ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 20(1) 2025

DOI: https://doi.org/10.18778/1505-9065.20.1.16

Dire du bien, dire du mal dans l’argot commun des jeunes Hongrois

Dávid Szabó*

logo ORCID https://orcid.org/0000-0002-3123-514X
Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie
szabo.david@btk.elte.hu

Máté Kovács*

logo ORCID https://orcid.org/0000-0001-6002-5048
Université Eötvös Loránd de Budapest, Hongrie
kovacs.mate@btk.elte.hu

RÉSUMÉ

Le présent article se propose d’analyser des mots et expressions utilisés pour dire du bien et du mal dans l’argot commun des jeunes Hongrois et est basé sur la thèse de doctorat de Dávid Szabó intitulée L’argot des étudiants budapestois, publiée en 2004, qui contient en annexe un dictionnaire bilingue hongrois-français de l’argot des jeunes. À partir du corpus contenu dans ce dictionnaire, nous avons mené une enquête par questionnaires en ligne qui avait trois principaux objectifs : 1) vérifier le degré d’utilisation des mots et expressions pour dire du bien et du mal et attestés dans le dictionnaire de D. Szabó, 2) rassembler un nouveau corpus constitué de mots et expressions présentant l’usage actuel, 3) analyser quelques situations de communication concrètes dans lesquelles ces mots et expressions sont utilisés. Notre article conclut que l’argot des jeunes Hongrois est un bel exemple du dynamisme et de la stabilité caractérisant ensemble les langages argotiques et une belle illustration de la néologie en action.

MOTS-CLÉS – argot commun, (dire du) bien, (dire du) mal, jeunes Hongrois, thématiques de l’argot

Saying Good Things, Saying Bad Things in Hungarian Youth Slang

SUMMARY

This article analyses words and expressions used to say good things and bad things in Hungarian youth slang and is based on Dávid Szabó’s doctoral dissertation entitled L’argot des étudiants budapestois, published in 2004, which contains in its appendix a Hungarian-French bilingual dictionary of youth slang. Based on the corpus of this dictionary, we conducted an online questionnaire survey with three main objectives: 1) to verify the extent of the use of words and expressions to say good things and bad things as attested in Szabó’s dictionary, 2) to compile a new corpus composed of words and expressions representing the current usage, and 3) to analyse some concrete communicative situations in which these words and expressions are used. Our article concludes that Hungarian youth slang is a good example of the dynamism and stability that characterise together slang varieties and a fine illustration of neology in action.

KEYWORDS – (common stock of) slang, (saying) good things, (saying) bad things, Hungarian youth, slang themes

Introduction

Ce travail repose sur une étude comparative entre un corpus d’argot commun estudiantin hongrois recueilli en 2000 et deux enquêtes plus récentes, l’une par M. Kovács sur le champ lexical d’aimer, réalisée en 2019 (Kovács, 2021) et l’autre sur les mots utilisés pour dire du bien ou du mal, conduite en avril-mai 2024 par M. Kovács et D. Szabó.

Le premier corpus d’environ 2300 éléments lexicaux a été réuni à Budapest par D. Szabó et ses étudiants en sociolinguistique et il est présenté sous forme de dictionnaire hongrois-français en annexe à L’argot des étudiants budapestois[1] (Szabó, 2004). Il s’agissait d’une enquête sociolinguistique par observation participante dont le corpus, dans certains de ses aspects, a été revisité par M. Kovács, en le comparant à des résultats d’enquêtes plus récentes s’intéressant à certains aspects thématiques du travail de D. Szabó (par ex., Kovács, 2021).

Le présent travail a pour objectif de comparer les séries synonymiques de dire du bien et du mal, particulièrement riches dans le corpus de 2000, à l’état actuel de l’argot estudiantin hongrois par le biais d’une enquête par questionnaires diffusée via internet.

L’argot se caractérise, par opposition à la langue courante, par une pauvreté thématique évidente et une richesse synonymique extraordinaire (cf. Guiraud, 1958 : 56-59). Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de jeter un coup d’œil dans le Glossaire français-argot en annexe au dictionnaire de l’argot français sans doute le plus riche de notre époque (Colin et al., 2006) où il manque des termes courants comme abattoir, chéquier ou sable mais où certaines thématiques, par exemple celle de l’argent, se caractérisent par une richesse synonymique frappante (le glossaire propose 76 synonymes rien que pour argent, sans compter les équivalents argotiques de billet de banque, de monnaie ou de pièce).

Selon Zolnay et Gedényi, auteurs d’un dictionnaire de la « langue bâtarde » hongroise, impressionnant par sa richesse mais jamais publié (Szabó, 2004 : 72), les thèmes majeurs de l’argot français et de l’argot hongrois sont les mêmes : la femme, l’argent, la nourriture, la boisson et la bagarre. Les mêmes thématiques, à l’exception des aliments, sont aussi citées par Goudaillier parmi les réseaux de synonymie les plus productifs du français contemporain des cités (Goudaillier, 2001 : 31-33). Les séries synonymiques contenues dans le dictionnaire de Colin et al. sont également impressionnantes dans bien des cas. En considérant les notions citées plus haut sous différents aspects, nous trouvons qu’amour a six équivalents argotiques, coït et coïter en ont respectivement 50 et 151, nourriture peut se dire de 31 façons en argot sans compter cuisine, repas, pain, fromage, etc., il y a 70 mots et expressions pour boisson, sans tenir compte d’alcool, eau-de-vie ou de vin, 37 pour bagarre et 88 pour argent, si on « comptabilise » tous les renvois dans le Glossaire français-argot (Colin et al., 2006).

Selon l’enquête conduite en 2000, les grandes thématiques de l’argot commun des jeunes budapestois étaient, dans un ordre décroissant : 1. femme, fille, 2. stupide + mauvais, 3. sexe de l’homme, 4. bon/bien, 5. drogue, 6. faire l’amour, 7. uriner + déféquer, 8. homme, garçon, 9. argent et 10. sexe de la femme (Szabó, 2004 : 205-209). C’est-à-dire que les mots qui permettent de dire du bien ou du mal occupaient une place de choix par leur fréquence synonymique dans l’argot des jeunes Budapestois au tournant des années 1990-2000.

1. Enquête

Pour la collecte des données, nous avons mené une enquête entre le 19 avril et le 25 mai 2024 en diffusant via Google Drive un questionnaire en ligne. Ce dernier, que nous avons rédigé en hongrois, comportait huit questions dont nous proposons la traduction en français ci-dessous.

Question 1 : Avec quelle fréquence utilises-tu les mots et expressions suivants dans un cadre amical pour dire du bien de quelque chose ? (40 mots/expressions à évaluer sur une échelle de 1 à 5)

Question 2 : Quels autres mots et expressions utilises-tu dans un cadre amical pour dire du bien de quelque chose ?

Question 3 : Avec quelle fréquence utilises-tu les mots et expressions suivants dans un cadre amical pour dire du mal de quelque chose ? (25 mots/expressions à évaluer sur une échelle de 1 à 5)

Question 4 : Quels autres mots et expressions utilises-tu dans un cadre amical pour dire du mal de quelque chose ?

Question 5 : Comment dis-tu à ton ami(e) que tu te sens bien avec lui/elle ?

Question 6 : Comment dis-tu à ton ami(e) que son style te plaît ?

Question 7 : Comment dis-tu à ton ami(e) que tu n’aimes pas la coiffure d’un(e) ami(e) commun(e) ?

Question 8 : Comment dis-tu à ton ami(e) que tu n’aimes pas le pull d’un(e) ami(e) commun(e) ?

Ces huit questions s’articulent autour des trois principaux objectifs de notre recherche. La première et la troisième question nous ont permis de vérifier la fréquence d’utilisation des mots et expressions répertoriés dans le corpus de D. Szabó en invitant les participants à évaluer sur une échelle de 1 à 5 la fréquence d’utilisation de 65 mots et expressions au total. La deuxième et la quatrième question nous ont fourni de nouvelles données concernant les mots et expressions pour dire du bien et du mal circulant actuellement dans l’argot commun des jeunes Hongrois. Enfin, à l’aide des quatre dernières questions, nous avons pu analyser quelques situations de communication concrètes.

Nous avons recueilli au total 137 réponses à notre questionnaire venant de personnes âgées de 18 à 35 ans[2] dont une majorité de femmes (106 femmes, 77%) contre une minorité d’hommes (31 hommes, 23%). Cette tranche d’âge a été répartie en trois sous-tranches, celle de 18 à 25 ans (74%) l’emportant largement sur celle de 26 à 30 ans (18%) et sur celle de 31 à 35 ans (8%). Quant à la profession, parmi les 137 participants de l’enquête, 70% sont élèves ou étudiants et 30% sont des employés. La dernière variable sociale que nous avons incluse dans notre enquête était le lieu de résidence : 69% des participants habitant la capitale, 16% résidant dans une ville, 9% dans un village et 6% dans un chef-lieu de département[3].

2. Résultats de l’enquête

Dans la suite de cet article, nous rendrons compte des résultats de notre enquête regroupés autour de nos trois objectifs de recherche : revisiter un échantillon du corpus de D. Szabó, recueillir des mots et expressions actuellement en usage en hongrois et analyser quelques situations de communication.

2.1. Dire du bien – le corpus de D. Szabó revisité

Notre questionnaire contenait deux questions dont le but était de faire évaluer par les participants de l’enquête la fréquence d’utilisation des mots et expressions repérés dans le corpus de D. Szabó. Après l’analyse des résultats obtenus, nous avons réparti les mots dans quatre catégories :

Tableau 1. Degré d’utilisation des mots et expressions pour dire du bien figurant dans le corpus de D. Szabó
Mots inusités (14 mots – 35%)
ász, atom, baró, császár, csipáz, fessz, fles, gizda, kamáz(ik), lácsa/lácsó, májer, márkás, rulez, sirály
Mots rarement utilisés (14 mots – 35%)
állat, baba, csíp, csúcs, filinges/feelinges, frankó, haláljó, kafa/klafa, komál, kóser, penge, pöpec, vagány, zsír
Mots fréquemment utilisés (7 mots – 17,5%)
bejön, bír, klassz, kúl/cool, nagyon ott van, szimpi, tuti
Mots constamment utilisés (5 mots – 12,5%)
fasza, király, menő, okés, szuper

En ce qui concerne les mots et expressions pour dire du bien, 70% des mots sont considérés par les participants comme étant inusités[4] ou rarement utilisés et seulement 30% comme fréquemment ou constamment employés. Ces résultats semblent s’aligner avec ceux d’une recherche antérieure (Kovács, 2021) dans laquelle nous avions déjà revisité le corpus de D. Szabó du point de vue du champ lexical d’aimer. En comparaison de ce travail antérieur, six mots (atom, császár, csipáz, márkás, sirály et vagány) attestent une circulation moins importante dans la présente recherche alors que quatre mots (kúl/cool, menő, szuper et tuti) semblent être davantage employés. Dans la suite de notre article, nous prenons un exemple de chaque catégorie (les adjectifs vagány et menő) pour en proposer une analyse selon les différentes variables sociales.

2.1.1. L’adjectif vagány

L’adjectif hongrois vagány ‘bon, bien’ vient du substantif vagány ‘qui a du cran < voyou’ par glissement de sens (Szabó, 2004 : 320). Les résultats de notre enquête n’affichent pas, de manière générale, de véritable différence quant au sexe des participants mais de légères divergences peuvent être constatées au niveau des tranches d’âges.

Comme la figure 1 en témoigne, les femmes et hommes participant à notre enquête déclarent utiliser cet adjectif, de manière générale, avec la même fréquence, la seule différence étant l’emploi rare (33% pour les femmes contre 26% pour les hommes). Néanmoins, si nous observons les tranches d’âges de 26 à 30 ans et de 31 à 35 ans, quelques divergences peuvent être identifiées : 5% des femmes de 26 à 30 ans affirment employer ce mot de façon constante et fréquente contre 0% des hommes alors que 6% des hommes de 31 à 35 ans déclarent utiliser cet adjectif de manière constante contre seulement 1% des femmes.

L’utilisation de l’adjectif vagány selon le sexe et l’âge
Figure 1. L’utilisation de l’adjectif vagány selon le sexe et l’âge

Quant aux variables selon la profession et le lieu de résidence, une différence importante peut être remarquée sur la figure suivante.

L’utilisation de l’adjectif vagány selon la profession et le lieu de résidence
Figure 2. L’utilisation de l’adjectif vagány selon la profession et le lieu de résidence

Les employés affirment utiliser l’adjectif vagány plus fréquemment que les élèves et étudiants (63% pour les usages constant, fréquent et rare chez les employés contre 48% chez les élèves et étudiants). Cette différence se confirme aussi au niveau des lieux de résidence, surtout dans le cas des habitants de la capitale, des villes et des villages.

2.1.2. L’adjectif menő

L’adjectif menő ‘à la mode’ est issu du participe présent correspondant à megy ‘aller’ par glissement de sens (Szabó, 2004 : 295). Ce mot présente des différences dans l’emploi selon les variables du sexe et de l’âge.

L’utilisation de l’adjectif menő selon le sexe et l’âge
Figure 3. L’utilisation de l’adjectif menő selon le sexe et l’âge

D’après les résultats de notre enquête, l’adjectif menő semble être davantage employé par les femmes que par les hommes : 50% des femmes déclarent l’utiliser de façon constante contre 35% des hommes. Cette différence apparaît clairement dans le cas des tranches d’âges de 18 à 25 (36% pour les femmes contre 29% pour les hommes) et de 26 à 30 ans (11% pour les femmes contre 3% pour les hommes).

Cet adjectif témoigne également de différences dans le degré d’utilisation si nous prenons en compte les variables sociales de la profession et du lieu de résidence.

Ce sont globalement les élèves et étudiants qui déclarent utiliser l’adjectif menő plus fréquemment que les employés (88% pour les emplois constant et fréquent chez les élèves et étudiants contre 78% chez les employés). Au niveau du lieu de résidence, cette différence est surtout confirmée dans le cas des habitants de la capitale où 17% des employés affirment utiliser rarement voire pas du tout cet adjectif alors que ce pourcentage ne s’élève qu’à 8% chez les élèves et étudiants.

L’utilisation de l’adjectif menő selon la profession et le lieu de résidence
Figure 4. L’utilisation de l’adjectif menő selon la profession et le lieu de résidence

2.2. Dire du mal – le corpus de D. Szabó revisité

Dans notre questionnaire, nous avons également souhaité nous replonger dans le corpus de D. Szabó pour examiner les mots et expressions pour dire du mal. À l’instar des mots pour dire du bien, nous les avons regroupés dans quatre catégories selon leur fréquence d’utilisation.

Tableau 2. Degré d’utilisation des mots et expressions pour dire du mal figurant dans le corpus de D. Szabó
Mots inusités (3 mots – 12%)
avétos, gatter, zéró
Mots rarement utilisés (9 mots – 36%)
cinkes, cumi, csíra, csoffadt, égő, gány, gyér, lepra, tré
Mots fréquemment utilisés (7 mots – 28%)
ciki, gagyi, geci, gyökér, lepukkant, nulla, szemét
Mots constamment utilisés (6 mots – 24%)
béna, gáz, para, szar, szívás, szopás

Comme en témoigne le tableau 2, les participants de l’enquête affirment employer, de façon constante ou fréquente, plus de la moitié des mots (52%) et considèrent les 48% restants comme rarement utilisés ou inusités. Dans ce qui suit, nous prendrons comme exemple l’adjectif gáz, appartenant à la catégorie des mots constamment utilisés, et l’analyserons en fonction des variables sociales.

2.2.1. L’adjectif gáz

L’adjectif gáz ‘désagréable, mauvais’ provient du substantif gáz ‘gaz’ (Szabó, 2004 : 273). D’après les résultats de notre recherche présentés sur la figure ci-dessous, ce mot affiche une différence d’emploi selon le sexe et l’âge.

L’utilisation de l’adjectif gáz selon le sexe et l’âge
Figure 5. L’utilisation de l’adjectif gáz selon le sexe et l’âge

Si 54 % des femmes déclarent utiliser cet adjectif de manière constante, le pourcentage pour le même emploi ne s’élève qu’à 32% chez les hommes. Cette tendance se confirme avant tout dans le cas des tranches d’âges de 18 à 25 ans (38% pour les femmes contre 23% pour les hommes) et de 26 à 30 ans (12% pour les femmes contre 6% pour les hommes).

Les deux autres variables sociales, à savoir la profession et le lieu de résidence, montrent également quelques différences d’usages.

De manière générale, les employés sont plus nombreux à affirmer utiliser l’adjectif gáz (86% pour les emplois constant et fréquent chez les employés contre 79% chez les élèves et étudiants). Quant au lieu de résidence, cette tendance est particulièrement présente auprès des habitants de la capitale : 66% d’emploi constant et fréquent chez les employés contre 53% chez les élèves et étudiants.

L’utilisation de l’adjectif gáz selon la profession et le lieu de résidence
Figure 6. L’utilisation de l’adjectif gáz selon la profession et le lieu de résidence

2.3. Différences dans la circulation des mots

À la fin de la première partie de notre enquête, il nous paraît important de nous arrêter sur deux tendances identifiées lors du dépouillement de notre corpus.

Tableau 3. Différences dans la circulation des mots pour dire du bien et du mal selon la fréquence d’emploi
brak danych Dire du bien Dire du mal
Mots inusités 35% 12%
Mots rarement utilisés 35% 36%
Mots fréquemment utilisés 17,5% 28%
Mots constamment utilisés 12,5% 24%

Comme le tableau ci-dessus en témoigne, les mots et expressions pour dire du mal semblent davantage circuler parmi les participants de notre enquête avec 52% pour les usages constant et fréquent contre seulement 30% pour ces mêmes usages quant aux mots pour dire du bien.

Ajoutons que ces mots affichent également dans notre corpus une différence de circulation selon le sexe des participants.

Tableau 4. Différences dans la circulation des mots pour dire du bien et du mal selon le sexe
brak danych Dire du bien Dire du mal
Hommes 35% 28%
Femmes 20% 24%
Hommes et femmes 45% 48%

Les mots pour dire du bien et du mal sont davantage attestés auprès des hommes, cette différence étant plus prononcée dans les cas des mots pour dire du bien (35% pour les hommes contre 20% pour les femmes). Cependant, il est important de remarquer que dans notre enquête les femmes sont surreprésentées (77%) et les hommes sous-représentés (23%), ce qui peut biaiser d’une certaine manière les résultats de notre recherche.

2.4. Dire du bien – expressions actuellement utilisées

La deuxième partie de notre enquête s’est concentrée sur le recueil de mots et expressions qui sont actuellement en usage parmi les jeunes Hongrois. Le tableau ci-dessous réunit les quatre types d’exemples les plus fréquents de notre corpus pour dire du bien.

Tableau 5. Expressions actuellement utilisées pour dire du bien[5]
Diverses formes créées à partir de l’adjectif ‘bon’
kurva jó (11), k*rva jó, tök jó (10), rohadt jó (5), baromi jó (4), gecijó (4), marha jó (3), brutál jó, csudijó, de jó, extrém jó, gec*jó, irtó jó, iszonyat jó, iszonyú jó, kib*szott jó
Verbe ad ‘apprécier qqch’ et ses diverses formes (< verbe ad ‘donner’)
adom (28), szétadom (6), nagyon adom (3), adós (2), adnám
Emprunts à l’anglais
fullos (9), nice (6), nájsz, fancy (3), peak (3), smash (3), toppos (2), based, best, nagyon giving, real, sexy, szexi, slay, vibe, vibeos, vájbolom, wow
Diverses formes créées à partir de l’adjectif szuper (< allemand super < latin super)
szupi (10), szupcsi (2), szupcsa, szupicsek, csúcsszuper, hiperszuper

Les exemples répertoriés représentent divers procédés de création lexicale. Les formes les plus fréquemment attestées dans notre corpus sont créées à partir de l’adjectif ‘bon’ par l’ajout, dans la majorité des cas, d’un autre adjectif ou d’un adverbe. Remarquons ici l’attitude des locuteurs qui, jugeant certaines formes osées, utilisent l’astérisque pour s’en distancier (k*rva jó, gec*jó, kib*szott jó). Arrive ensuite le verbe ad ‘apprécier qqch’ provenant du verbe ad ‘donner’ par glissement de sens. En troisième place se trouvent les emprunts à l’anglais qui peuvent être rangés dans deux grandes catégories : soit ils gardent leur orthographe originelle (nice, fancy, peak, smash, etc.), soit ils sont adaptés à l’orthographe hongroise (nájsz < nice, szexi < sexy, vájbolom < vibe). Ces mots peuvent en outre être suffixés à la hongroise par l’adjonction du suffixe adjectival -s, comme en témoignent les exemples fullos et toppos. Notre liste comprend également les diverses formes de l’adjectif szuper créées par apocope et resuffixation (szupi, szupcsi, szupcsa, szupicsek) ou par composition (csúcsszuper, hiperszuper).

2.5. Dire du mal – expressions actuellement utilisées

Quant aux mots actuellement en usage pour dire du mal, nous avons également repéré les exemples les plus fréquents et les avons regroupés dans le tableau suivant.

Tableau 6. Expressions actuellement utilisées pour dire du mal
Substantif/adjectif fos et ses diverses formes (< hongrois fam. fos ‘excrément’)
fos (27), fostos (2), fostalicska, fostaliga
Emprunts à l’anglais
cringe (9), krindzs (2), offos (8), (nagyon) off (2), meh (4), eh (2), flop, lame, nah, hell nah, noob, pass, trash
Adjectif szopó ‘désagréable’ et ses diverses formes (< szop ‘téter, sucer’)
szopó (3), szopóroller (2), szopacs (2), kősz*pás, sz*póálarc
Diverses formes créées à partir du substantif/adjectif szar ‘mauvais’ (< hongrois fam. szar ‘excrément’)
geciszar (3), gec*szar, kegyetlen sz*r, kurva szar, mocsokszar, rakás/kalap szar

Le mot qui arrive en tête de liste est le substantif/adjectif fos provenant du hongrois familier fos ‘excrément’ par glissement de sens. Ce mot peut être suffixé (fostos) ou entrer dans une composition (fostalicska, fostaliga < fos ‘excrément’ + talicska ou taliga ‘brouette’). À l’instar des mots pour dire du bien, les emprunts à l’anglais pour dire du mal apparaissent également en grand nombre, adaptés ou non à l’orthographe hongroise. L’adjectif szopó ‘désagréable’, formé à partir du verbe szop ‘téter, sucer’ par l’ajout d’un suffixe, peut subir une troncation par apocope suivie d’une resuffixation (szopacs) ou entrer dans une composition (szopóroller < szopó ‘désagréable’ + roller ‘trottinette’, etc.). Enfin, nous pouvons mentionner les diverses formes créées à partir du substantif/adjectif szar ‘mauvais’ issu du hongrois familier szar ‘excrément’. Dans le cas des deux dernières catégories, il est important d’attirer l’attention sur l’utilisation de l’astérisque par les locuteurs (voir à ce propos notre remarque plus haut).

2.6. Situations de communication

La dernière partie de notre enquête s’est proposée d’étudier quatre situations de communication afin d’observer en contexte l’utilisation des mots pour dire du bien et du mal par les jeunes Hongrois.

2.6.1. Se sentir bien avec son ami(e)

Les participants de notre enquête mobilisent un grand nombre de mots et expressions pour dire qu’ils se sentent bien avec leur ami(e) comme en témoigne le tableau ci-dessous.

Tableau 7. Mots pour dire qu’on se sent bien avec son ami(e)[6]
Diverses formes créées à partir de l’adjectif ‘bon’
Tök jó volt ma veled. « C’était très bien avec toi aujourd’hui. » ; Tök jól érzem magam veled. « Je me sens très bien avec toi. » ; Kurva jól szórakoztam. « Je me sentais grave bien. »
Adjectif szuper (< allemand super < latin super)
Szuper veled. « C’est super avec toi. » ; Nagyon szuper ez a nap veled. « Cette journée est super avec toi. » ; Szuperül éreztem magam. « Je me sentais super bien. »
Adjectif király ‘bien, bon’ (< király ‘roi’, par glissement de sens)
Tök király veled. (2) « C’est très chouette avec toi. » ; Tök király. « C’est très chouette. » ; Nagyon király volt együtt lenni. « C’était chouette de se voir. »
Substantif vibe et sa forme verbale (< anglais vibe ‘ambiance, atmosphère’)
Nagyon jók a vibe-ok. (2) « Les vibes sont trop bonnes. » ; Annyira vibe-olunk. « On vibe trop. » ; Tetszenek a vibe-ok. « Les vibes me plaisent. »

Les mots les plus fréquemment attestés dans notre corpus comprennent les diverses formes de trois adjectifs : ‘bon’, szuper ‘super’ et király ‘bien, bon’. À part ces trois adjectifs, soulignons également la présence importante de l’emprunt à l’anglais vibe et de sa forme verbale créée par l’adjonction du suffixe verbal -ol : vibe-ol.

2.6.2. Apprécier le style de son ami(e)

Le fait d’apprécier le style de son ami(e) est aussi exprimé de diverses manières par les participants de notre enquête. Le tableau suivant regroupe les exemples les plus fréquents répertoriés dans notre corpus.

Dans ce contexte, nous trouvons deux verbes : ad ‘aimer’ et bír ‘aimer’, issus respectivement des verbes ad ‘donner’ et bír ‘supporter’ par glissement de sens, et deux adjectifs menő ‘à la mode’ (provenant du participe présent correspondant au verbe megy ‘aller’) et fullos ‘bon, bien’ (qui est un emprunt à l’anglais full suivi de l’ajout du suffixe adjectival -s).

Tableau 8. Mots pour apprécier le style de son ami(e)
Verbe ad ‘apprécier qqch’ (< verbe ad ‘donner’, par glissement de sens)
Nagyon adom a stílusod. (3) « Je kiffe beaucoup ton style. » ; Nagyon adom a mai outfited. « Je kiffe beaucoup ton outfit. » ; Adom a stilót. « Je kiffe ton style. »
Verbe bír ‘aimer’ (< bír ‘supporter’, par glissement de sens)
Bírom a stílusodat. (5) « Je kiffe ton style. » ; Bírom a mai szettedet. « Je kiffe ton look aujourd’hui. » ; Nagyon bírlak. « Je te kiffe grave. »
Adjectif menő ‘à la mode’ (< part. prés. correspondant à megy ‘aller’)
Nagyon menő a stílusod. (3) « Tu es grave stylé. » ; Menő cuccaid vannak. « Tes fringues sont stylées. » ; Tök menő a stílusod. « Tu es grave stylé. »
Adjectif fullos ‘bon, bien’ (< anglais full ‘complet, plein’ + suffixe adjectival -s)
Fullos a stílusod. « Ton style est cool. » ; Nagyon fullos ez a szett. « Ton look est grave cool. » ; Fullos az outfited. « Ton outfit est cool. »

2.6.3. Ne pas aimer la coiffure d’un(e) ami(e)

Les deux dernières situations de communication se rapportent au fait de dire du mal. Les réponses des participants de l’enquête contiennent différents mots pour exprimer qu’ils n’aiment pas la coiffure d’un(e) ami(e).

Tableau 9. Mots pour dire qu’on n’aime pas la coiffure d’un(e) ami(e)
Adjectif béna ‘mauvais, ridicule’ et ses diverses formes (< béna ‘paralysé’, par glissement de sens)
Béna a haja. « Sa coiffure est ridicule. » ; Kicsit béna a haja. « Sa coiffure est un peu ridicule. » ; Nagyon béndzsó. « C’est très ridicule. »
Adjectif szar ‘mauvais, laid’ (< hongrois fam. szar ‘excrément’)
Elég szar lett a frizurája. « Sa coiffure est moche. » ; Jó szar a haja. « Sa coiffure est très moche. » ; Szarul néz ki a frizurája. « Sa coiffure est moche. »
Adjectif gáz ‘mauvais, moche’ (< gáz ‘gaz’)
Elég gáz. « C’est assez moche. » ; Nagyon gáz a frizurája. « Sa coiffure est très moche. » ; Nagyon gáz lett a sérója. « Sa coupe est très moche. »
Verbe bejön ‘plaire à qqn’ dans une construction négative (< verbe bejön ‘entrer’, par glissement de sens)
Nekem nem jön be. « Je ne kiffe pas. » ; Nekem nem annyira jön be. « Je ne kiffe pas trop. » ; Nekem annyira nem jön be Xy haja. « Je ne kiffe pas trop sa coiffure. »

À part les adjectifs szar ‘mauvais, laid’ et gáz ‘mauvais, moche’ que nous avons vus à plusieurs reprises, les participants utilisent régulièrement l’adjectif béna ‘mauvais, ridicule’, provenant de l’adjectif béna ‘paralysé’ par glissement de sens, ainsi que ses diverses formes créées par exemple par suffixation (béndzsó). Le verbe bejön ‘plaire à qqn’ dans une construction négative apparaît également sur notre liste des mots fréquemment employés.

2.6.4. Ne pas aimer le pull d’un(e) ami(e)

Enfin, les réactions données par les participants à la dernière situation comprennent presque les mêmes mots que celles reçues dans la situation précédente.

Tableau 10. Mots pour dire qu’on n’aime pas le pull d’un(e) ami(e)
Verbe bejön ‘plaire à qqn’ dans une construction négative (< verbe bejön ‘entrer’, par glissement de sens)
Nekem ez a pulcsi nem annyira jön be. (2) « Je ne kiffe pas trop ce pull. » ; Ez nekem nem annyira jön be. « Je ne kiffe pas trop ça. » ; Nem jön be az a pulcsi. « Je ne kiffe pas trop ce pull. »
Adjectif gáz ‘mauvais, moche’ (< gáz ‘gaz’)
Gáz a pulcsija. « Son pull est moche. » ; Olyan gáz. « C’est très moche. » ; Irtó gáz az a pulcsi. « Son pull est grave moche. »
Adjectif béna ‘mauvais, ridicule’, (< béna ‘paralysé’, par glissement de sens)
Elég béna az a pulcsi. (2) « Ce pull est ridicule. » ; De béna a pulcsija. « Comme son pull est ridicule. » ; Béna a pulóvere. « Son pull est ridicule. »

Nous retrouvons ici le verbe bejön dans une construction négative ainsi que les adjectifs gáz et béna mais dans un ordre d’importance différent.

En guise de conclusion

Les résultats de la comparaison des deux corpus, celui de 2000 et celui, plus réduit, de 2024, montrent un bel exemple du dynamisme et de la stabilité qui caractérisent ensemble les langages de type argotique : un quart de siècle après l’enquête de 2000, 12% des mots et expressions utilisés pour dire du mal et 35% des termes qui servent à dire du bien ne sont plus utilisés, alors que de nombreux nouveaux mots et expressions sont apparus en 25 ans. Cependant, la majeure partie du lexique argotique examiné, certes à des degrés variables, reste toujours employée dans l’argot des jeunes Budapestois.

La réévaluation de l’enquête de 2000 met également en valeur la néologie en action : outre l’apparition de nouvelles matrices sémantico-formelles[7] comme celle constituée par le verbe ad ‘donner’, nous assistons notamment à une augmentation spectaculaire du nombre des anglicismes dans le domaine de dire du bien ou du mal dans l’argot des jeunes Hongrois.


Autorzy

* Dávid Szabó, est linguiste, sociolinguiste, lexicographe et traducteur. Il enseigne la linguistique et la traduction au Département d’Études Françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest. Il y est également le directeur du Centre Interuniversitaire d’Études Françaises et de la Revue d’Études Françaises. Il a été maître de conférences associé à Paris 3 et professeur invité à l’ENS (Paris). Ses principaux domaines de recherches sont l’étude des variétés périphériques françaises et hongroises, la lexicographie bilingue et la traductologie. Il est le (co)auteur de plusieurs dictionnaires hongrois-français/français-hongrois. Il est le coordinateur du comité hongrois de l’Eurodram, réseau européen pour la traduction théâtrale.

* Máté Kovács, est linguiste, docteur en sciences du langage et enseignant-chercheur au Département d’Études Françaises de l’Université Eötvös Loránd de Budapest où il est le responsable pédagogique de la formation des futurs enseignants de FLE. Ses domaines de recherche sont la sociolinguistique, en particulier les variétés de langue non standard, l’analyse du discours et la didactique des langues. Il est le secrétaire général de l’Association Hongroise des Enseignants de Français.


Bibliographie

Calvet, Louis-Jean (1994), L’argot, Paris, Presses Universitaires de France

Colin, Jean-Paul, Mével, Jean-Pierre, Leclère, Christian (2006), Grand dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse

Goudaillier, Jean-Pierre (2001), Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve & Larose

Guiraud, Pierre (1958), L’argot, Paris, Presses Universitaires de France

Kovács, Máté (2021), « Le champ lexical d’aimer dans l’argot commun des jeunes Hongrois », Acta Universitatis Lodziensis. Folia Litteraria Romanica, no 16, p. 105-117, https://doi.org/10.18778/1505-9065.16.10

Szabó, Dávid (2004), L’argot des étudiants budapestois, Paris, L’Harmattan


Notes

  1. 1 Le titre originel de la thèse, soutenue en 2002 à l’Université Paris Descartes sous la direction de J.-P. Goudaillier, était L’argot commun des étudiants budapestois.
  2. 2 Cela correspondait aux tranches d’âge visées par l’enquête de 2000 (Szabó, 2004 : 101-106).
  3. 3 Les informateurs lors de l’enquête de 2000 étaient des jeunes nés ou habitant à Budapest.
  4. 4 Cependant, les inusités ne représentent que 35% comme nous l’avons vu plus haut.
  5. 5 Les chiffres entre parenthèses indiquent le nombre d’occurrences relevées dans notre corpus.
  6. 6 Dans cette partie de l’article, toutes les expressions sont traduites en français par les auteurs.
  7. 7 Par analogie avec les matrices sémantiques dont parle Calvet (1994 : 35-42).