Aix-Marseille Université – CIELAM
RÉSUMÉ
L’importance du thème oriental chez François de Belleforest est bien connue. On resserre ici le point de vue sur le propos proprement religieux de son œuvre, non sans montrer ce que ce resserrement peut avoir de contestable, de manière à le problématiser. Comment l’islam est-il représenté dans l’Histoire universelle, dans la Cosmographie universelle et dans les Histoires tragiques ? Ces trois textes, ou séries de textes, révèlent un intérêt d’ordre intellectuel, voire esthétique, pour la religion musulmane. Bien entendu, cet intérêt ne peut se donner tout à fait libre cours. Il nous intéresse surtout par les obstacles qu’il rencontre et la manière dont il les contourne. Mais on le devine, derrière des stratégies de dissimulation qu’il vaut la peine de scruter, car elles laissent affleurer une curiosité supplémentaire pour l’islam : une curiosité d’ordre moral, surtout sensible dans la fiction.
MOTS-CLÉS – Belleforest, Orient, islam, André Thevet, Mahomet, Serif, Xahumor
SUMMARY
The importance of the oriental theme in François de Belleforest’s works is well known. Here we study strictly religious matters (which may seem questionable, but one aim of our paper is to define points of contact or separation between religious and ethnic identities). How is the Muslim religion represented in the Histoire universelle, in the Cosmographie universelle and the Histoires tragiques? These three texts, or series of texts, reveal an intellectual interest, and even an aesthetic interest, for Islam. Of course, this interest cannot be said openly. We highlight the obstacles Belleforest encounters and the way he circumvents them. Strategies of dissimulation are worthy of scrutiny, because they let emerge an additional curiosity for Islam: a curiosity of a moral order, especially perceptible in fiction.
KEYWORDS — Belleforest, Orient, Islam, André Thevet, Muhammad, Serif, Xahumor
L’importance du thème oriental, dans les Histoires tragiques publiées par François de Belleforest entre 1559 et 1582, est une des caractéristiques les plus marquantes de ces histoires : elle n’a pas vraiment d’équivalent dans la fiction française de ce temps[1]. Aussi ce thème a-t-il fait l’objet de plusieurs études critiques, par Oumelbanine Zhiri, Frank Lestringant et Robin Beuchat[2]. Ces études embrassent à la fois la dimension religieuse et la dimension ethnique du regard porté par Belleforest sur l’Orient. On aimerait ici resserrer le point de vue sur le propos religieux et c’est à dessein que le mot islam est porté sans majuscule au titre du présent article.
Ce choix est évidemment contestable, tant les textes considérés ignorent avec constance une pareille division. Tel sultan mamelouk qui délivre de captivité son ancien maître chrétien n’est pas seul « barbare de nation, infidelle de religion »[3] : la même double identité se retrouverait chez presque tous les personnages que nous rencontrerons. Du reste, l’identité dite religieuse est en elle-même problématique, dans la mesure où Belleforest reprend par moments des lieux communs venus de la controverse médiévale, consistant à décrire l’islam comme une « secte damnable », indigne du « saint tiltre » de religion, « de mauvaise foy »[4], dont les fidèles sont tellement infidèles qu’ils peuvent ne pas croire à leur propre loi. Mehmet II en semblerait l’exemple le plus achevé, lui qui « desgorgeoit mille injures sur l’auteur de l’Alcoran » et n’approuvait aucune « persuasion que celle de nos Atheistes introduite par cest endiablé esprit de celuy qui de nostre temps a mis en lumiere le livre abhominable des trois imposteurs »[5]. On hésite, dans ces conditions, à regarder encore ce monarque comme musulman. Mais il nous semble précisément que notre proposition permet de congédier certaines évidences, impliquées par la confusion de l’Islam et de l’islam, avec et sans majuscule. Cette proposition suggère en outre de modifier des découpages génériques qui ne vont pas de soi, eux non plus. Et c’est pourquoi l’on s’intéressera aux Histoires tragiques, mais aussi aux deux textes que Belleforest considérait certainement comme ses grands œuvres : l’Histoire universelle et, surtout, la Cosmographie universelle. Peut-être le resserrement du point de vue habituellement adopté sur le thème oriental s’en trouvera-t-il compensé.
Les travaux proprement historiques et cosmographiques de Belleforest nourriront en tout cas le début du propos, où l’on tentera de mettre au jour une curiosité d’ordre intellectuel, voire esthétique, pour la religion musulmane et ses textes : bien entendu, cette curiosité ne peut se donner tout à fait libre cours ; elle nous intéresse surtout par les obstacles qu’elle rencontre et la manière dont elle les contourne. On reviendra ensuite vers l’œuvre de fiction : en fait traitée par Belleforest comme un prolongement de son activité d’historien, elle est souvent confrontée aux mêmes difficultés que cette dernière. Enfin, on montrera que cette œuvre laisse affleurer une curiosité supplémentaire pour l’islam : une curiosité qu’on pourrait dire d’ordre moral.
L’Histoire universelle et la Cosmographie universelle, publiées respectivement en 1570 et 1575, progressent l’une comme l’autre d’après un plan géographique, qui décrit tour à tour les grandes régions du globe terrestre. Ce plan est naturellement propre à entériner la superposition du propos ethnique et du propos religieux. Les développements sur Mahomet et le Coran sont ainsi extraits, dans le premier cas, d’un chapitre intitulé « Du païs de Turquie, loix, coustumes et façons de vivre des Turcs »[6]. Dans le second cas, ils font suite à des considérations sur l’origine des Sarrasins elles-mêmes intégrées à la présentation de l’Arabie : cet ancrage arabe de l’exposé sur la loi de Mahomet est hérité de Sebastian Münster[7], dont la cosmographie sert à Belleforest de point de départ, comme indiqué dès la page de titre[8].
Le traitement de la religion musulmane est toutefois bien différent dans l’Histoire et dans la Cosmographie. En 1570, le lecteur est renseigné en un feuillet sur l’ascendance du prophète de l’islam, les influences qui s’exercent sur lui, la manière dont il impose sa loi, les hérésies que celle-ci aurait amalgamées[9]. L’information délivrée n’est pas vraiment nouvelle : plus d’une dizaine d’années auparavant, on en trouve déjà l’essentiel dans l’Histoire de Chelidonius Tigurinus, dont l’auteur, Pierre Boaistuau, compile des développements de Münster, de Pedro Mexía ou de Pierre Belon[10]. Peut-être la seule originalité de Belleforest, par rapport à ces textes antérieurs, consiste-t-elle à mentionner brièvement l’évêque serbe Martin Segon (« Martin Segonie de neufmont »), pour ses remarques sur l’incrédulité des musulmans quant au Saint-Sépulchre, le Christ étant réputé par eux n’être ni mort ni enterré[11] : on ne se souvient pas, en tout cas, d’avoir rencontré ailleurs cette référence. Mais c’est trop peu pour singulariser le passage en question dans la littérature existante.
Dans la Cosmographie universelle, la présentation de l’islam est beaucoup plus originale. Elle occupe, sur trente-neuf colonnes, deux chapitres : « De la vie, mœurs, secte, doctrine, et loys de l’imposteur Mahometh, faux prophète des Arabes »[12], puis « Recueil en sommaire de tout ce qui est contenu en l’Alcoran de Mahomet »[13]. Belleforest entend y discourir « partie selon que le portent nos histoires », c’est-à-dire d’après des auteurs chrétiens, « et partie suyvant ce qu’en escrivent ceux de sa secte »[14], c’est-à-dire d’après des auteurs musulmans. En fait, le propos de ces deux chapitres est presque entièrement emprunté à l’édition latine du Coran et d’opuscules islamiques que Théodore Bibliander fait paraître en 1543. Les traductions que cette édition contient ont été réalisées quatre siècles auparavant, en 1143, à la demande de l’abbé Pierre le Vénérable, qui les fait précéder d’une lettre à Bernard de Clairvaux et d’une Summula contre l’hérésie des Sarrasins. Les premières lignes de Belleforest s’inspirent d’ailleurs de cette « petite somme », mais une manchette les présente ainsi : « Pierre Abbé de Clugny en l’Epistre a saint Bernard »[15]. La référence est, en l’espèce, inexacte ; mais la mention du saint vaut comme affichage d’orthodoxie catholique : ce que confirme, par contraste, l’omission du nom de Bibliander, humaniste réformé.
La biographie de Mahomet qui constitue le premier chapitre évoqué ci-dessus est un abrégé traduit de deux opuscules linéairement suivis : le De generatione Machumet et nutritura ejus, d’abord[16] ; la Chronica mendosa et ridiculosa Sarracenorum, ensuite[17]. Ces opuscules ont été mis en latin, pour l’abbé de Cluny, par Hermann de Carinthie et Robert de Ketton, également traducteur du Coran. Les adjectifs péjoratifs ornant le titre de la Chronica, dans l’édition de Bibliander, ne doivent pas induire en erreur : les textes en question sont bien d’origine arabo-musulmane, comme le signale Belleforest. C’est pourquoi il les met à distance, par des incises parfois neutres (« ainsi poursuit le texte »[18]), parfois péjoratives (« poursuit cette fable »[19]), ou par des prises de position plus tranchées encore sur les récits qu’il présente (« ce qui me fait juger leur histoire du tout fauce est, qu[e]… »[20]). À la fin de cette biographie, Belleforest décrit rapidement les hérésies amalgamées par Mahomet et la manière dont il a répandu sa doctrine. Ces considérations, assez semblables à celles que l’on trouvait dans l’Histoire universelle, produisent un effet de clôture avec la référence initiale à Pierre le Vénérable : elles soulignent de nouveau l’orthodoxie du propos.
Le « Recueil » du Coran « en sommaire » procède selon les mêmes principes que le chapitre précédent. Il respecte l’ordre du texte latin traduit par Robert de Ketton, met ce texte en français et l’abrège, tout en insérant dans cet abrégé des remarques personnelles. Belleforest présente par conséquent les sourates les unes après les autres, en consacrant à chacune des développements sensiblement proportionnels à sa longueur : on sait que leur taille est, dans le Coran, décroissante. Il ne s’impatiente qu’à partir de la sourate XC[21], se contentant alors de survols généraux à peine interrompus par un bref arrêt sur la sourate CIII : cette impatience s’explique sans doute par la difficulté de résumer les chapitres les plus courts, mais elle peut aussi figurer une indignation désormais irrépressible[22].
La présentation linéaire du texte coranique, presque dans son intégralité, compense peut-être l’impossibilité pour Belleforest de convoquer un quelconque témoignage oculaire. Il n’est pas André Thevet, dont le chapitre « De la faulse Religion de MEHMET, et de son ALFURCAN, dict Alcoran »[23] quitte vite les dogmes de l’islam pour décrire le turban vert des descendants du prophète ou pour narrer son propre séjour dans les prisons d’Alexandrie. S’il veut se démarquer de son concurrent, l’écrivain commingeois doit abattre une autre carte. La mise à profit de l’édition Bibliander, dont il ne disposait probablement pas au moment de rédiger l’Histoire universelle, est à cet égard d’une grande habileté, car l’exposé sourate par sourate n’a pas de précédent en langue française, du moins à notre connaissance.
On ajoutera que le détail de cet exposé témoigne d’une lecture à la fois approfondie et personnelle du texte coranique. Soit le passage suivant, qui concerne la sourate III :
[Mahomet c]ommande que les oraisons en sa loy ordonnees se facent en leur lieu, si la crainte de la guerre n’y mect obstacle : et lors il veut que soit a pied, soit a cheval chacun face ainsi qu’il pourra sa priere : puis allegue quelques histoires de la Bible : mais tellement perverties qu’il n’y paroit rien de plus qu’un simple nuage de verité : et conclud que par prieres, & vaillance on gaigne la victoire, à la guerre[24].
Seule la dernière phrase décalque ici une manchette ajoutée par Bibliander : « Precibus et uirtute uincitur »[25]. La première, à l’inverse, est très fidèle à la version latine de Robert de Ketton : « Orationes, maximeque mediam praetermittere, summe cauendum. Fiant igitur ubique more consueto, secundum dogma nostrum, nisi timoris locus impediat »[26]. C’est dire que Belleforest s’est vraiment immergé dans le texte : il n’est allé ni au plus facile ni au plus court. De cette appropriation témoignent encore des analogies hérésiologiques qui ne figurent pas dans les annotations marginales de Bibliander, ou plusieurs rapprochements polémiques avec le protestantisme qui ne sauraient être empruntés à un éditeur réformé. Ainsi, au sujet de la sourate XV : « [Mahomet n]ie qu’il faille avoir des patrons, et intercesseurs devant Dieu, ce qu’ailleurs il renverse et se contredit : et en cecy il a les Vigilantiens, les Lutheriens, & les Calvinistes pour fauteurs et compaignons »[27]. Ce n’est là qu’un exemple de ces rapprochements[28]. Sonnant encore comme des déclarations implicites d’orthodoxie, ils sont alors topiques sous la plume des écrivains catholiques. Mais le recours à cette topique est ici d’autant plus important que la démarche d’ensemble est, quant à elle, originale et pourrait signaler, aux yeux de lecteurs mal intentionnés, un intérêt suspect pour l’islam.
Les cinq dernières colonnes du « Recueil en sommaire » abrègent, non plus le Coran proprement dit, mais un « livre surnommé la doctrine de Mahometh, et receu entre les Alcoranistes comme autentique »[29]. C’est bien ainsi, en effet, que Bibliander présente cette Doctrina Machumet qui, dans son édition, suit immédiatement le Coran et en constitue ainsi une sorte d’appendice[30]. Cet opuscule d’une quinzaine de pages relève pour nous de la fiction narrative. Il représente Mahomet en train de dialoguer avec un sage juif, Abdias, venu à sa rencontre pour vérifier s’il est bien le prophète qu’on prétend. Le dialogue consiste en une suite de questions et de réponses, au terme desquelles Abdias se déclare parfaitement convaincu et se convertit à l’islam. Le point notable est ici que Belleforest délaisse la situation narrative et la forme dialoguée : il ne retient, dans son abrégé, que le contenu des réponses apportées par Mahomet. Ce n’est pas qu’il ait été insensible à la qualité littéraire du texte, au contraire. Une lecture précise lui permet par exemple de remarquer et de citer ce qui est, de fait, le plus bel enchaînement de l’original latin, quoiqu’il dissimule son admiration sous les prétéritions habituelles et affiche une ironie apparemment mordante ; la comparaison même avec le poète grec a quelque chose de flatteur :
Je laisse à part l’origine fabuleuse des choses que mettent en avant ces imposteurs, qui surmonte les fictions de Hesiode en sa Theogonie, comme lors qu’ils dient que l’homme fut créé du limon de la terre, que ce limon estoit fait d’escume, l’escume des vagues de la mer, la mer procedoit des tenebres, celles cy de la lumiere, icelle du verbe ou parole, la parole de la pensee, le penser de Jacinthe, (c’est bien à propos) et ce Jacinthe avoit source du commandement, il est et il fut[31].
Mais enfin, la Doctrina Machumet est un petit ouvrage très plaisant, qui exerce un attrait sur son lecteur, et cet attrait est manifestement réprimé par Belleforest. S’il reprend in-extenso un long morceau sur la symbolique des nombres qui relève bien du contenu informationnel[32], il se contente de résumer, avec une relative sécheresse, deux autres passages pourtant propres à solliciter son imagination d’écrivain : le premier explique l’interdiction de consommer du porc d’après l’épisode de l’arche de Noé[33], et Montesquieu, en bon satiriste, saura en faire profit dans ses Lettres persanes[34] ; le second, qui inspire sans doute à Bibliander une analogie entre la Doctrina Machumet et les fables milésiennes[35], raconte les déboires des anges Harout et Marout, enivrés par une lascive jeune femme désireuse de gagner les cieux[36]. Sans doute la retenue dont fait preuve Belleforest en les exposant tient-elle pour partie à la forme de l’abrégé et à la nécessaire dignité de l’entreprise historiographique. Mais le refus de la satire et du conte semble aussi exprimer une crainte de laisser voir le plaisir intrinsèque de ces lectures37. Au terme du chapitre, la dénégation fonctionne d’ailleurs comme un aveu :[37]
Ceste est la doctrine que les Arabes, les Turcs & les Mores, les Persans & Tartares, & la pluspart des Indiens confessent estre salutaire, & celle qui leur prepare la voye pour aller en paradis : sur laquelle je me suis un peu arresté plus longuement, non par curiosité, ains afin que le Chrestien voye la difference de l’Alcoran à l’Evangile[38].
L’endurance de l’abréviateur, les détails où il entre parfois, les complaisances qu’il évite au contraire, tout dans ce chapitre suggère en effet une curiosité propre pour l’islam, d’ordre à la fois intellectuel et esthétique.
Or, si cette curiosité doit s’entourer d’autant de précautions, ce n’est peut-être pas seulement que la réputation d’un écrivain catholique, dans les années 1570, risquerait de s’en trouver compromise. C’est encore qu’en ces matières, Belleforest serait plus que tout autre sujet au grief de complaisance. André Thevet, qui est son concurrent mais aussi son ennemi, tourne en dérision les « pures bourdes et harengues Moresques »[39] dont il gloserait la Cosmographie de Sebastian Münster : on notera la seconde épithète. Voici surtout comment le même Thevet conclut un chapitre « De MEHEMET, ses progrez & ruses pour planter ses heresies »[40] : « Dieu sçait les histoires que les Chrestiens Levantins racontent des prouësses & miracles qu’il [Mahomet] a faicts en son temps : qui meriteroient à la verité estre descrites pour faire rire, & donner plaisir aux Lecteurs, aussi bien que les fables des Histoires tragiques, ou contes de Gargantua »[41]. Il faut, pour mesurer la rouerie de cette remarque, se rappeler que Thevet ne goûte guère les chroniques de Rabelais[42] et que Belleforest, loin de regarder ses histoires tragiques comme des fables, les envisage comme un prolongement de son œuvre d’historien[43]. Mais il est tout à fait exact que les débuts de l’islam, marqués par le destin extraordinaire d’un homme surgi de nulle part, jalonnés de péripéties parfois sanglantes, auraient pu offrir un formidable réservoir d’histoires tragiques. Donner l’impression de puiser dans ce réservoir pour les besoins de la littérature : tel est précisément l’écueil, nous semble-t-il, que Belleforest s’efforce d’éviter dans ses pages sur Mahomet et le Coran. Tout porte à croire qu’il se sait attendu sur un terrain par trop glissant.
En somme, dans les écrits historiographiques, le thème scabreux que constitue l’islam appelle certaines stratégies d’esquive ou de dissimulation. La parole ne peut être qu’indirecte. Se pliant à un découpage que Belleforest aurait pour sa part récusé, on aimerait maintenant montrer que des indices de cette parole indirecte se retrouvent dans l’œuvre de fiction. On prendra pour exemple l’histoire seconde du cinquième tome, où ils ne sont pas forcément perceptibles à première lecture et informent pourtant la structure narrative.
Cette histoire raconte « avec quelle ruse un simple prestre Mahometan », nommé « Serif », « s’est rendu Roy, & Monarque de Fez, Tremissan, & Maroque, comme il fut occis, & la vengeance prise par son fils sur ceux qui feirent le massacre »[44]. La fondation de la dynastie saadienne, dont il est question, s’accompagne ici de péripéties nombreuses que Belleforest peut avoir empruntées à Thevet. Celui-ci donne en tout cas, dans sa Cosmographie universelle, sa propre version des événements et termine sur ces mots : « je me plains icy de quelques uns, m’ayant ouy discourir de la presente histoire, qui me l’ont tellement quellement desrobée, & fait imprimer, la mettant au rang des fables, ou histoires tragiques, sans ramentevoir au Lecteur, que ladite histoire estoit venue de mes labeurs »[45]. On peut du reste se demander si la narration de Thevet ne tend pas à indiquer ce qui, correctement traité par un auteur informé, aurait été vraiment tragique : le sacrifice public, par un capitaine turc, de ses propres enfants et le suicide de soldats arabes à coups de canons sont deux éléments que Belleforest paraît ignorer et que son ennemi semble se faire un plaisir de mentionner[46], comme pour transformer la concurrence savante en émulation littéraire.
Pour le reste, le récit est chez Thevet resserré et cette brièveté n’en rend que plus frappante, par contraste, la prolixité dont Belleforest fait preuve. C’est cette prolixité qui nous arrêtera. Elle tient à l’accumulation des péripéties, mais aussi des harangues : sept au total. Ces deux traits-là ne posent pas vraiment problème, car ils sont conformes au goût qui est alors celui du public[47]. On peut en revanche trouver plus étrange une longue généalogie initiale, présentant les premiers rois du Maroc d’après la lecture de Léon l’Africain[48]. Cette généalogie ne lasse pas forcément par sa longueur, car il y en a d’autres exemples bienvenus dans d’autres histoires et ils sont de même taille[49], mais elle étonne plutôt par le fait que son rapport à la narration principale finit par s’étioler. Deux précédents de prêcheurs rebelles devenus rois, Cheimen et Elmahely, coïncident assez bien avec le sujet : ils annoncent la prédication de Serif et son accès au trône. Mais Belleforest les enveloppe dans un tableau plus général des successions dynastiques au Maroc et de leurs violences jusqu’à la fin des Mérinides. Or, ce tableau couvre une période chronologiquement éloignée du règne de Serif, sans être relié jusqu’au bout à la question de la rébellion religieuse. Cette question se perd avec Habdul Mumen, successeur d’Elmahely. Bien que lui aussi soit d’abord présenté en « prescheur detestable » dressant une « loi nouvelle »[50], il est surtout l’exemple du roi usurpateur, prenant le pouvoir par l’assassinat de l’héritier légitime : abus d’un ordre différent[51].
De cette force digressive s’exerçant sur son récit, l’écrivain s’explique en des termes qui ne sont qu’à moitié convaincants : « J’ay ramené de loing [le present discours], tant pour le plaisir du lecteur, diversifiant ainsi l’histoire, que pour montrer que les Mahometans de tous temps n’ont gueres jamais senty de grandes traverses, que par les emotions de ceux qui souz ombre de saincteté alteroient leurs seigneuries »[52]. Peut-être faut-il comprendre que le delectare résulte du docere ; mais il est permis de douter du plaisir qu’aura pris le lecteur, si la manière de conter le préoccupe. Des généalogies telles que celle-ci semblent surtout participer à la construction d’un ethos : elles confèrent à l’auteur une légitimité d’historien. C’est probablement ce qui chiffonne Thevet, mais pousse Belleforest à proposer un nouvel exposé des successions dynastiques au Maroc dans sa Cosmographie universelle. Cet exposé – d’ailleurs différent et plus exact que le tableau des Histoires tragiques – est l’occasion de répondre vertement à Thevet, « ce grand visiteur des ondes de la mer, qui se vante d’avoir veu tout le monde pour avoir fait deux voiages maigrement »[53].
Quant aux « emotions […] sous ombre de saincteté », on vient de relever qu’elles concernaient une partie seulement de la généalogie proposée. Mais elles n’en renvoient pas moins à la leçon que tire Belleforest de son histoire. Une leçon double et même potentiellement contradictoire. D’une part, « la seule force ne suffit à conquerir un estat »[54] et la ruse est souvent nécessaire : observations parfaitement machiavéliennes dans leur principe[55]. D’autre part, « la pure religion ne cause jamais revolte »[56], alors que les « sedicieux » voilent leur ambition « d’une hipocritique saincteté »[57] : de fait, en vertu de la « reformation »[58] qu’il préconise, Serif « estoit […] scismatique, comme tenant de la doctrine des Princes, qui jadis s’estoient soustraits de l’obeissance de ce grand Caliphe de Bagadeth »[59]. On aura compris que le protagoniste de cette histoire est, sous ce second rapport, une détestable image des chefs protestants. Or, selon nous, c’est cette analogie quasiment explicite entre le monde musulman et le monde chrétien qui vient déséquilibrer l’économie narrative. Car elle n’est pas exactement semblable à celle que l’on relevait plus haut dans la Cosmographie universelle du Commingeois. Ici, tout musulman n’égale pas tout protestant : certains musulmans schismatiques, parce qu’émancipés du calife de Bagdad, égalent les protestants. Cette seconde équivalence est moins ordinaire et beaucoup plus périlleuse que la première, parce qu’elle en suggère une autre : certains musulmans, non schismatiques ceux-là, sont en islam ce que sont les catholiques dans la chrétienté. Pour s’apercevoir du problème qui se pose, on pourra se reporter de nouveau à une attaque de Thevet contre Belleforest. Dans ses Pourtraits et vies des hommes illustres, parus en 1584, il s’en prend à la manière dont son concurrent a présenté Sheikh Haydar, père d’Ismail Ier, fondateur de la dynastie chiite séfévide. Le passage incriminé est le suivant : « Secaidar […] est[oi]t de la secte d’une race de Mahometans qu’on appeloit Sophis, desquels cettuy estoit le chef comme on pourroit dire Luther ou Calvin entre les dogmatisateurs, & chefs d’heresie de nostre temps : car ils ne recepvoient point l’Alcoran, sinon suyvant l’interprétation de Haly gendre […] »[60]. L’analogie est brève et pourrait passer inaperçue, dans le massif immense que constitue la Cosmographie universelle de Belleforest, mais elle n’échappe pas à l’œil perçant de Thevet :
Le nouveau Monster refondu accompare Secaidar au chef des Refformés, pourautant qu’ils ne reçoivent l’interpretation de la parole divine, qu’à leur guise, rejectans celle des Docteurs de l’Eglise Catholique, Apostolique Romaine, tout ainsy que se comportoyent les Sophiens pour raison de l’Alcoran : Si la conclusion estoit pertinente il faudroit dire ou que l’Alcoran est bon ou qu’il y a correspondance et simpathie, qui peut le symboliser avec la pureté de la saincte Escriture. Mais, peut estre, le bon homme, ne prenoit pas advis aux matieres de si prés, ains en general, et sans le tirer en consequence, vouloit faire rapport de ces reformations[61].
D’après le même raisonnement, on pourrait tout à fait accuser Belleforest de faire l’éloge de la branche principale du sunnisme, en l’assimilant implicitement au catholicisme. Or, c’est un texte entier dont une leçon essentielle reposerait sur cette assimilation abusive.
Une manière d’éviter ce grief consisterait à rappeler ce que l’islam, dans son principe même, a de détestable. Et ce principe, pour un chrétien de la Renaissance, réside dans un homme : Mahomet. De fait, on a vu plus haut que l’exposé du Coran était indissociable de la biographie de ce dernier. Mais Mahomet, pour les raisons que l’on a présentées, ne peut guère être pris pour sujet. Sa loi est ordinairement décrite, depuis le Moyen Âge, comme une loi de plaisir. La complaisance dont on accuse souvent l’histoire tragique serait notée avec sévérité si l’on s’attardait trop longuement au récit de ses faits et gestes. Aussi Belleforest décrit-il bien la perversité du prophète comme archétypale, mais il ne peut le faire qu’en passant, comme dans l’argument : « [La fausse persuasion] fust le moyen par lequel l’Arabe imposteur de simple esclave ou affranchy, et de conducteur de chameaux, et passablement riche marchant, devint grand Satrape : et en fin estonna les forces et puissance de l’Empire des Romains »[62]. De même dans le début de la narration, où la prétérition point à peine :
Je n’ay icy affaire de discourir les entreprises complots, & essays de Mahometh chef de la secte Alcorane, ny les moyens avec lesquels il parvinst à une telle, & si grande puissance que de se faire chef, & Prince de presque tout le Levant, d’autant que plusieurs se sont arrestez sur ce subjet, & ont dressé l’histoire qui esclarcit son origine, & racompte au long les ruses de cest homme, excellent certes en ses desseins, si la doctrine n’eust gasté la subtile gentillesse de son esprit assez genereux, si à la cautelle il ne eust point liée l’impieté telle que la ruine de milliers d’ames. Laissant donc c’est [sic] imposteur le vray Antechrist, & enfant aisné du Pere du mensonge, je descendray aux temps que les Arabes infectez de sa poison […] coururent toute l’Affrique […][63].
Ce que la longue généalogie qui suit immédiatement a pour fonction de compenser, avec son lot d’ambitions assouvies dans la violence mais non pas toutes fermement reliées au thème du schisme, c’est selon toute vraisemblance une impossibilité de la geste mahométique à l’intérieur de l’histoire tragique : le déséquilibre de l’économie narrative résulte probablement de deux contraintes d’orthodoxie que Belleforest peine à concilier.
Thevet s’en tire avec plus d’habileté : dans son propre récit des événements, il cite seulement deux précédents de troubles politiques liés à la rébellion religieuse, puis souligne la concomitance entre l’essor du « Cherif » et celui de Luther, mais de manière à présenter le premier comme un « presage »[64] du second ; présage qui présente l’intérêt de souligner le rôle de la providence divine tout en évitant l’analogie des doctrines.
Dans ce qui précède, la question de la curiosité n’a pas été oubliée : l’impossibilité de la geste mahométique découle de la critique ordinairement adressée à cette curiosité. Mais il est vrai que l’histoire étudiée ne témoigne pas de l’intérêt propre pour la religion musulmane et pour ses textes que l’on a mis au jour dans la Cosmographie universelle. Pour tenter de savoir si cet intérêt se retrouve dans l’œuvre de fiction, on quittera les détails de l’analyse particulière. Les propositions générales récemment formulées par Robin Beuchat feront un bon point de départ.
Le point de vue adopté par ce commentateur pour entrer dans les histoires tragiques de Belleforest est différent du nôtre, puisqu’il étudie la question de la vertu barbare. Mais Robin Beuchat entend montrer la mauvaise conscience de l’écrivain quand il donne pour exemplaires de bons barbares et cette mauvaise conscience tient, selon lui, au dilemme suivant : « reconnaître soit la moralité de l’islam, soit la supériorité absolue de la « raison naturelle » – ce qui dans les deux cas revient à contester le monopole moral auquel prétend un certain christianisme sous l’autorité de saint Paul »[65]. Nous ne sommes pas convaincu par l’existence de ce dilemme. Quoique toutes les théologies, d’inspiration paulinienne par exemple, ne cherchent pas nécessairement à souligner ce point, le christianisme ne conteste en aucun cas l’existence d’une morale naturelle, qui n’est d’ailleurs pas la même chose qu’une religion naturelle. Sous le strict rapport des doctrines, catholique comme réformées, la moralité d’un personnage musulman n’est donc pas susceptible de poser problème. Et même la moralité de l’islam, entendu comme religion, n’est qu’une demi-difficulté. Car les controversistes admettent depuis longtemps que la loi mahométane comprend certains préceptes tout à fait conformes à ceux du christianisme, ce qui rend cette loi d’autant plus pernicieuse à leurs yeux. Cela autorise du reste l’argument topique de la honte, qu’étudie par ailleurs Robin Beuchat[66], dont Belleforest fait plusieurs fois usage, et qui consiste à incriminer les chrétiens en leur faisant remarquer que certains musulmans agissent mieux qu’eux.
Pour toutes ces raisons, il ne nous semble pas que l’auteur des Histoires tragiques hésite, par exemple, à évoquer la « charité » de tel personnage musulman. S’il est vrai qu’il ne le fait pas dans l’argument de la nouvelle xxiv, à propos du bon roi Mansour[67], il emploie bel et bien le mot pour expliquer la clémence de Saich envers le seigneur de Dubdu, dans la nouvelle xxxv : cette clémence est l’effet de « la charité de laquelle il estoit affectionné envers ses subjects »[68]. Dans la Cosmographie universelle, Belleforest stipule même que Mahomet, le prophète de l’islam, « recommanda grandement la charité »[69]. C’est qu’il ne l’entend pas alors comme une vertu théologale, mais comme une simple vertu de type moral, et que cela ne soulève pas de difficulté particulière. Au fond, et toujours du strict point de vue de la doctrine, le seul problème qui aurait pu se poser se trouve ailleurs. Très précisément au début de la nouvelle xxxv, dont l’argument commence ainsi :
De quelle plus grande vertu sçauroit on recommander le Prince, que de celle qui rend la vie de l’homme approchant aucunement de la perfection des celestes. C’est chose louable d’aimer & bien faire à ses amis, & se mettre en hazard pour la conservation de son pays & cité : mais c’est surpasser ce que l’homme a de terrestre & charnel, lors qu’oubliant toute injure lon accolle son ennemy, & reçoit on en amitié & alliance : celuy qui se seroit essayé de nous mal faire[70].
Tout semble indiquer que l’amour ici décrit est l’amour évangélique, aussi appelé amour parfait en Mt. v, 48, et qui, par définition, singularise le christianisme : s’il est vrai que le magnanime est parfait dans l’Éthique à Nicomaque[71] ou que la vertu du sage le divinise chez Sénèque[72], l’assimilation du « terrestre » au « charnel » ressortit à un vocabulaire spécifiquement chrétien. Mais l’exemple supposé illustrer cette sentence est bien celui de Saich, prince musulman, dont il faudrait à tout le moins expliquer la grâce particulière. Néanmoins, le récit proprement dit reste très en-deçà de sa promesse initiale, dans laquelle il faut faire la part de l’hyperbole et de la captation d’intérêt : Saich fera finalement montre d’une clémence qui, bien que rapportée à l’action de Dieu[73], est d’abord victoire d’un homme sur ses passions[74] et aurait aussi bien pu être celle d’un païen, Pompée pardonnant à Tigrane par exemple[75]. Un problème aurait pu se poser, mais ne se pose finalement pas.
Ces remarques nous paraissent importantes car elles permettent d’établir de façon plus exacte le risque pris par l’auteur des Histoires tragiques dans son traitement général de l’islam et de préciser en quoi ce traitement pourrait représenter une infraction à l’orthodoxie. L’orthodoxie dont il est ici question n’est pas vraiment orthodoxie de doctrine, pour employer une expression qui semble pléonastique, mais ne l’est pas. C’est plutôt une orthodoxie de comportement ou de convenance, sur le fondement de laquelle un lecteur dirait d’un écrivain, un peu au jugé, qu’il est ou non un bon chrétien. Or, il faut qu’il y ait sous ce rapport péril de transgression, pour qu’à toute description positive d’un personnage musulman, représenté d’après son identité religieuse, succède rapidement l’argument de la honte : on pourrait le démontrer par de très nombreux exemples.
De fait, l’emploi de cet argument peut s’entendre de deux façons. La première, la plus évidente, serait qu’il procède d’une indignation sincère. De la sincérité, surtout quand l’auteur s’affiche indigné, on dira avec raison qu’il est bien difficile de juger ; mais nous sommes tenté de la déduire d’une histoire où, pourtant, Belleforest n’accuse pas expressément l’indignité des chrétiens et où, même, un musulman se comporte avec la dernière des sauvageries : la célèbre histoire xxxi, sur l’affreuse vengeance de l’esclave more battu par son maître chrétien, histoire dont la morale explicite est qu’il ne faut pas s’en remettre à des personnes d’autres créances que la sienne[76]. L’esclave s’y présente avec insistance comme musulman, et non seulement comme more ou comme barbare : « Et qu’avez-vous à abboyer, disoit le Barbare, mastins Chrestiens ? Vous semble il grand nouveauté qu’un homme de loy contraire à la vostre, use de pareille vengeance sur les vostres, que vous faites sur ceux qui tombent à vostre mercy ? »[77] Le même esclave invoque encore « le grand Prophete Mahom »[78], pour regretter de ne pouvoir se venger davantage. Mais dans le même temps, Belleforest pose des signes d’équivalence implicite avec le maître de cet esclave[79]. Outre la cruauté dont ce maître fait d’abord preuve, un vain désir de vengeance s’empare de lui à la fin du récit. Les souffrances qu’il endure expliquent ce sentiment, mais toute la narration suggère quand même de comparer un tel désir à celui qui anime le musulman : « Dom Rivieri demeura heritier d’un trance & crevecœur perpetuel, tant pour la ruine des siens, que pour n’avoir eu le moyen de se venger de son esclave »[80]. Une autre morale, sous-jacente, se fait alors entendre : quand un chrétien se comporte en vrai musulman, il a bien cherché la punition qu’il reçoit de Dieu. Parce que cette conclusion demeure sous-jacente et que la morale explicite suffirait à écarter le grief de complaisance dans l’exposé des horreurs, il ne nous paraît pas invraisemblable que Belleforest soit en effet indigné par le comportement de certains chrétiens et qu’il puisse employer de bonne foi, dans d’autres passages, l’argument de la honte.
Il n’en reste pas moins que cet argument, dans certains cas, a l’efficacité d’une stratégie discursive. Il permet de modifier le point de vue ordinairement dégradant porté sur l’islam, ce qui ressortit à une topique du monde renversé fréquente dans les histoires tragiques[81], tout en intégrant cette modification du stéréotype à un raisonnement qui paraît le confirmer. Cela nous semble particulièrement vrai dans une autre histoire fameuse, celle de l’Africain Xahumor, qu’une infaillible loyauté conjugale pousse à délivrer héroïquement son épouse captive : « les Chrestiens », écrit Belleforest, « auront dequoy rougir de honte oyans qu’un Mahometam, & iceluy Africain leur fait la leçon »[82]. L’intérêt de cette remontrance, à laquelle d’autres font écho[83], est qu’elle autorise un exposé apparemment très flatteur de la piété musulmane. Car il ne s’agit pas seulement de montrer que les Barbares ne le sont que « de nom »[84], ni que tout « peuple » est capable de « gentillesse & courtoisie »[85] ; les considérations ethniques ne sont pas seules en jeu. L’identité religieuse de Xahumor est très souvent soulignée, ne serait-ce que par ses propres paroles : « Ainsi m’aide Dieu, & son prophete Mahomet, si je me retire d’aujourd’huy que je n’aye accomply ma promesse [en] delivrant les miens de captivité »[86]. Belleforest donne à voir, avec insistance, la foi d’un protagoniste héroïsé et, ce faisant, congédie le cliché du musulman infidèle que d’autres histoires reconduisent au contraire. Plus troublant encore, cette foi marche de pair avec une viscérale détestation du christianisme et cette détestation est partagée par l’épouse de Xahumor : « si » ce dernier « avoit les Chrestiens à contrecœur, elle les haioit sur toutes les choses de ce monde »[87]. Leur amour exemplaire est fondé sur cette haine. On comprend que l’auteur prenne ailleurs certaines précautions, en faisant la morale aux chrétiens sur leurs vices, ou encore en envoyant in extremis ce couple magnifique « voir les cachots infernaux avec […] le reste des Mahometistes »[88].
La violence de cette rectification finale produit-elle un effet d’ironie, qui la démentirait ? Probablement pas. Rien ne permet de dire que Belleforest ait composé son texte dans ce but ni que le premier public de ce texte ait pu le recevoir de cette façon. En fait, l’écrivain a poussé jusqu’à son terme extrême – terme religieux et non ethnique – la logique d’inversion au fondement de l’histoire tragique. Mais il a poussé si loin cette logique qu’il lui faut faire quelques pas de recul. Il contreviendrait autrement, non pas à l’exactitude doctrinale, qui n’est pas en jeu, mais bien à cette forme de convenance qui interdit à un chrétien comme lui toute admiration excessive pour la vertu des musulmans.
Cette admiration résulte-t-elle d’une curiosité propre pour l’islam, cette curiosité que des malveillants risqueraient précisément d’incriminer en elle ? C’était notre question, et l’on ne sait y répondre. Belleforest pourrait en effet avoir conçu, dans son travail d’historien, un intérêt pour cette religion dont son œuvre de fiction continuerait de témoigner. Il pourrait aussi instrumentaliser l’islam à des fins de débat interne, selon sa propre habitude mais non plus dans un esprit d’anti-protestantisme : en l’espèce, la figure de Xahumor paraît inviter à reconnaître chez l’adversaire religieux, réformé par exemple, des qualités distinctes de sa pernicieuse doctrine. Il pourrait enfin être mû par la seule intention de satisfaire chez ses lecteurs une insatiable soif de nouveauté : inhérente à toute entreprise littéraire, cette soif est de surcroît excitée par le souvenir de Bandello, qui est bien un auteur de nouvelles – le mot a toute son importance. Est-ce un hasard si l’histoire de Xahumor intervient dans le dernier tome composé par Belleforest, qui en a déjà donné six, au risque de susciter la lassitude ?
Trancher entre ces hypothèses, en pénétrant plus avant la pensée de l’auteur, importe peu. L’essentiel est ailleurs. L’histoire tragique, peut-être sous l’effet de ses propres contraintes génériques, est un espace propice à l’épanouissement d’une curiosité pour l’islam. Et cette curiosité, certes contrariée par l’état des mentalités, n’est plus seulement esthétique ou intellectuelle, comme dans les écrits historiographiques de Belleforest : dans ses manifestations les plus originales, elle est d’ordre moral. On a tenté de la saisir dans sa dimension proprement religieuse, sans toutefois nier son rapport avec le propos ethnique. Il nous semble que cela permet tout à la fois d’envisager l’œuvre de Belleforest dans sa cohérence, de relever certaines de ses ambiguïtés ou stratégies inaperçues, de mettre en évidence des points-limites par lesquels elle se définit, sinon tout à fait comme expérimentale, du moins comme susceptible de faire évoluer les horizons d’attente.
Belleforest, François de, Histoire universelle de tout le monde, Paris, Gervais Mallot, 1570
Belleforest, François de, XVIII. Histoires tragiques, Lyon, Pierre Rollet, 1578
Belleforest, François de, Le Second Tome des Histoires tragiques, Paris, Robert le Mangnier, 1566
Belleforest, François de, Le Troisieme Tome des Histoires tragiques, Turin, César Farine, 1569
Belleforest, François de, Le Quatriesme Tome des Histoires tragiques, Turin, Jérôme Farine, 1571
Belleforest, François de, Le Cinquiesme Tome des Histoires tragiques, Paris, Jean Hulpeau, 1572
Belleforest, François de, Le Septiesme Tome des Histoires tragiques, Paris, Emmanuel Richard, 1583
Belleforest, François et Münster, Sebastian, La Cosmographie universelle de tout le monde, Paris, Michel Sonnius, 1575
Beuchat, Robin, « Trouble dans le récit exemplaire. La vertu barbare dans les Histoires tragiques de François de Belleforest (1559-1582) », in Le Récit exemplaire (1200-1800), études réunies par Véronique Duché et Madeleine Jeay, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 93-107
Bibliander, Theodor, éd., Machumetis… uitae, doctrina, ac ipse Alcoran, Bâle, Johannes Oporinus, 1550
Boaistuau, Pierre, L’Histoire de Chelidonius Tigurinus…, Paris, Vincent Sertenas, 1559
Lestringant, Frank, André Thevet cosmographe des derniers Valois, Genève, Droz, 1991
Lestringant, Frank, « Histoires tragiques et vies des hommes illustres : la rencontre des genres. À propos de quelques histoires orientales chez Belleforest et Thevet », Travaux de littérature, 2000, XIII, p. 49-67
Montesquieu, Lettres persanes, éd. par Paul Vernière et rév. par Catherine Volpilhac-Auger, Paris, Librairie générale française, « Le Livre de poche », 2006
Münster, Sebastian, Cosmographia universalis, Bâle, Henricpetri, 1554
Pech, Thierry, Conter le crime. Droit et littérature sous la Contre-Réforme : les histoires tragiques (1559-1644), Paris, Honoré Champion, 2000
Pietrzak, Witold Konstanty, « Les Histoires tragiques de Belleforest et leur réception en France aux XVIe et XVIIe siècles », RHR, 2011, no 73, p. 89-106
Thevet, André, Cosmographie universelle, Paris, Guillaume Chaudière, 1575
Thevet, André, Pourtraits et vies des hommes illustres, Paris, Veuve Kervert et Guillaume Chaudière, 1584
Vigliano, Tristan, « L’histoire de Mahomet par Pierre Boaistuau : sources et formes d’une digression sur l’islam », in Boaistuau ou le génie des formes, sous la direction de Nathalie Grande et Bruno Méniel, Paris, Classiques Garnier, 2021, p. 65-91
Zhiri, Oumelbanine, L’Afrique au miroir de l’Europe : fortunes de Jean Léon l’Africain à la Renaissance, Genève, Droz, 1991
Zhiri, Oumelbanine, « Turcs et Mores : monarques musulmans dans les Histoires tragiques de Boaistuau et Belleforest », L’Esprit créateur, hiver 2013, vol. 53, no 4, p. 34-46