Université de Montréal
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RÉSUMÉ
Au sein du second tome de la Cosmographie (1575), qui s’intéresse aux espaces extra-européens, savoirs géographiques et polémique religieuse s’entrecroisent. Belleforest réélabore ses sources, en particulier la Cosmographia de Münster, pour les placer au service de la défense d’un catholicisme intransigeant. Les territoires de l’hétérodoxie forment autant de mondes à l’envers, où le mal se donne à voir sous ses multiples visages. Décrit comme un péril surgi au cœur même de la chrétienté, la figure du protestant se surimprime de manière récurrente à celle de l’étranger idolâtre, l’hérésie du premier surpassant toujours celle du second. Au sujet de la religion des Turcs, Belleforest s’attache à la description des mœurs plutôt qu’à la théologie et aux conséquences politiques de la différence religieuse. Considérée comme une forme dégénérée du christianisme, l’hérésie turque permet de blâmer l’ensemble des manifestations de l’hétérodoxie et d’exhorter le pouvoir royal à veiller à la sauvegarde de l’orthodoxie.
MOTS-CLÉS – cosmographie, polémique, blâme, rhétorique, politique, islam, protestantisme, catholicisme
SUMMARY
In the second volume of the Cosmographie (1575), which focuses on extra-European spaces, geographic knowledges and religious polemic cross each other. Belleforest alters his sources, especially the Cosmographia of Münster, to defend an inflexible vision of Catholicism. The territories of heterodoxy form numerous upside-down worlds, where evil appears in multiple faces. Described as a threat to Christianity, the figure of the protestant is frequently superimposed on the stranger one’s and always presented as more heretic. About the Turkish religion, Belleforest takes an interest in customs description instead of theology and in political consequences of religious difference. Considered as a degenerated form of Christianism, the Turkish heresy enable to condemn all the manifestations of heterodoxy and to exhort the royal power to protect orthodoxy.
KEYWORDS — cosmography, polemic, blame, rhetoric, politics, islam, protestantism, catholicism
Publiée à Paris en 1575 chez Michel Sonnius, la Cosmographie universelle est au départ une adaptation et une amplification de la Cosmographia universalis de Sebastian Münster, publiée pour la première fois en allemand en 1544, puis en latin en 1550 et en français en 1552[1]. Le texte de Münster fournit la structure de cette vaste entreprise de compilation et constitue l’une de ses premières et principales sources. Catholique zélé prompt à vilipender la foi protestante, Belleforest s’appuie donc largement sur les travaux d’un humaniste converti à la Réforme après sa rencontre avec Luther, en 1505. Pour Frank Lestringant, la Cosmographie doit être envisagée comme le fruit d’une opération concertée de réductions des prétentions cosmographiques ainsi que de renforcement et d’infléchissement des ambitions religieuses de l’œuvre remaniée vers le catholicisme[2]. S’il refuse, par crainte du blasphème, de traiter du ciel et du monde selon un modèle mathématique[3], Belleforest hésite rarement à trancher en matière d’orthodoxie. Il dit vouloir proposer « des discours semblables à celuy d’un prescheur »[4], à destination non des plus instruits mais des plus modestes, qu’il s’agit de ramener ou de maintenir dans le giron de l’Église. De son propre chef ou peut-être à l’invitation du théologien Gilbert Génébrard, il se charge « de transformer un pur produit de la Réforme germanique en l’instrument adéquat de la propagande catholique »[5]. L’analyse de cette réélaboration orientée par des convictions politico-religieuses a déjà été en partie conduite au sein du premier tome de la Cosmographie, consacré à l’Europe et en particulier à la France[6]. Elle reste à approfondir dans le second tome, qui offre la description des territoires extra-européens et fourmille de jugements critiques sur des pratiques qui, plus ou moins lointaines, sont toutes évaluées à l’aune du dogme chrétien.
On tâchera de comprendre selon quelles modalités le savoir géographique est mis au service de la controverse religieuse. On cherchera d’abord, à partir des passages où les mœurs de l’autre sont blâmées parce que jugées idolâtres ou hérétiques, à repérer les constantes d’un discours sur l’hétérodoxie, où se déploient conjointement une posture d’autorité et une vision du monde. Puis, on s’intéressera au cas particulier de l’islam, dont le traitement est emblématique de la réduction du religieux au politique, ainsi que des enjeux polémiques et militants de la Cosmographie universelle.
L’expression territoires de l’hétérodoxie articule un singulier et un pluriel, à la manière de la pensée de Belleforest. Le pluriel signale la diversité des espaces envisagés, c’est-à-dire la diversité des populations et de leurs pratiques religieuses. Ces dernières, rattachées à des régimes politiques et législatifs spécifiques, permettent de caractériser les mœurs des habitants du globe et de les distinguer. Le singulier de l’hétérodoxie signale, quant à lui, que derrière cette diversité se déploie une seule et même erreur, qui est le rejet ou l’ignorance de l’orthodoxie chrétienne.
Dans l’épître liminaire de sa Cosmographia, Münster a déjà proposé une lecture unifiée des espaces extra-européens comme lieux du déploiement de l’hétérodoxie. Après avoir mis en valeur les qualités de son ouvrage, l’humaniste s’attache à brosser à grands traits l’histoire religieuse de l’humanité. Il commence par décrire l’« estat des premiers hommes »[7] : l’âge d’or est rapidement dégradé par l’action de Satan, qui favorise l’adoration païenne des faux dieux. Vient ensuite le sacrifice du Christ, qui envoie ses disciples aux quatre coins du monde pour diffuser la Révélation après sa mort. Satan fait toutefois retour dans le « cœur des hommes »[8] et vient corrompre cette vérité révélée. L’idolâtrie, qui prend notamment la forme de la foi musulmane, se diffuse alors amplement autour du globe, comme le souligne l’énumération des différents territoires asiatiques, africains et européens qu’elle affecte[9]. Münster insiste surtout sur la « difference » qui s’instaure entre les pratiques, y compris au sein même de la chrétienté. La « diversité de meurs »[10] est la marque et le résultat du travail du diable dans l’histoire, et une source, si ce n’est la première, des conflits entre les hommes.
Dans sa propre épître liminaire, Belleforest présente et défend son travail de compilation sans faire allusion aux questions religieuses, qui constituent pourtant l’un des fils conducteurs de l’ouvrage. On le comprend nettement au détour du chapitre sur l’Arabie Pétrée, terre de conquête turque mais également terre sacrée pour les chrétiens. Belleforest offre à son lecteur une rapide évocation des miracles du Mont Sinaï, dont il estime qu’elle pourrait être considérée par de mauvais lecteurs comme une digression, voire comme un mélange inapproprié de théologie et de géographie. Il conclut :
Mais passons outre, afin que les Academiques de nostre temps ne se moquent de nos discours, et ne nous accusent de mesler la theologie parmy la Geographie, car (selon leur advis) les choses sacr[é]es des Chrestiens sont indignes que d’elles on parle, et les folies des idolatres sont là où ils trouvent bon de faire des discours[11].
Pour Belleforest, il n’est ni possible ni souhaitable de séparer nettement discours géographiques et considérations religieuses, tant les territoires se définissent par l’appartenance confessionnelle de leurs habitants. Celui qui prétend faire de la géographie doit s’autoriser à exhiber les vérités de la foi chrétienne, plus encore à souligner et à dénoncer les multiples « folies » des sociétés humaines, c’est-à-dire les manifestations de l’hétérodoxie.
Outre le modèle fourni par Münster, la Cosmographie se place dans le prolongement de l’adaptation de l’Omnium gentium mores de Johann Boemus, publiée sous le titre d’Histoire universelle du monde en 1570. Dans la « Preface au lecteur » de L’Histoire universelle, Belleforest explique qu’il entend présenter, à travers cet ouvrage, la « diversité des mœurs des hommes en chacune nation »[12]. Comme l’a bien montré Jean Céard, tandis que Boemus explique cette diversité par une théorie des climats, Belleforest fait plutôt de la liberté humaine un facteur déterminant : « au lieu de se contenter de la diversité à laquelle la nature, conformément à la volonté de Dieu, les incline, les hommes la multiplient jusqu’au désordre »[13]. À une diversité de la Création voulue par Dieu et entretenue par la nature, s’oppose une diversité causée par l’homme et qui est la conséquence de sa nature pécheresse. La vérité est une, de même que la Révélation : la multiplicité des cultes est le signe d’une corruption de celles-ci, ou de leur diffusion encore imparfaite dans certains territoires. Le terme « dissimilitude », qui désigne la pluralité des pratiques religieuses, est porteur d’une connotation négative dont est dénuée la notion de « variété »[14] : il désigne la dégradation d’une unité qui était signe de la conformité à la vérité révélée. Dans la Cosmographie comme dans L’Histoire universelle, la multitude des pratiques religieuses, déviance par rapport à la vérité du fait même de leur pluralité, est donc la forme qu’adopte le mal dans le temps et dans l’espace.
Le second volume de la Cosmographie respecte l’organisation de l’ouvrage de Münster : la description du globe va de la Grèce à l’Afrique, en passant par le Proche-Orient et l’Asie d’ouest en est ; s’ajoute, par rapport à la Cosmographia, la présentation du « Nouveau Monde ». Belleforest développe une « rhétorique de l’altérité »[15] tributaire des conceptions qui le précèdent, des références qu’il manie et qu’il revendique parfois explicitement, mais aussi de tous les hypotextes que ses sources ont elles-mêmes agrégés plus ou moins volontairement. Toute « rhétorique de l’altérité » repose sur un ensemble de comparaisons qui rendent possible l’opération de traduction que constitue le discours sur l’autre[16]. L’établissement de ces comparaisons comporte une dimension idéologique et axiologique : elles impliquent des hiérarchies élaborées tant en fonction des croyances religieuses que des convictions politiques. Dans son analyse du fait religieux, Belleforest fait du référent européen et chrétien l’élément dont la valeur est supérieure à celle de tous les autres. Cette perspective s’inscrit dans la continuité de celle de Münster, par-delà la distinction confessionnelle entre catholiques et protestants. Elle est par ailleurs conforme à celle des hommes de son époque, y compris de ceux les plus enclins à accorder à l’autre intelligence et dignité[17]. La foi chrétienne est considérée par Belleforest comme l’unique manifestation de la vérité ; les autres pratiques religieuses apparaissent comme des degrés d’hétérodoxie qui peuvent être jugés avec plus ou moins de sévérité. Se dessinent deux figures majeures de l’hérétique : celle du musulman – turc et arabe – et celle de l’« idololatre »[18]. Le cosmographe tient un discours particulièrement intransigeant au sujet du monde musulman, qui représenterait le summum de l’hérésie. Les territoires du Proche-Orient et d’une partie de l’Asie sont, quant à eux, évalués à l’aune de leur degré de « contamination » par l’islam, dont la diffusion est assimilée à une contagion[19]. Au sujet, enfin, des autres territoires d’Afrique, d’Asie et du « Nouveau Monde », Belleforest considère qu’ils abritent des formes plus ou moins graves d’adoration d’entités naturelles ou surnaturelles. S’il paraît s’accorder avec Cicéron pour dire qu’il n’y a pas de nation sans « quelque opinion de divinité »[20], il prive parfois tout à fait les populations africaines ou indiennes de religion[21].
À la fin de l’ouvrage, Belleforest offre une vision synoptique du globe, conforme au « regard éloigné »[22] propre à la cosmographie, et présente les deux extrémités du monde – les Indes orientales et les Indes occidentales – comme deux territoires soumis à l’idolâtrie : « est un grand cas que les deux extremitez du monde de l’Orient, et Occident soyent ainsi sujettes à Satan, que de l’y voir adoré, et que visiblement il se represente à ses adorateurs, et leur face des responces, ainsi que jadis és oracles de la Grece »[23]. Cette vision européocentrée et manichéenne fait régner l’hétérodoxie aux deux extrémités du monde et place l’orthodoxie en son cœur, dans une position à la fois privilégiée – parce que centrale – et fragile – parce que prise en étau entre des espaces soumis au mal. La perspective hiérarchique emprunte, dans le cadre de la représentation géographique, la forme d’un modèle thermique : au centre du monde, se trouve la chrétienté, c’est-à-dire la vérité, dont le rayonnement semble perdre en vigueur dans l’espace, comme il a perdu en vigueur dans le temps du fait de la diversification des pratiques. La superposition des époques et des territoires renforce encore le poids de la menace : l’idolâtrie actuelle des peuples lointains rejoue le paganisme antique pour Belleforest, qui souligne ainsi la continuité du mal dans le temps et l’espace[24]. La représentation du monde apparaît bel et bien indissociable d’une dénonciation des diverses manifestations de l’hétérodoxie et d’une défense résolue de l’orthodoxie chrétienne. Dès l’épître liminaire du premier tome de la Cosmographie, le cosmographe a insisté sur l’idée d’une croissance ininterrompue de l’Église, plus soutenue face l’adversité qu’en des temps d’hégémonie : « la vraye Eglise est celle qui de tout temps, et d’aage en aage a fructifié, et senty son accroissement plus és persecutions, que lors que elle a vescu en repos, sans secousse, soit des tyrans, soit des heretiques »[25].
La Cosmographia de Münster, ainsi que Jean-Marc Besse l’a bien montré, repose sur une imbrication des deux topiques que sont la géographie et la rhétorique, celle-ci empruntant la forme du blâme et de l’éloge. L’ouvrage apparaît comme « l’espace produit par cette rencontre du souci descriptif de la géographie et de l’instrument d’analyse fourni par la rhétorique »[26]. De la Cosmographia à la Cosmographie, et pour ce qui concerne les questions religieuses, un renforcement du blâme est perceptible dans de multiples chapitres, comme dans celui consacré aux « Mœurs, lois, et façons de vivre des Persans »[27]. Si on le compare au chapitre « Persia » de la Cosmographia, le texte a connu une forte expansion sous la plume de Belleforest, d’une à quatre pages. Dans la Cosmographia, Münster commence par évoquer la fertilité et la richesse de la région. Au sujet des coutumes et des pratiques des Persans, il offre une succession de constats d’une remarquable neutralité : « Ilz adoroient fort devotement l’eaue. Ilz creent leurs roix d’une famille, celuy qui n’estoit obeissant au roy avoit la teste trenchée et les bras, et estoit là jetté sans sepulture : un chacun avoit plusieurs femmes, et pour avoir grande lignée, ilz nourrissoient force concubines »[28]. Ni l’idolâtrie, ni la violence du châtiment, ni l’absence de tombe, ni la polygamie ne provoquent la moindre désapprobation. Münster évoque ensuite deux traditions historiques concurrentes au sujet du traitement des morts sans condamner aucune des pratiques évoquées, dont l’une consiste pourtant à abandonner les corps aux bêtes sauvages[29]. Il mentionne enfin la domination romaine puis arabe de la Perse, sans faire allusion aux conversions.
Sous la plume de Belleforest, la tonalité épidictique est d’emblée beaucoup plus marquée. Le chapitre de la Cosmographie commence par un éloge soutenu des anciens Persans, dont les qualités sont énumérées – « generosité, vaillance, gaillardise, bonté, courtoisie et vertu » – puis comparées à celles de « la nation gauloise »[30]. Le blâme surgit sans transition : sous l’influence néfaste de Zoroastre, les Persans apprennent conjointement la magie, qui n’est pas estimée condamnable en soi, et l’idolâtrie qui est en revanche décrite comme « mauvaise et detestable en quelque façon qu’on la considere »[31]. Belleforest donne encore de nombreux détails sur les croyances et les rituels persans. Il formule un double commentaire critique au sujet de la vénération du feu et de l’eau : « Voila un dieu estrange que l’eau, est plus recevable (si les choses visibles pouvoyent recevoir le tiltre de divinité) que le feu, elle estant cause de la generation, là où l’aultre est du tout sterile, et causant infecondité »[32]. L’évaluation interne de la croyance dévalue le culte de l’eau, jugée moins puissante que le feu. Elle est relayée par une évaluation externe, à l’aune des valeurs chrétiennes, qui, placée entre parenthèses, discrédite définitivement la croyance persane. Après la description des rituels proprement dits, Belleforest envisage les « symptômes » moraux du dévoiement religieux. Il insiste sur le scandale de la polygamie et de l’ignorance du tabou de l’inceste – « sans nul respect de sang, ou parenté, ils se mesloyent les uns parmy les autres »[33]. À la fin du chapitre, comme Münster, Belleforest mentionne l’influence chrétienne sur la Perse sous le règne de Constantin, annulée à ses yeux par l’influence de Mani, fondateur du manichéisme, qualifié de « belistre » et d’« apostat » « rusé et cauteleux », puis par celle de l’islam[34]. Si Münster paraît donc capable d’une certaine neutralité, Belleforest ne peut s’empêcher de proposer à son lecteur une évaluation religieuse et morale des populations qu’il présente. Celle-ci peut être nuancée et comporter une part d’éloge, mais ne manque jamais de condamner des pratiques et des croyances jugées à la fois fausses et indignes.
Au sein du discours dépréciant les croyances et les cultes des populations du globe, surgit parfois la polémique religieuse qui agite l’Europe des années 1560-1570 et à laquelle Belleforest a activement pris part[35]. Le dénigrement de la foi protestante est morcelé au sein de la Cosmographie : il se fait au fil des chapitres et par de très brèves remarques, par opposition aux attaques qui se déploient dans les pamphlets. La figure du protestant se surimprime à celle de l’étranger de manière inattendue – rien ne prépare ces allusions – mais cohérente. La « rhétorique de l’altérité » repose en effet sur une double logique de rapprochement – l’autre est, par certains aspects, similaire à ce que je connais – et d’inversion – l’autre est, par d’autres aspects, l’envers de ce que je suis[36]. Pour Belleforest, l’inversion se joue déjà, au sein de l’Europe, sous la forme du protestantisme, qui est à ses yeux une perversion de la foi chrétienne. Si le monde inversé est aussi l’Europe, si le scandale de la distance irréductible éclate déjà au cœur de la chrétienté, alors le très lointain ne cesse de renvoyer au très proche, dans un jeu d’échos permanent. Ces éléments de polémique antiprotestante contribuent à distinguer nettement le catholique Belleforest du réformé Münster. Néanmoins, le cosmographe allemand a su, lui aussi, susciter un rapprochement a priori incongru entre foi exotique et foi catholique afin de discréditer cette dernière. La couronne du souverain de Calicuth, qui « adore le diable »[37], est ainsi comparée dans la Cosmographia à la tiare papale[38]. La comparaison est redoublée d’une illustration à la fois inquiétante et grotesque, qui représente le roi indien en être monstrueux, renforçant encore l’efficacité polémique du rapprochement. Si le procédé est rare chez Münster, les références à la foi réformée sont, en revanche, fréquentes chez Belleforest.
Dans le chapitre consacré à la région du Pont et de la Bithynie, le cosmographe raconte le déroulement du concile de Chalcédoine, en 451. La puissance médiatrice de sainte Euphémie est mise à profit pour trancher une querelle religieuse entre les « catholiques » et les tenants d’Eutychès, qui défendent l’idée que le Christ est exclusivement de nature divine. Les professions de foi des deux partis sont enterrées aux pieds de la vierge martyre ; le tombeau rouvert, on découvre que cette dernière tient le manifeste « catholique ». Aux yeux de Belleforest, « les Heretiques Eutichéens furent plus conscientieux et gens de bien, recevants un martyr pour juge, que ne sont les Calvinistes et Lutheriens, lesquels rejectent touts les docteurs anciens, qui ont escrit contre leur ecervellement et folie »[39]. Le cosmographe dénonce ainsi le rejet des saints par les protestants et leur refus de se soumettre à l’autorité de l’Église, distinguant les bons hérétiques eutichéens, repentis, des mauvais hérétiques protestants, qui persistent dans l’erreur. Plus loin, dans le chapitre consacré à la Phrygie et à la Lycie, Belleforest évoque la ville de Hiéropolis, célèbre pour ses évêques, et constate que partout dans le monde, s’est ressentie « la fureur et assaut des heretiques »[40]. L’hérétique en question, Montan, fondateur au IIe siècle du montanisme fait de deux femmes, Maximille et Priscille, ses prophétesses :
Ces deux malheureuses femmes furent par luy incitées à laisser leurs marys (ainsi que de nostre temps les Huguenots en ont usé et à l’endroit des mariées et des religieuses voüées à Dieu) et de sorte charmées par ce meschant apostat, qu’elles se pensoyent avoir le saint esprit et estre douées du don de profetie[41].
Les protestants sont cette fois accusés de débaucher les religieuses et les femmes mariées. Dans les deux chapitres, les épisodes tirés de l’histoire de régions lointaines permettent à la fois d’associer la Réforme aux hérésies passées et de suggérer que le triomphe des catholiques se produira dans les temps à venir, comme il s’est toujours accompli hier.
La Cosmographie offre également des comparaisons du protestantisme avec des pratiques religieuses contemporaines. Dans le chapitre sur l’Arabie « heureuse », la plus au sud de la péninsule, Belleforest mentionne la richesse de la région, liée à l’intensité du commerce, et évoque l’usage de l’encens dans les pratiques cultuelles. Élargissant le propos, il estime ensuite qu’il n’y a « gent, nation, ny peuple soubs le ciel de quelque religion que ce soit, qui n’use de fumigations et encensements en ses temples (j’excepte le Huguenot, qui est plus incivil et moins honorant Dieu que les autres) »[42]. Les protestants sont à nouveau assimilés aux hérétiques étrangers et dissociés d’eux comme les plus mécréants qui soient. Dans le chapitre consacré à l’Éthiopie, confondue avec le Royaume du Prêtre Jean, Belleforest évoque cette fois le mariage des prêtres :
Les Prestres s’y marient, mais les moynes non, afin d’avoir lignées, mais leur premiere femme estant morte ne leur est loisible de convoler aux nopces secondes, en cela plus louables et honnestes que les Huguenots, et Lutheriens, lesquels changent souvent de pasture, pour le rassasiement de leur lubricité, bien que les Eglises Occidentales (imitants l’institution primitive des Apostres) n’ayent onc receu le mariage […][43].
Les pasteurs protestants, n°n contents de se marier à la manière des prêtres éthiopiens, changeraient fréquemment de femmes : le thème de la débauche sexuelle, particulièrement efficace pour discréditer l’adversaire, permet de tisser un parallèle en défaveur de la Réforme. Dans un monde où l’hérésie règne en maître, les huguenots se signalent donc toujours par les pires comportements qui soient.
Dans les chapitres consacrés au « Nouveau monde », enfin, Belleforest mentionne la tentative d’implantation d’une colonie française au Brésil sous le nom de France Antarctique. Le commentaire au sujet du chef de l’expédition, Nicolas de Villegagnon, se fait particulièrement acerbe ; il est associé à « Sathan [qui] se joüe en l’Artique par le venin de l’heresie, duquel il a infesté la plus part des peuples de l’Europe »[44]. Dans le récit de cet épisode, Belleforest pense ensemble le destin du « Vieux Continent » et celui de l’Amérique, perçue comme une terre d’évangélisation où se rejouent les rivalités entre protestantisme et catholicisme. Plusieurs chapitres auparavant, le passé de l’Afrique représentait une perspective inquiétante pour l’avenir de l’Europe. Le continent africain, s’il est le lieu de naissance d’éminents pères de l’Église, est en effet devenu terre d’islam. Belleforest évoque en particulier la Mauritanie – l’Algérie actuelle – qui a vu naître Augustin et formule un sombre constat : « par mesme voye que les Africans nous nous esloignons de sa bergerie »[45]. Par opposition, le continent américain offre des perspectives optimistes. Belleforest considère que les conversions des autochtones au catholicisme permettent de relativiser la présence de l’hérésie en Europe :
[…] il n’y a plus region, ny coing du monde, où le saint siege apostolique de Rome ne soit recogneu comme chef universel de l’Eglise Chrestienne. Et si quelques cerveaux legers de l’Europe, se desvoyent de ce chemin, pour un cent de pervertis de par deça, il y en a dix mille de convertis és Indes tant orientales qu’occidentales[46].
Le risque de la diffusion et du renforcement de l’hérésie protestante en Europe est compensé par la possibilité de rétablir, par la diffusion de la foi catholique, un monde à l’endroit de part et d’autre du globe. La vision synoptique du globe réapparaît, mais la localisation de l’hétérodoxie et de l’orthodoxie est cette fois inversée. Belleforest suggère ainsi une réversibilité des grands équilibres structurant l’ordre du monde, mettant en mouvement une conception cosmographique de prime abord assez figée.
En matière d’hérésie, l’autre grande figure-repoussoir après le protestant reste bien sûr le mahométan. Double symbolique du huguenot dont il partage l’iconoclasme et la cruauté, le mahométan incarne l’hérésie extérieure qui vient menacer la civilisation chrétienne. Parmi les musulmans, le Turc se distingue par une proximité géographique qui confère à cette menace un caractère concret et immédiat. Les conflits récurrents de l’Europe chrétienne avec la Sublime Porte privent l’hérésie musulmane de l’irréalité du lointain et des charmes de l’exotisme au plaisir desquels la mention seule de l’Arabie aurait pu entraîner. La Realpolitik qui inspire les pages de Belleforest sur les Turcs se traduit d’ailleurs par une volonté de conduire l’enquête sur le plan des mœurs plus que sur celui de la controverse théologique proprement dite : il s’agit de révéler au grand jour les effets moraux et politiques bien tangibles de l’hérésie.
Les réflexions que Belleforest consacre à l’islam, comme civilisation et comme religion, se situent dans deux passages précis du second tome de la Cosmographie universelle : l’un qui s’intéresse à l’empire turc et l’autre à l’Arabie[47]. Dans ce second développement, Belleforest s’attache à l’examen de la constitution de la doctrine mahométane. Après avoir retracé la vie de Mahomet et exposé les origines et les principes de la religion mahométane, dans un second chapitre, plus original, le cosmographe procède à l’étude du texte de l’Alcoran lui-même[48].
Dans la partie sur les Turcs, deux chapitres traitent explicitement de l’islam : « De la religion et police des Turcs » (chap. VIII) et « Des prestres et moynes d’entre les Turcs : de leurs mariages, escholes, pelerinages, ceremonies, des obseques et funerailles des trespassez » (chap. IX). Le premier de ces chapitres ancre immédiatement le propos dans la polémique religieuse en s’ouvrant sur un procès en athéisme des Turcs qui ne reconnaissent pas la divinité de Jésus-Christ. La suite du chapitre dresse un tableau accablant des pratiques religieuses mahométanes. Les oraisons se signalent par leur sauvagerie : les fidèles répondent au muezzin « huants et urlants à l’envy » (col. 583) et les femmes lors de la prière se « tourmentent de telle sorte, et par leurs crys et par le continuel esbranlement de corps » qu’elles tombent évanouies (col. 584). Les fêtes dévoilent l’hypocrisie et la superstition des Turcs : leurs Pâques sont un moment d’ivrognerie et de licence effrénée, leurs fêtes ne sont pas dédiées à Dieu mais « consacrees à leurs Princes » (col. 587), les saints qu’ils célèbrent, comme « le patron des Amourettes », troisième en importance, reflètent leurs préoccupations mondaines (col. 588). La fin du chapitre vient parachever la condamnation du mahométisme en faisant de la cruauté, telle qu’elle se manifeste dans la pratique de la circoncision et dans la persécution des chrétiens, un trait inhérent à cette religion.
Le chapitre suivant sur les « prestres et moynes d’entre les Turcs » confirme la dimension polémique, si ce n’est pamphlétaire, de cette partie de la cosmographie. Les descriptions des différentes institutions sont autant d’occasions de glisser des remarques virulentes : établissant une typologie des prêtres, Belleforest en profite pour insister sur l’ignorance des religieux et la folie des dervis qui s’attachent un anneau à leur membre pour refroidir leur chair[49] ; le passage sur le mariage s’attarde sur la facilité du divorce, les sérails et son absence de valeur sacramentelle ; juste avant d’évoquer la pratique répandue de l’aumône chez les Turcs – passage obligé dans les ouvrages sur l’islam –, Belleforest rappelle qu’ils sont volontiers sodomites ; l’explication des lois testamentaires va de pair avec la dénonciation de la fourberie des mourants ; enfin la partie sur le deuil ne manque pas d’énumérer les « sotte[s] superstition[s] » (col. 602) qui accompagnent les obsèques.
Comme on peut le constater, dans ces deux chapitres sur la religion des Turcs, Belleforest ne s’intéresse nullement aux fondements de la foi, mais à la religion instituée, à ce qu’il appelle la « religion exterieure » (col. 604), moyen habile de présenter l’islam comme un phénomène avant tout social et politique, plus que religieux.
Il est intéressant de voir quels sont les auteurs que Belleforest compulse dans sa partie sur les Turcs. L’ensemble s’ordonne en sept chapitres dans lesquels Belleforest aborde la civilisation turque selon trois grandes approches : l’origine et l’histoire des Ottomans, la religion des Turcs, les grands offices de l’État. Si la cosmographie de Münster reste une source importante de la partie historique, Belleforest privilégie d’autres ouvrages dans les chapitres sur la religion[50]. On peut dénombrer quatre sources principales. D’abord, Bartholomaeo Georgieviz[51], ancien prisonnier des Turcs et auteur d’un De Turcarum moribus epitome (1555). L’ouvrage se présente comme un témoignage direct, souvent à charge, qui articule la description des mœurs turques à la déploration des chrétiens captifs et à l’exhortation à l’archiduc Maximilien d’Autriche de prendre la tête d’une nouvelle croisade contre les infidèles. La seconde source en importance est l’Historia universale dell’origine et imperio de turchi[52] qui sort des presses de Sansovino au moment où celui-ci donne à sa production éditoriale un tour dévot et tridentin qui l’éloigne de ses aspirations érasmiennes de jeunesse[53]. Enfin, l’on peut citer Des Coustumes et manieres de vivre des Turcs (1560) de Richer et De la Republique des Turcs (1560) de Postel. Ces deux derniers ouvrages, plus nuancés que ceux de Georgevitz et de Sansovino, sont moins mis à contribution. Quand Belleforest a le choix entre deux versions, il opte pour celle qui est au désavantage des Turcs. Ainsi, dans le passage consacré à « Bahiran », les Pâques musulmanes, Belleforest dispose de deux sources d’information : Sansovino qu’il suit depuis le début du chapitre et Postel, ce « grand abisme de sçavoir » qu’il cite immédiatement après ce passage (col. 586). Quand Postel explique que behiram est la grande fête du pardon et que les mahométans l’observent avec gravité[54], Sansovino la décrit comme un moment de débordement et d’ivrognerie dangereux pour les chrétiens qui s’aventureraient dans la rue[55]. Bien évidemment, Belleforest retient la seconde présentation.
Contrairement à tous ses devanciers, même les moins complaisants, Belleforest ne s’intéresse nullement à ce qui relève de la vie quotidienne des Turcs, au commerce, à l’agriculture et très peu à la topographie. Cette incomplétude se double de partialité puisque Belleforest observe un silence absolu sur les mœurs qui tournent à l’avantage des Turcs et qui sont pourtant soulignées par ses sources : leur hygiène (Postel), leur hospitalité (Richer) ou encore l’honnêteté des femmes (Münster et Postel). Vis-à-vis des Turcs, Belleforest ne se comporte ni en géographe ni en ethnologue mais bel et bien en polémiste. Dans ce cadre, la religion prend une importance particulière.
Dans la partie sur les origines de la civilisation ottomane, Belleforest justifie l’existence dans l’œcoumène des hérétiques turcs : ces « depopulateurs de tout le monde »[56] sont des châtiments divins. C’est pour nous punir de nos méfaits que Dieu nous a donné « pour voisins les plus cruels d’entre les hommes, comme aussi ils sont sortis d’un païs barbare, aspre, incivil, et sans honnesteté quelconque »[57]. Les Turcs apparaissent comme les nouveaux barbares qui menacent la civilisation. L’étymologie même l’atteste : « le mot Turc signifie agreste, rustique, et tel qui passe son aage à vivre comme un vagabond, et suyvant la façon de faire des Nomades »[58].
Ni Troyens ni Arabes, les Turcs étaient déjà connus sous Mahomet « comme solitaires, grossiers, brutaux et barbares »[59]. Ce n’est pas un hasard si ces « Turcs barbares » descendent des Scythes dont ils partagent les mœurs et le langage. Ils possèdent les mêmes caractéristiques que leurs ancêtres : ils sont paillards, cruels, infâmes, mangeant des viandes qui répugnent à tous les autres hommes comme la chair des chevaux, des loups ou des vautours[60]. Leur soif de conquêtes et de sang provient peut-être également de leurs origines puisque les Turcs étaient un peuple nomade : n’ayant ni chef certain ni terre assurée sur laquelle commander, ils « vaguoyent çà et là, pillants tout et ravageants plustost que combatants »[61]. Enfin, dernier attribut à valeur étiologique, les Turcs étaient jadis idolâtres, ce qui pourrait expliquer la facilité avec laquelle ils ont embrassé l’hérésie.
Le traitement dépréciatif se poursuit avec la peinture des mœurs contemporaines contenue dans les deux chapitres sur la religion. Les Turcs actuels ont hérité de leurs aînés les mêmes caractères de bestialité (l’appel à la prière est une « urlerie » à laquelle même les chiens participent[62]), de paillardise (ils sont fort adonnés à la sodomie) et d’ignorance. Leur barbarie se manifeste en effet dans le rapport volontairement limité qu’ils entretiennent au savoir : les Turcs dénoncent l’usage de l’imprimerie[63], leur poésie est mal sonnante, les clercs les plus éclairés n’apprennent les sciences que « grossement » et ignorent tout des « sciences propres à fonder un homme »[64]. Si les docteurs s’opposent à la diffusion du texte sacré par l’imprimé, c’est qu’elle serait préjudiciable à l’autorité des prêtres et révélerait « la sottise de la Loy Alcoranique »[65]. La critique, aux accents humanistes, de la religion turque se fonde chez Belleforest sur un anticléricalisme affirmé qu’il développe également au sujet des Indiens et des Japonais[66]. Ce sont les prêtres qui, incultes et jaloux de leurs prérogatives, entretiennent le peuple dans l’obscurantisme des superstitions. Les causes de l’hérésie ne sont pas tant dogmatiques que sociales.
Cette sociologie de l’hérésie permet à Belleforest de désacraliser le mahométisme. Le cosmographe ne s’intéresse aux coutumes que lorsqu’elles révèlent l’erreur et l’immoralité des hérétiques (on peut penser à la longue description de la circoncision[67]). Attirer l’attention sur les pratiques est un moyen commode de fragiliser les principes de la doctrine. Ainsi le carême observé par les Turcs (le ramadan) ne signale pas la tempérance des Turcs mais bien leur hypocrisie. Belleforest – reprenant un argument de la polémique antimusulmane que Postel avait pourtant déjà réfuté[68] – indique à ce propos que les mahométans « sont toute la nuit à banqueter jusqu’au point du jour » et que leur jeûne ne consiste qu’à « tourner la coustume de la nuit au jour, et à s’abstenir le jour, et toute le nuit faire bonne chere » (col. 585).
C’est sur ce fond d’immoralité et de barbarie généralisées que sont évoqués les principes doctrinaux de l’hérésie. L’hérésie mahométane est bien pire que celles des idolâtres car, contrairement à ces derniers, les « mahométistes » ont reçu la Révélation mais en ont perverti le message. C’est parce qu’ils errent sur le « si saint et beau chemin » ouvert par le Christ que Belleforest :
les confesse detestables, damnez et Atheistes, et leur Dieu imaginaire, et eux sans aucune esperance de salut ny asseurance de misericorde, s’ils ne viennent au giron de celle Eglise, où Jesu Christ est recogneu sauveur, la sainte Trinité adoree, les sacrements receuz pour remede, et laquelle est fondee sur la pierre vive, et fondement des Prophetes et des Apostres[69].
L’errance sur le chemin de la vérité n’est pas un signe de proximité avec l’orthodoxie (comme chez Postel), mais d’irrésolution coupable. Cet égarement fondateur du mahométisme trouve une traduction ultérieure avec la diversité des opinions sotériologiques des Turcs[70] : les uns pensent que seule la loi sauve, les autres seule la grâce de Dieu, les troisièmes croient que les mérites suffisent et les derniers avancent que chacun peut se sauver par la foi qu’il suit.
À la différence des hérésies idolâtres, le mahométisme, « vraye image de l’Antechrist » (col. 604), est fondamentalement lié au christianisme car né comme hérésie chrétienne. Belleforest reprend une idée partagée selon laquelle Mahomet aurait été aidé dans l’interprétation des Écritures par un moine apostat nommé Sergie. L’ignorance crasse de Mahomet lui aurait interdit de pénétrer les mystères chrétiens et, même s’il avait confessé Jésus-Christ comme prophète :
la grosse beste qu’il estoit, il ne peut onc comprendre, comme nous entendons ces choses du verbe divin, et de la sapience de Dieu le père […] ; mesurant ce bestial homme la divine generation suyvant la manière que les hommes sont engendrez, il dit que Dieu n’engendre et ne peut engendrer, comme estant privé de sexe[71].
L’islam apparaît alors comme une version rustre et matérialiste du christianisme.
À plusieurs reprises, l’islam est rapproché d’hérésies chrétiennes reconnues telles par les conciles : hérésie des novatiens (col. 1207), des cerdoniens (col. 1210), des gnostiques, des manichéens (col. 1219). Ce que nous offre l’islam, c’est une image en raccourci des hérésies chrétiennes, des diverses erreurs doctrinaires commises au fil du temps :
un ramas de toutes les heresies du temps passé, desquelles [Mahomet] s’estoit enyvré, il nie la Trinité avec Sabellique : avec son Sergie moyne Nestorien, il ne veut recevoir que Jesus-Christ soit Dieu et homme, et avec le pervers Manichée, il ne peut croire que Jesus-Christ soit mort pour le salut des hommes[72].
La controverse contre l’islam présente un avantage économique pour l’argumentation : en s’en prenant à cette hérésie suprême, on s’attaque dans le même temps à toutes les hérésies chrétiennes dont le mahométisme serait l’assemblage.
Enfin, l’hérésie mahométane apparaît comme une figuration du protestantisme, comme le laissent penser les remarques de Belleforest : les corps des morts sont portés sans prêtres à la manière de « noz Huguenots » (col. 602), l’iconoclasme des mahométans plaît aux « Lutheriens et Calvinistes » (col. 1222). Le long développement sur les mariages turcs doit être replacé dans cette perspective : rappeler l’absence de valeur sacramentelle de ces mariages, la possibilité de répudier des femmes pour adultère et la facilité du divorce est une manière de réaffirmer l’orthodoxie des décrets du Concile de Trente sur le mariage et, selon une logique du tiers exclu, de placer les huguenots qui contesteraient ces décrets dans le camp des barbares et des hérétiques.
Si Belleforest s’en prend si virulemment à l’hérésie musulmane, ce n’est pas tant pour des raisons dogmatiques que politiques : le mahométisme illustre in fine les désordres au sein du royaume que suscite nécessairement l’hérésie. Plutôt que de se situer sur le strict plan de la controverse théologique, Belleforest aborde le fait religieux comme une question avant tout politique : « la religion […] est fondement de toute puissance »[73]. Selon la lecture machiavéliste que Belleforest en fait, l’islam repose sur une instrumentalisation de la religion à des fins politiques. En effet, si Mahomet s’est déclaré prophète, c’est qu’il n’a pas réussi à devenir prince par les armes. C’est « l’espee au poing et les menaces à la bouche » à la manière d’un chef de guerre, fondant sa loi sur « l’effusion de sang », que le prophète cherche à soumettre les princes à sa loi théocratique[74].
Cette manipulation du religieux trouve une confirmation dans le domaine des mœurs avec l’hypocrisie des Turcs[75] et dans celui géopolitique avec leurs menées en Grèce, à Chypre, en Arménie, à Jérusalem et en Perse, qui constituent la preuve irréfutable de leurs tendances annexionnistes. La Cosmographie dépeint, selon un modèle de la contagion, un œcoumène infesté par les Turcs et plus largement par les mahométans. Discours militant indirectement adressé au roi, la Cosmographie apparaît, dans le sillage de l’opuscule de Georgevitz, comme une exhortation à prendre les armes. Peut-être s’agit-il pour Belleforest de rediriger vers l’extérieur les forces occupées par les conflits internes[76]. Peut-être aussi, après la bataille de Lépante à laquelle la France n’a pas pris part, s’agit-il de pousser la petite fille de l’Église à se racheter un blason de protector fidei auprès de la chrétienté.
La comparaison de la Cosmographie avec la Cosmographia de Münster permet de saisir l’entreprise d’amplification et de remaniement conduite par Belleforest. De la posture du commentateur, qui ajoute à ses sources des jugements personnels, à la posture de l’auteur, qui assume la diffusion de ses convictions politico-religieuses et affirme la maîtrise de sa matière, le passage est insensible. L’enquête cosmographique aboutit presque toujours à un examen, à une évaluation des pratiques et des croyances, à la formulation de commentaires vigoureux contre toutes les formes d’hétérodoxie, animés par la certitude de transmettre la vérité[77].
Le traitement de la figure de l’hérétique turc permet en particulier à Belleforest de consolider sa position de vigie de la foi chrétienne. Comparées aux versions dont le cosmographe dispose, les pages sur la religion et les mœurs turques ne laissent aucun doute sur la visée polémique et militante qui les anime. Privilégiant les sources les plus négatives et omettant sciemment les mœurs qui ne relèvent pas de la religion, Belleforest présente la civilisation turque comme une grande société de l’hérésie. Dans ces chapitres qui traitent de la religion mahométane, le cosmographe ne s’intéresse pas tant à la théologie de l’hérésie qu’à la politique du religieux, qu’au religieux comme fait politique. De là à dire que les problèmes religieux se règlent avant tout par des décisions politiques, il n’y a qu’un pas. Les hérésies protestantes aussi bien que mahométanes appellent l’intervention de la puissance publique.
L’ensemble de ces éléments polémiques sont au cœur d’une stratégie pleinement assumée de défense de la foi catholique, mais aussi de revendication d’autorité de la part de Belleforest. Les commentaires antiprotestants, s’ils sont brefs et souvent placés entre parenthèses, sont aussi parfois à la première personne et émaillent le texte de manière répétée, par-delà la distinction des espaces et des chapitres. Par ailleurs, ils n’appartiennent ni à l’ouvrage de Münster, ni aux sources que Belleforest revendique ; de même, la critique virulente de la religion des Turcs procède d’un net remaniement des textes sur lesquels le cosmographe s’appuie. La polémique permet de ce fait de recréer une continuité argumentative d’un chapitre à l’autre et d’adopter une hauteur de vue qui n’est pas celle de la description cosmographique, comme le remarquait déjà Frank Lestringant, mais celle du jugement religieux intransigeant.
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