Les mots de la violence chez les jeunes de banlieue : schémas produits par la domination masculine dans la littérature issue de l’immigration
https://orcid.org/0000-0002-7892-1710
Pléiade, Université Sorbonne Paris Nord
olga.desfeux@sorbonne-universite.fr
RÉSUMÉ
Les disparités géographiques et sociales qui se sont créées entre la ville-centre et ses périphéries font naître des formes de désordres et de révoltes désignées, dans les discours médiatiques, par le terme « violences urbaines » et attribuées aux jeunes originaires des banlieues. Les écrivains issus de l’immigration (Habiba Mahany, Mohamed Razane, Rachid Djaïdani, Zahwa Djennad, Thomté Ryam) l’associent à une expérience destructrice qui compromet l’avenir de leurs personnages. Les sources de la violence qu’ils évoquent sont multiples : le racisme, la marginalisation des immigrés, les enjeux de territoire et de réputation, les différends entre les quartiers et les autorités. La violence verbale, qui est au centre de la recherche, se décline sous différents aspects observés dans les romans : injures sexistes, appellations racistes, qualifications humiliantes. Le croisement du concept de violence verbale avec la question de genre permet de mieux comprendre les processus identitaires dans les banlieues où la masculinité tend à se réduire à la virilité.
MOTS-CLÉS – langage des banlieues, violence verbale, rapports de genre, construction identitaire, littérature issue de l’immigration
Words of Violence in Suburban Language: Patterns Shaped by Male Domination in the Novels of Authors from Immigrant Backgrounds
SUMMARY
The geographical and social disparities that have emerged between city centre and its outskirts have given rise to forms of disorder and revolts referred in media discourse as “urban violence”, attributed to suburban youth. Writers of immigrant origin – Habiba Mahany, Mohamed Razane, Rachid Djaïdani, Zahwa Djennad, and Thomté Ryam – portray this violence as a destructive experience that jeopardises the future of their characters. The sources of violence they explore are diverse, including racism, the marginalisation of immigrants, territorial and reputational tensions, and conflicts between neighbourhoods and authorities. Verbal violence, which is central to this research, manifests in various forms throughout these novels, including sexist insults, racist slurs, and degrading remarks. The intersection of the concept of verbal violence with the question of gender issues allows for a better understanding of identity processes in the suburbs, where masculinity tends to be reduced to virility.
KEYWORDS – Suburban slang, verbal violence, gender relations, identity construction, immigrant-background fiction
Introduction
Les disparités géographiques et sociales qui se sont créées entre la ville-centre et ses périphéries font naître des formes de désordres et de révoltes désignées, dans les discours médiatiques, par le terme « violences urbaines » et attribuées aux jeunes originaires des banlieues. Interprétée comme une réaction face à l’exclusion (Dubet, 1992 ; Groenemeyer, 2006), la violence devient un moyen puissant d’affirmation de soi. Les écrivains contemporains issus de l’immigration (Habiba Mahany, Mohamed Razane, Rachid Djaïdani, Zahwa Djennad, Thomté Ryam) l’associent à une expérience destructrice qui compromet l’avenir de leurs personnages. Les sources de la violence qu’ils évoquent sont multiples : le racisme, la marginalisation des immigrés, les enjeux de territoire et de réputation, les différends entre les quartiers et les forces de l’ordre. Les scènes urbaines inspirées de faits vécus et décrites avec beaucoup d’ironie ne sont pas centrées sur la composante socioéconomique de la violence qui émerge de nombreuses recherches (Beaud, Pialoux, 2003 ; Finder, Tomkiewicz, 2010), mais mettent plutôt en avant sa dimension culturelle abordée par David Lepoutre : positivée dans la culture de la rue, valorisée par ses acteurs, elle est perçue comme une façon de se créer une réputation auprès des pairs (Lepoutre, 1997).
Si le concept de violence a été largement affiné par les sociologues (Lagrange, 2001 ; Lazar, 2002 ; Le Goaziou, Mucchielli, 2009), les philosophes (Bui-Trong, 2002 ; Dorlin, 2015) et les anthropologues (Itéanu, 2006), celui de violence verbale est plus rarement abordé dans les études sociolinguistiques. Utilisée pour intimider, humilier ou contrôler une personne, elle se décline sous différentes formes observées dans les romans : appellations racistes, insultes sexistes, propos dégradants, menaces.
La violence verbale est étudiée dans les relations d’autorité (résidents des banlieues / agents de police), de rivalité pour l’influence au sein du groupe (hommes / hommes) et d’opposition entre le masculin et le féminin (hommes / femmes ou hommes efféminés). L’objectif de l’étude consiste à croiser le concept de violence verbale avec la question d’identité spatiale (Guérin-Pace, 2007 ; Lassi, 2013), ethnique (Vieillard-Baron, 1994 ; Tremblay, Corbière, Perron, Coallier, 2001) et de genre (Coutras, 2002 ; Morhain, Proia, 2009 ; Simonetti, 2021) pour mieux comprendre ses mécanismes et sa nature. La violence verbale est considérée comme une configuration d’actes causés par différents facteurs et amplifiés par des effets de langage (figures de répétition).
1. Les représentations de la violence verbale dans la littérature issue de l’immigration
1.1. Les mots pour parler de race et d’ethnicité : problème d’identification
Les risques de violences ethniques sont atténués par la situation multiculturelle de la banlieue où plusieurs communautés sont amenées à coexister. Les mots black, renoi « noir », rebeu « arabe », noich « chinois » sont régulièrement employés par les jeunes de banlieue pour identifier les représentants des ethnies qu’ils côtoient quotidiennement (il peut s’agir dans ce cas-là d’une fonction dénominative).
La protagoniste de Mahany, Sabrina, appelle polack ses voisins d’origine polonaise et suscite la désapprobation de son camarade de classe Alphonse qui fait allusion au caractère xénophobe du terme. Même si, parmi les mots qui font référence à une ethnie, il y a ceux qui se sont débarrassés de leur connotation péjorative (dans Le Petit Robert 2024, le mot rebeu est suivi de la marque stylistique « familier »), il y en a d’autres (crouille, bicot « Maghrébin » ou polack « Polonais ») qui peuvent être perçus comme racistes : polack est qualifié comme familier et péjoratif, crouille comme populaire et péjoratif et bicot comme vieilli, familier et péjoratif (1).
[1] – Tu devrais pas dire polack, me reprend Alphonse, tu aimerais, toi, qu’on t’appelle crouille ou bicot ? (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 241).
Le personnage de Ryam, Mobi, est un invité rwandais qui rencontre une jeune fille à Paris et se retrouve dans un café en compagnie de ses copains. L’un d’eux, « Nico la crevette », demande à Mobi s’il peut l’appeler « bamboula » Mobi accepte (Ryam, Banlieue noire, 2006 : 116). Le mot provient d’une langue de Guinée où il signifie « tambour » par allusion aux Noirs qui sont considérés comme amateurs de fêtes. Utilisé dans une conversation entre ces jeunes, qui ont tous des surnoms (« Pépette », « La grande folle », « Nico la crevette »), bamboula (« personne de couleur noire »), n’est qu’une désignation substitutive au prénom du personnage qui met en relief ses origines.
Les mots qui renvoient à une ethnie sont plus souvent employés en tant que vannes (dans leur fonction ludique) qu’en tant qu’insultes (fonction « de commentaire » ou « métadiscursive »), dans la mesure où l’insulte suscite une remarque (Fracchiolla, 2017). « Actes ou paroles qui visent à outrager » (Le Petit Robert 2024 : 1348), les insultes « mettent en cause l’individu dans son appartenance décrétée » ou « dans son être supposé révélé par une situation déterminée » (Ernotte, Rosier, 2004 : 36). Les vannes, par contre, représentent « toutes sortes de remarques virulentes, de plaisanteries désobligeantes et de moqueries échangées sur le ton de l’humour entre personnes qui se connaissent ou du moins font preuve d’une certaine complicité » (Lepoutre, 1997 : 137). « Potentiellement exclusive et agressive » (Bertucci, Boyer, 2013 : 713), la vanne a pour but de faire rire (par rapport à l’insulte qui vise à blesser), même si la provocation est sous-jacente.
Alphonse, chez Mahany, devient la cible des moqueries de ses camarades de classe en raison de ses origines haïtiennes. Le jeu de mots dont il est l’objet résulte du rapprochement de deux homophones : carlouche « Noir » et car louche « un bus rempli de gens douteux » (2).
[2] – Tu sais ce que c’est un bus rempli de Noirs ? Un car louche (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 201).
Dans les contextes analysés, les insultes expriment plutôt l’animosité du sujet parlant envers son interlocuteur (fonction émotive) que l’intention de dénigrer l’ethnie de celui-ci. Dans le même roman, Alphonse, dont les succès scolaires et les bonnes manières suscitent la jalousie des autres élèves, est traité de négro « personne noire » par l’un d’entre eux qui est lui-même noir. Les formules de menace (défoncer sa race, mettre sa mère) traduisent l’agacement de l’agresseur (il est vénère « énervé, fâché ») (3).
[3] La guerre risque de charrier son lot de victimes. J’exagère à peine, les lascars sont comme fous. On va lui défoncer la race ! Putain de négro, je vais lui mettre sa mère ! Tout dans la subtilité, les gros bras. Qu’ils soient vénères, soit, mais que Lamine, ce grand Black, traite Alphonse de négro, va comprendre (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 237).
Si les jeunes n’approuvent pas le racisme, les adultes sont moins tolérants. Mahany parle de sa voisine Yvonne qui évite de sortir de l’appartement pour ne pas se mélanger aux représentants des ethnies peuplant les banlieues : les Arabes (crouilles), les Chinois (chinetoques) et les Noirs (bamboulas). Parmi eux il y a les membres de la famille de la narratrice du roman qu’Yvonne ignore toute l’année sans pour autant oublier de leur rendre visite à la fin du ramadan pour goûter aux délices de la table marocaine (4).
[4] Yvonne, c’est la dernière des racistes, une lepéniste convaincue qui s’en cache pas. Elle crache sur les Arabes, l’Islam et le Coran dans un même élan de haine. Elle se barricade chez elle avec son mari, pour se tenir éloignée des crouilles, des chinetoques et des bamboulas (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 130).
Chez les jeunes de banlieue l’identification à la cité avec ses codes est plus forte que leurs racines (à la différence de leurs parents qui s’agglomèrent plus facilement par origine ethnique), ce qui explique la mixité dans leurs groupes. Habitués à vivre dans une ambiance multiculturelle, ils peuvent utiliser, dans des situations neutres (qui ne sont pas marquées par la montée en tension), les termes connotés qui réfèrent à différentes ethnies et sont potentiellement blessants pour l’interlocuteur (B. Fracchiolla parle, dans ce cas-là, d’une violence verbale non intentionnelle, 2017 : 5).
Les conflits, qui semblent provenir de différences ethniques, masquent souvent d’autres logiques discursives : l’intention de valoriser son image au sein du groupe par des blagues déplaisantes (vannes), l’agressivité à l’égard de l’interlocuteur qui n’a pas de rapport aux origines de ce dernier (à la place d’une insulte raciste aurait pu être n’importe quel autre terme péjoratif). Si les conflits ethniques sont rares à l’intérieur des groupes de pairs, ils sont récurrents entre les jeunes issus de l’immigration et la minorité autochtone de la banlieue qui voit en eux des étrangers menaçant l’ordre public.
1.2. Les mots sexistes : rapports de genre
Dans la banlieue hermétique et structurée, la domination masculine fondée sur la division sexuelle des rôles sociaux (Fassin, 2008) est tellement ancrée dans l’inconscient collectif que toute tentative d’émancipation est brutalement réprimée. Les filles sont exposées aux violences verbales et physiques, subissent une pression permanente de la part de leurs grands frères qui cherchent à renforcer leur influence en imposant des interdits. Les baisers, les effleurements, tout ce qui touche à l’érotisme ou au sexe est un tabou suprême (Clair, 2012). Celles qui s’écartent des normes machistes ont droit à une réputation de pétasses « femmes vulgaires, provocantes » qui servent à satisfaire les désirs sexuels. Chez Djaïdani, les mots pétasse et meuf (verlan de femme), utilisés dans un contexte immédiat deviennent interchangeables : la femme est dépréciée, réduite à ses fonctions sexuelles (5).
[5] Bien armé tu possèdes le respect, cela t’apporte la cote avec les meufs, t’as comme deux zobs quand le flingue se cale à ton froc. Elles en raffolent, les pétasses aiment les chauds, alors, si elles aiment fort les chauds, les caïds te le répètent, il est logique de bander sur pétard avant de chercher à te faire des bombes de meufs (Djaïdani, Boumkoeur, 1999 : 26).
Chez Razane, toutes les femmes qui tchattent sur les sites Internet sont perçues comme un instrument de plaisir facilement accessible et traitées par le protagoniste masculin de putes « prostituées » et de poufiasses « femmes méprisables » (6).
[6] VanGogh : poufiasse, vieille dinde ki n’assume pa ce kel veu. Si té pa une pute, va t’okupé de ta famille o lieu de skwater le chat. Fem de classe ! Grosse pute ouais (Razane, Dit violent, 2006 : 145).
Comme la cohésion groupale repose sur une représentation virile de ses membres (Bertucci, Boyer, 2013), toute manifestation de faiblesse est inacceptable. Ceux qui ne correspondent pas à l’image véhiculée sont qualifiés de baltringues « personnes méprisables » ou de bâtards « individus sans scrupules ». Razane compare la banlieue à une jungle où règne la loi du plus fort (7).
[7] Les codes entre les gamins ont changé aujourd’hui, c’est comme dans le règne animal ; si tu veux être respecté, tu te dois d’être violent sinon tu deviens un baltringue bon à dépouiller et à subir les pires humiliations (Razane, Dit violent, 2006 : 76).
Chez Djaïdani, l’un des jeunes de la cité (tess) doit restituer l’argent que les policiers en brigade anticriminelle (BAC) lui ont pris pendant une fouille. La perte de l’argent destiné à la famille d’un garçon tué au cours d’une bagarre est une faute impardonnable qui peut détruire sa réputation : aux yeux de tous il devient un bâtard « individu sans scrupules » (8).
[8] – Tu comprends, si les mecs de la tess apprennent que la thune qu’ils m’ont filée pour le décès n’est pas revenue à la famille, ils me crameront dans un méchoui. Personne n’avalera que les BAC m’ont dépouillé, j’ai une répute de bâtard… (Djaïdani, Viscéral, 2007 : 152).
Les caractéristiques comme sensibilité et sentimentalité sont attribuées traditionnellement aux femmes et aux hommes efféminés qui sont transgresseurs de l’identité de genre. Les mots qui qualifient ces derniers sont souvent du genre féminin : salope « femme facile », tantouze, tarlouze « homosexuel passif ». Utilisés comme insultes, ils servent à affirmer la masculinité mise en cause par l’effacement des frontières du genre. Le protagoniste de Djennad, Yaniss, diffère des garçons musclés de sa cité qui rêvent de devenir footballeurs ou rappeurs. Passionné de peinture, il a sa propre allure et sa manière de s’habiller qui n’échappent pas aux regards moqueurs de ses voisins. Les termes dévalorisants utilisés à son adresse soulignent son côté féminin (9).
[9] Déjà, ta dégaine, c’est une vraie dégaine de salope, avec ton gel sur les cheveux et tes pompes de tantouzes, mon frère t’as plus qu’à aller faire le trottoir habillé comme ça, mon frère, un vrai pédé, hey, hey. C’est combien p’tite pute ? (Djennad, Tabou : Confession d’un jeune de banlieue, 2013 : 34).
Le mot pédé devient, dans le contexte du roman, l’antonyme de kaïra « jeune délinquant » qui incarne la masculinité. De peur d’être découverts, les gays ne s’épanouissent qu’en dehors de la cité. Quand ils y sont, en revanche, ils redeviennent mâles, cachent leurs manières, s’inventent des aventures avec des filles. Titou, qui a une réputation de dragueur dans son quartier, est danseur dans un club de nuit pour gays (10).
[10] Titou, la mascotte du quartier, notre kaira de la « Cité-Rouge » à nous, pédé ! (Djennad, Tabou : Confession d’un jeune de banlieue, 2013 : 80).
Alphonse, chez Mahany, défie les modèles de conduite qui permettent aux garçons de sa classe de maintenir leur pouvoir : il évite de se mêler aux bagarres, n’adopte pas d’attitudes provocatrices ni de tactiques d’intimidation comme la violence verbale. Sa position va à l’encontre des valeurs promues dans la banlieue (connivence, démonstration de virilité), les fragilisent. Pour rétablir leur influence affaiblissante, ils le traitent de tarlouze et le menacent de représailles physiques : niquer sa mère « battre » (11).
[11] – Tu vas voir qu’un de ces quatre, je vais niquer ta mère, grosse tarlouze (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 170).
Par rapport à l’insulte raciste dont l’utilisation n’est pas approuvée au sein du groupe de pairs multiculturel, l’insulte à caractère sexuel est une sanction légitime envers tous ceux qui ne correspondent pas aux normes de la virilité. La subtile nuance entre les deux est expliquée dans le roman de Mahany (12).
[12] Dans le quartier, si vous vous en prenez à un renoi ou à un rebeu, vous êtes un raciste, mais si c’est à un « pédé », vous êtes un héros (Mahany, Kiffer sa race, 2008 : 170).
Enfermées dans la banlieue, les filles et les garçons deviennent otages de ses règles sexistes. Les filles sont amenées à obéir, tandis que les garçons à faire preuve d’une virilité agressive. L’apprentissage de la violence (insultes, menaces, agressions physiques) est, pour eux, une sorte d’initiation, un moyen de renforcer leur autorité. L’identité masculine est construite comme opposée à l’identité féminine (Clair, 2012) : force physique, puissance sexuelle, goût de pouvoir. La polarisation de genre (Bem, 1995) entraîne la stigmatisation de ceux dont les comportements ne sont pas considérés comme appropriés (femmes qui exposent leur sexualité, hommes efféminés), leur exclusion et leur « contre-identification » (Durif-Varembont, Weber, 2014 : 156). La masculinité dans la banlieue s’appuie sur la violence et l’homophobie envers les transgresseurs des normes.
2. Les mécanismes de production de la violence dans des contextes interactionnels
La violence verbale, moins visible que la violence physique, relève d’un système de valeurs et de normes adoptées dans une communauté et du niveau de tolérance individuel. Les menaces, les insultes peuvent être ressenties comme violentes par certains, alors que pour d’autres, ce sont « des scènes ordinaires de la banalisation de la violence » (Lazar, 2002 : 175). Définie par les sociolinguistes comme une « montée en tension interactionnelle » marquée par des « déclencheurs » et des « étapes séquentielles » spécifiques, la violence verbale est un « processus qui s’inscrit dans des actes de paroles repérables, des rapports de domination entre les locuteurs, des télescopages de normes et de rituels, des constructions identitaires » (Moïse, Auger, 2008 : 10). Ainsi, la violence est une configuration d’actes et de procédés argumentatifs dont la force peut être augmentée par le biais de figures de répétition ou d’insistance.
Dans la nouvelle de Razane Garde à vue, deux policiers, le gentil, Moustache, et le méchant, Bide, interrogent Abdel dans le commissariat l’accusant d’avoir braqué une banque. Abdel voudrait réagir avec les poings aux appellations humiliantes et aux coups des agresseurs, mais, menotté, il ne peut que lancer des insultes et des menaces de dommages physiques. La répétition de la formule « tu vas le payer » où s’insèrent des insultes (enculé, bâtard) exclut toute négociation (13).
[13] – Sa mère, tu vas le payer gros porc d’enculé, quand je sortirai tu vas le payer bâtard que tu es, on va te défoncer ta race ! (Razane, Garde à vue, 2007 : 214).
Dans le roman de Razane Dit violent, la tournure avec le verbe d’action bouger accompagné d’un complément d’objet direct (ta race « locution récurrente dans le langage des banlieues qui complète un mot et en accentue son sens ») ou d’un complément circonstanciel (hors de ma vue) met en exergue une situation de dénigrement dans laquelle le protagoniste insulte publiquement le contrôleur de bus (bâtard « personne méprisable ») (14).
[14] Et le contrôleur qui vient me prendre la tête parce que je n’ai pas de billet de transport. « Quoi mes Nike ? Et qu’est-ce que ça peut te foutre qu’elles coûtent quatre-vingt-dix keuss mes Nike ? Vas-y remballe ta morale de merde, elle est périmée, et bouge, bouge ta race putain avant que je ne te démonte la gueule… allez, une deux et trois, bouge, bouge, bouge, hors de ma vue bâtard » (Razane, Dit violent, 2006 : 39).
Les déclencheurs de la violence qui sont propices à une montée en tension (Moïse, Balois, Avigo, 2012) peuvent être des objets matériels (titre de transport absent, menottes), des actes de langage (interpellation du contrôleur, accusations des policiers), des valeurs non partagées. Le contexte immédiat des interactions (espace du bus ou le bureau du commissariat de police) se croise avec le contexte socioculturel qui correspond aux pratiques intériorisées des locuteurs. Les protagonistes qui exercent la violence verbale se sentent eux-mêmes des victimes rejetées par la société, et sont poussés par le sentiment d’impuissance contre le système où ils n’arrivent pas à s’intégrer. Les termes injurieux qu’ils utilisent marquent leur mépris envers les interlocuteurs perçus comme indignes d’estime.
Dans le même roman de Razane, la menace vous êtes morts adressée aux habitants de la cité voisine, qui ont envoyé à l’hôpital l’ami du protagoniste, apparaît en tête et en fin de la phrase encerclant l’insulte fils de pute pour créer un effet de circularité du discours (15).
[15] Tout ce qui m’importe aujourd’hui ce sont les mecs des Moulins, et basta ! « Vous êtes morts, bande de fils de putes, morts, morts ! » (Razane, Dit violent, 2006 : 139).
Si dans les cas précédents la répétition des groupes syntaxiques sert à mettre l’accent sur les émotions des personnages, elle peut également traduire leurs intentions ludiques. La symétrie entre les éléments répétés est censée donner au texte une certaine régularité et une harmonie qui caractérise davantage le genre poétique. Le protagoniste de Razane, Mehdi, fait du rap en associant les mots injurieux poufiasse et tasse (apocope de tassepé et verlan de pétasse). Le parallélisme entre les constructions syntaxiques identiques (niker la poufiasse et terrasser la tasse) provoque un effet d’insistance et enrichit le texte d’une dimension rythmique (16).
[16] Je me place, ma kalach en place, nik la poufiasse, et terrasse la tasse (pée) (Razane, Dit violent, 2006 : 164).
Dans des contextes interactionnels la violence verbale se révèle à travers des mots qui déprécient l’interlocuteur (insultes, termes de mépris, menaces). Elle est déclenchée par des événements factuels (actions, paroles) ou symboliques (conflits de valeurs) et peut être accompagnée par des effets de langage (répétition des structures syntaxiques où sont incluses des insultes). Les mots de la violence s’adressent à un individu concret discréditant ses qualités morales ou physiques ou à un groupe de manière indirecte (poufiasses et tasses désignent toutes les femmes de la banlieue) pour le dévaloriser sous une forme ludique (le locuteur peut mettre en jeu la ressemblance phonétique des mots mais aussi la similitude entre le rythme et la longueur des groupes syntaxiques où ils sont intégrés).
Conclusion
La littérature issue de l’immigration se focalise sur la recherche de l’identité multiculturelle qui évolue dans l’environnement hostile de la banlieue où la masculinité se réduit à la virilité et où les genres se polarisent. La violence y devient un instrument d’affirmation de soi. Dans le langage des jeunes elle se manifeste à travers des insultes, des qualifications humiliantes, sexistes ou racistes. Si les mots qui portent sur l’ethnie de l’interlocuteur (carlouche, négro, bamboula) sont souvent employés dans une fonction ludique, car l’identification à la cité est plus importante que les origines, les mots sexistes traduisent l’intention de le blesser volontairement, de souligner son statut inférieur. Les mots péjoratifs pute, poufiasse, tantouze, tarlouze mettent en cause les qualités morales des femmes et des hommes aux traits féminins qui sont perçus comme transgresseurs de genre.
Processus de montée en tension, la violence verbale se prête à l’étude dans des contextes interactionnels où elle est utilisée comme stratégie discursive inscrite dans des rapports de domination et d’intimidation. Les structures syntaxiques répétitives, où sont inclus les mots de la violence, renforcent leur charge émotive et leur impact sur la cible (un individu concret ou un groupe).
Autorzy
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Œuvres citées
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Djennad, Zahwa (2013), Tabou : Confession d’un jeune de banlieue, Paris, Éditions du Panthéon
Mahany, Habiba (2008), Kiffer sa race, Paris, Lattes
Razane, Mohamed (2006), Dit violent, Paris, Gallimard
Razane, Mohamed (2007), « Garde à vue » in Chroniques d’une société annoncée (F. Guène, K. Amellal, J.-E. Boulin, K. El Bahji, H. Mahany, M. Razane, T. Ryam, S. Abdel, M. Rachedi), Paris, Stock, p. 209-225
Ryam, Thomté (2006), Banlieue noire, Paris, Présence Africaine