déjà un amant au moment de son mariage avec le seigneur Dorval ; le feu des passions est allumé dans son cœur dès sa plus tendre jeunesse par une confidente que le compilateur du Choix d’histoires présente comme un monstre initiateur des vices les plus sombres : « les calomnies les plus atroces, l’inceste », écrit Feutry, « n’étoient plus qu’un jeu, le poison et l’incendie qu’une faible vengeance »[62]. Il se garde bien également de reprendre la fin particulièrement horrible du récit de Belleforest, qui décrivait avec force détails le suicide et la lente agonie de l’épouse infidèle.
Les lecteurs du XVIIIe siècle découvrent ainsi un Belleforest simplifié et assagi, depouillé des scènes effroyables qui scandalisaient Antoine d’Argenson de Paulmy et d’autres bibliophiles de son temps. Revues et corrigées à l’aune d’un sentimentalisme bienveillant, les histoires tragiques sont devenues, comme l’indique le titre de l’anthologie de Feutry, de simples histoires. L’invention et le style de Belleforest ne retiennent pas l’attention de son adaptateur, qui recherche surtout dans les histoire tragiques « un cours de morale en exemple, pour nous instruire en nous amusant »[63]. Passé au service des antiphilosophes[64], le très prolixe Belleforest nous est présenté par Feutry comme un auteur de « narrations courtes, variées ». Celles-ci sont dignes d’être lues, conclut l’auteur du XVIIIe siècle, car, écrit-il, elles « n’occupent et ne tendent point l’esprit comme la plupart de ces immenses romans qu’il faut nécessairement lire de suite, pour ne point perdre de vue la liaison des événements ; ou plutôt qu’il ne faut point lire du tout, du moins pour la plupart ; ils amollissent le cœur et gâtent l’esprit »[65].
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