Triple buse, cervelle de moineau et poule mouillée – Les noms d’oiseaux comme termes d’injures en français familier et argotique
https://orcid.org/0000-0002-1080-2475
Université de Siegen
hardy@romanistik.uni-siegen.de
RÉSUMÉ
Cette étude examine l’usage des noms d’oiseaux comme termes d’injures en français familier et argotique. À partir d’un corpus de 69 noms d’oiseaux, l’analyse combine une approche lexicographique et une enquête empirique menée auprès de 92 informateurs. Les résultats révèlent une prédominance des phasianidés et des corvidés, ainsi qu’une surreprésentation des oiseaux sauvages, notamment ceux issus de la faune locale. L’étude met en évidence une tendance à l’emploi sexué des noms d’oiseaux, particulièrement marquée pour les termes de genre grammatical féminin, ainsi qu’une évolution de l’usage des noms masculins vers un emploi davantage sexué. En outre, la recherche identifie le concept de SOTTISE/STUPIDITÉ comme le plus saillant dans les métaphores aviaires, suivi de celui de DÉPLAISANCE et PÉNIBILITÉ. En intégrant des données lexicographiques aux usages langagiers contemporains, cette recherche apporte un éclairage nouveau sur la manière dont les relations homme-animal – en particulier les perspectives anthropocentriques et sexuées – sont encodées dans le langage métaphorique. Elle met également en lumière la marginalisation symbolique des oiseaux dans le français familier et non standard.
MOTS-CLÉS – Métaphores aviaires, Human-Animal Studies, zoosémie, argot, français familier
Triple buse, cervelle de moineau and poule mouillée – Bird Names as Insulting Terms in Familiar and Argotic French
SUMMARY
This study examines the use of bird names as terms of insult in familiar and argotic French. Based on a corpus of 69 bird names, the analysis combines a lexicographic approach with an empirical survey of 92 informants. The results reveal a predominance of Phasianidae and Corvidae, as well as an overrepresentation of wild birds, especially those from the local fauna. The study highlights a tendency towards gendered use of bird names, particularly marked for grammatically feminine terms, and an evolution in the usage of masculine names towards a more gender-specific application. Moreover, the research identifies the concept of FOOLISHNESS/STUPIDITY as the most salient in avian metaphors, followed by UNPLEASANTNESS and PAINFULNESS. By integrating lexicographic data with contemporary language use, the research provides new insights into how human-animal relationships – especially anthropocentric and gendered perspectives – are encoded in metaphorical language. It also reflects on the symbolic marginalisation of birds in colloquial and non-standard French.
KEYWORDS – Avian metaphors, Human-Animal Studies, zoosemy, French argot/slang, colloquial French
Introduction
Pour offenser une personne, le français – plus particulièrement le français populaire, familier et argotique – peut avoir recours à un certain nombre de noms d’animaux, tels par exemple singe ‘personne laide’, cochon ‘personne sale physiquement’ ou ’personne au comportement très désagréable, qui use de procédés bas et malhonnêtes’, chameau ‘personne hargneuse’ ou ‘femme de mœurs légères’ (cf. Gadet, 1992 : 111 ; cf. TLFi : entrées singe, cochon, chameau). Ce procédé métaphorique assez fréquent et universel aux langues (cf. Mussner, 2015 ; Van Hoof, 2002) est considéré comme une mise en correspondance des deux domaines ÊTRE HUMAIN et ANIMAL :
Certaines espèces animales se voient investies de valeurs symboliques, d’autres se voient attribuées ou, tout au contraire, dépossédées de pouvoirs et de facultés. La création de métaphores zoomorphes découle de l’intention du locuteur de mettre en avant une caractéristique spécifique d’un être humain, et ce de manière expressive et évaluative. (Hardy, 2024 : 32)
Un grand nombre de métaphores animales sont caractérisées par un isomorphisme entre les traits distinctifs d’un animal, qu’ils soient physiques ou comportementaux, et les caractéristiques attribuées à un être humain (cf. ibid.).
Parmi les désignations animales, nous trouvons également celles faisant partie de la classe des oiseaux, comme par exemple buse, moineau, poule servant également d’injures[1]. Le français familier et argotique regorge d’expressions – souvent péjoratives – se rapportant aux oiseaux. En effet, on dit d’un ‘individu louche’ qu’il est un oiseau (cf. Caradec, 2005 : 149) ; ‘une personne peu recommandable ou déplaisante’ se voit qualifiée de vilain oiseau, de sale moineau, de vilain merle voire de drôle d’oiseau, locution dépréciative datant, selon Alain Rey, de la première moitié du XIXe siècle (1841) (cf. Rey, 62022 : 1706 ; cf. TLFi : entrées oiseau, moineau, merle). S’injurier à l’aide de noms d’espèces aviaires ne constitue donc pas un phénomène nouveau. Dans la plupart des cas, les noms d’oiseaux sont utilisés pour désigner des défauts humains ou des habitudes vicieuses : on qualifie, par exemple, ‘tout individu manquant de courage et étant excessivement peureux’ ou toute ‘personne poltronne, timorée, délicate à l’excès’ de poule mouillée ; une ‘personne qui fait preuve de stupidité et d’ignorance, sotte et ignare’ ou une ‘personne particulièrement butée’ (cf. Walter & Avenas, 2007 : 43) est une triple buse, une oie, une dinde, une bécasse ou encore une personne dotée d’une cervelle de moineau ‘esprit léger, sans consistance’ (cf. GRLF : entrée tête); ‘quelqu’un qui manque d’expérience et qui est maladroit et nigaud’ est qualifié de serin, de pigeon ou d’oie blanche ; quant à un ‘vieil individu grincheux, méchant et désagréable’, il est dénommé hibou ou vieille chouette (cf. TLFi et GRLF : entrées poule, buse, oie, dinde, bécasse, moineau, serin, pigeon, hibou, chouette). Ces quelques exemples suffisent pour montrer que les oiseaux constituent métaphoriquement une société humaine dans laquelle différentes espèces aviaires sont utilisées comme métaphores animales des comportements humains.
Cette étude se propose d’examiner l’utilisation des métaphores aviaires comme termes d’injures dans le registre familier et argotique de la langue française. Notre démarche s’articule autour de plusieurs axes de recherche. Dans un premier temps, nous nous pencherons sur le concept OISEAU dans son acception de métaphore zoomorphe, en procédant à une reconstruction sémantique du terme. Cette approche soulève deux questions fondamentales : à quelle époque le terme oiseau a-t-il commencé à être employé de manière péjorative pour désigner un individu, et quelle est l’origine de l’expression donner un nom d’oiseau à quelqu’un ? Après cette mise en contexte historique, nous exposerons la méthodologie adoptée pour cette recherche qui s’inscrit dans le champ des études zoosémiques (cf. Hardy, 2024). Nous présenterons ensuite les principaux résultats de notre analyse, organisés selon deux critères distincts, à savoir le critère biologique et le critère linguistique. Cette présentation des résultats vise à répondre à plusieurs interrogations : quelles espèces aviaires sont mobilisées dans le cadre d’insultes ? Sur quels concepts reposent les métaphores aviaires ? L’emploi des noms d’oiseaux est-il sexué ou asexué ? En conclusion, nous proposerons une réflexion sur les implications de cette étude quant à la relation entre l’homme et l’animal, en mettant l’accent sur le rapport particulier entretenu avec les oiseaux.
1. Le concept OISEAU
Si l’on recherche le terme oiseau dans le premier dictionnaire du français (Furetière, 1690), on y lit le sens dénotatif suivant : « animal qui s’élève en l’air, qui le traverse, qui s’y tient suspendu par le secours de ses plumes, de ses ailes » (Furetière, 1690 : entrée oiseau). Néanmoins, Furetière se distingue par son apport novateur en attestant, dans un ouvrage dictionnairique, l’extension sémantique du lexème oiseau pour désigner un référent humain. Furetière exemplifie cette innovation à l’aide de quatre expressions : l’oiseau s’est envolé (euphémisme désignant l’évasion d’un prisonnier), voilà une grande cage pour un petit oiseau (métaphore dénotant la disproportion entre un individu de faible importance et son habitat somptueux), l’oiseau en a dans l’aile (locution figurée exprimant une altération de l’état de santé ou de la situation financière d’un individu) et un bel oiseau (antiphrase qualifiant péjorativement un homme d’être méprisable).
Toutefois, cette métaphore est déjà bien attestée avant Furetière, notamment chez Antoine Oudin dans ses Curiositez françoises (1640), un ouvrage visant à expliquer des termes rares, dont certains issus du langage populaire et argotique. Oudin recense, en effet, plusieurs expressions comparant l’homme à l’oiseau, telles que il est comme l’oiseau sur la branche (‘en bransle, en suspens, en danger’, expression qualifiée de vulgaire ; Oudin, 1640 : 378), ainsi que plus l’oiseau est vieil, moins il se veut deffaire de sa plume (‘les vieillards ne veulent point oüir parler de mourir’ ; ibid.) ou encore à chaque oiseau son nid luy semble beau (‘chacun trouve agreable ce qui luy appartient’ ; Oudin, 1640 : 371). Plus encore, Oudin atteste déjà l’expression l’oiseau s’en est envolé (‘cet homme s’est sauvé, il est eschappé, il a fuy’ ; Oudin, 1640 : 378), presque identique à celle documentée chez Furetière, suggérant la fuite d’un individu. Il consigne également l’usage du terme oison pour désigner une personne simple et maladroite (ibid.), ainsi que l’expression un oison bridé pour qualifier un sot (ibid.). Ces occurrences montrent que l’assimilation métaphorique entre l’homme et l’oiseau était déjà bien implantée dans l’usage au moins dès le milieu du XVIIe siècle, bien que Furetière l’ait systématisée et intégrée dans un dictionnaire à vocation générale.
Les occurrences relevées aussi bien chez Oudin que chez Furetière illustrent un glissement sémantique et constituent les premières traces lexicographiques de cette néologie du terme oiseau (cf. eFEW, Vol. 25 : 794). Ces exemples mettent en lumière un processus de métaphorisation anthropo-aviaire, établissant des relations analogiques entre le domaine conceptuel aviaire et la sphère anthropologique, s’articulant autour de plusieurs axes conceptuels :
- La notion de liberté, exprimée par la capacité de voler ou de s’enfuir (l’oiseau s’est envolé, l’oiseau s’en est envolé)[2].
- L’habitat et le statut socio-économique (voilà une grande cage pour un petit oiseau, à chaque oiseau son nid luy semble beau).
- La vulnérabilité physique, psychique et socio-économique (l’oiseau en a dans l’aile, il est comme l’oiseau sur la branche, plus l’oiseau est vieil, moins il se veut deffaire de sa plume).
- L’attitude, le comportement et la position sociale (un bel oiseau, oison, un oison bridé).
Ces expressions constituent des métaphores zoosémiques (cf. Hardy, 2024) de type <L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU> établissant des correspondances entre les deux catégories conceptuelles distinctes ÊTRE HUMAIN et OISEAU.
1.1. L’expression un bel oiseau
L’examen diachronique de la locution un bel oiseau met en lumière une trajectoire sémantique complexe. Initialement attestée au XVIIe siècle avec une valeur exclusivement antiphrastique et ironique (cf. Furetière, 1690 : entrée oiseau), cette unité phraséologique présentait une application indifférenciée quant au genre (emploi asexué), s’employant de manière dérisoire pour qualifier tant un référent masculin (‘jeune garçon’) que féminin (‘jeune fille’) (cf. DAF, 11694 : entrée oiseau). Au cours du XVIIIe siècle, l’expression subit un processus de resémantisation acquérant une connotation encore plus péjorative et permettant au locuteur une critique à la fois moqueuse et méprisante adressée à un ou une destinataire dans le but de le ou de la dévaloriser. La cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie française (DAF, 51798 : entrée oiseau) atteste en effet cette évolution sémantique en lui attribuant la marque diasystématique d’usage familier.
L’évolution ultérieure de l’expression bel oiseau révèle un processus de changement sémantique particulièrement intéressant, caractérisé par une spécification croissante de ses acceptions. Ce phénomène engendre une complexification progressive des relations conceptuelles entre le domaine source aviaire (OISEAU) et le domaine cible humain (ÊTRE HUMAIN). Les résultats de notre analyse lexicographique, ayant permis de mettre en lumière le fondement conceptuel de l’unité phraséologique bel oiseau, se déclinent comme suit : le MÉPRIS, sentiment pouvant être suscité par une variété d’attitudes ou de paroles jugées indignes d’estime ou d’intérêt, constitue le point de départ sémantique, à savoir le noyau sémique initial et la base conceptuelle de cette locution (emploi péjoratif et marque de l’usage familier, cf. DAF 51798). Ce concept initial de (1) MÉPRIS (emploi strictement ironique au XVIIe siècle) connaît subséquemment une spécialisation sémantique : dans l’expression bel oiseau, le concept OISEAU s’associe graduellement à (2) LAIDEUR PHYSIQUE, intégrant le concept (3) ORGUEIL/VANITÉ (un bel oiseau désignant ‘un homme laid qui se pavane’ ; cf. DAF, 51798 ou ‘un homme qui se vante’ ; cf. Delvau, 1866 : 274) ainsi que (4) SOTTISE/STUPIDITÉ, intégrant également le concept ORGUEIL/VANITÉ (un bel oiseau correspondant à ‘un sot qui fait le personnage, qui fait l’important’, cf. ibid.). Il est ainsi possible de constater que la structure métaphorique [1] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST MÉPRISABLE], sous-jacente à l’expression bel oiseau, s’inscrit dans un continuum de précisions sémantico-conceptuelles. Dans ce continuum, le mépris ressenti envers un individu se voit associé à des concepts de plus en plus explicites, notamment :
[2] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST LAID]
[3] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ORGUEILLEUX]
[4] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST SOT/STUPIDE].
Sur le plan syntagmatique, la locution bel oiseau se compose d’un adjectif qualificatif antéposé au nom oiseau, renforçant ainsi la portée sémantique de l’expression et véhiculant une appréciation défavorable. Ce phénomène d’antiphrase se retrouve également dans joli oiseau, expression utilisée pour désigner ‘une personne déplaisante et peu recommandable’ (cf. eFEW, Vol. 25 : 794). À l’inverse, nous avons également relevé l’expression comportant l’adjectif qualificatif vilain, comme dans vilain oiseau ‘homme méprisable’ (cf. ibid. ; cf. DAF, 81935 : entrée oiseau). Les locutions construites selon le même schéma syntaxique [Adj + oiseau] peuvent être documentées depuis le XIXe siècle :
- à partir du XIXe siècle : vilain oiseau (cf. Delvau, 1866 : 274) ; triste oiseau (cf. ibid.) ; drôle d’oiseau (cf. eFEW, Vol. 25 : 794)
- à partir du XXe siècle : joli oiseau (cf. ibid.) – employé par antiphrase pour désigner ‘une personne déplaisante et peu recommandable’.
Ces expressions témoignent d’une complexification du concept global de MÉPRIS intégrant divers sous-concepts. Ainsi, vilain oiseau ‘homme méprisable’ peut également dénoter un ‘homme laid’ (cf. Delvau, 1866 : 274), un ‘homme ennuyeux’ (cf. ibid.) ou une ‘personne déplaisante’ (cf. DAF, 92011 : entrée oiseau). Ces nuances sémantiques enrichissent le réseau conceptuel initial :
[5] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ENNUYEUX]
[6] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST DÉPLAISANT]
L’expression triste oiseau introduit des connotations supplémentaires, désignant un ‘homme taré’ (cf. eFEW, Vol. 25 : 794 ; cf. Delvau, 1866 : 274) ou un ‘individu suspect’ (cf. ibid.), élargissant ainsi le champ métaphorique :
[7] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST TARÉ/VICIEUX]
[8] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST SUSPECT/DOUTEUX]
La locution drôle d’oiseau, dans laquelle drôle de [+ N] occupe une fonction adjectivale, mérite une attention particulière. Elle désigne une personne singulière, bizarre, potentiellement suspecte, dont il convient de se méfier (cf. TLFi : entrée drôle). Cette expression polysémique peut signifier soit ‘original’ (cf. eFEW, Vol. 25 : 794), voire ‘personne qui se comporte d’une manière qui n’appartient qu’à elle et qui peut paraître bizarre ou anormale’ (cf. TLFi : entrée original), soit ‘quelqu’un de bizarre, d’étrange et de peu estimé’ (cf. DAF, 81935 : entrée oiseau) ou encore ‘personne étrange, inquiétante’ (cf. DAF, 92011 : entrée oiseau). Ces acceptions enrichissent une nouvelle fois le réseau conceptuel :
[9] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ÉTRANGE/ANORMAL]
[10] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST INQUIÉTANT/ANGOISSANT]
Enfin, l’usage ironique ou péjoratif du terme oiseau dans l’argot populaire pour désigner un ‘homme difficile à vivre’ (dans l’argot du peuple, cf. Delvau, 1866 : 273) ou une ‘personne aux défauts difficilement supportables pour son entourage’ ajoute une dernière dimension à notre typologie conceptuelle :
[11] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST PÉNIBLE/DIFFICILE À SUPPORTER]
Il convient de souligner que cette typologie conceptuelle a été établie à partir de sources lexicographiques s’étendant du XVIIe au XXe siècle. La pertinence de certains concepts, particulièrement prégnants à une époque donnée, peuvent s’estomper au fil du temps. Ainsi, si le concept [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ENNUYEUX] semblait constituer un aspect central de la métaphore au XIXe siècle, ce concept semble avoir perdu de sa saillance dans l’usage contemporain. De même, le concept [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST TARÉ/VICIEUX] présent dans les sources anciennes, tend à s’effacer au profit de concepts plus « modernes » comme par exemple celui de [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST PÉNIBLE/DIFFICILE À SUPPORTER] (cf. chap. 3.2 ; Fig. 6 : Résultats des tendances observées quant aux catégorisations conceptuelles). Cette évolution témoigne de la manière dont les représentations métaphoriques s’adaptent aux mutations des sensibilités sociales et culturelles, certains concepts s’érodant tandis que d’autres émergent ou se renforcent, reflétant ainsi les changements dans notre façon de percevoir et de caractériser l’altérité.
1.2. La locution verbale donner à quelqu’un des noms d’oiseaux
Il convient également de porter une attention particulière à la locution donner à quelqu’un des noms d’oiseaux (cf. GRLF, 2001 : entrée oiseau), qui présente un usage euphémistique signifiant ‘injurier ou insulter quelqu’un’. Cette expression mérite une analyse diachronique approfondie. Initialement, cette locution verbale, issue du registre argotique, véhiculait une connotation positive, désignant l’acte de ‘se donner des noms d’amour ou d’amitié’ ou de ‘roucouler amoureusement’ (cf. Larchey, 61872 : 184 ; cf. Rigaud, 1878 : 237 ; cf. Larchey, 91881 : 258). Tout au long du XIXe siècle, se donner des noms d’oiseaux équivalait à se dire des mots empruntés au vocabulaire de l’amour, tels mon loulou, ma petite chatte, mon trésor, mon chien vert, qui, selon Rigaud (1878 : 237), sont tous des « noms d’oiseaux ».
Cependant, un glissement sémantique s’est opéré au début du XXe siècle, donnant lieu à une acception diamétralement opposée à la première, à savoir ‘s’injurier, s’insulter’ (cf. Villatte, 81912 : 263 ; cf. eFEW, Vol. 25 : 783 ; cf. GRLF, 2001 : entrée oiseau). Dans ce contexte d’usage péjoratif, l’individu se trouve déprécié par le biais d’une comparaison avec diverses espèces aviaires, chacune porteuse de connotations spécifiques. L’évolution sémantique de cette locution témoigne de la plasticité des expressions idiomatiques et de leur capacité à intégrer des significations antithétiques au fil du temps.
Il convient également de souligner que de nombreuses métaphores aviaires employées comme termes d’injures présentent une antériorité notable par rapport à la locution donner à quelqu’un des noms d’oiseaux dans son acception ‘s’injurier, s’insulter’. Une analyse diachronique de certains termes révèle leur enracinement profond dans la langue française : le terme dinde, par exemple, utilisé pour qualifier une ‘femme prétentieuse et sotte’, trouve sa première attestation en 1752 (cf. TLFi : entrée dinde). L’utilisation métaphorique de perroquet pour désigner une ‘personne qui parle avec excès, à tort et à travers, ou qui, dépourvue de capacité de réflexion ou de créativité personnelle, se limite à répéter ou à imiter les paroles ou actions d’autrui’ remonte à 1585 (cf. TLFi : entrée perroquet). Enfin, le terme bécasse, employé pour qualifier une ‘femme stupide ou d’aspect ridicule’, présente l’origine la plus ancienne parmi ces exemples, son usage étant déjà attesté avant 1510 (cf. TLFi : entrée bécasse). Ce ne sont que trois exemples parmi beaucoup d’autres illustrant la longévité de certaines métaphores zoomorphiques dans le registre des insultes. L’ancienneté de ces termes semble témoigner d’une tendance récurrente à établir des parallèles entre certains comportements observés chez les oiseaux et des traits de caractère humains, en particulier lorsqu’ils sont perçus de manière critique et jugés comme indésirables.
2. Constitution du corpus et méthodologie
Les données de notre corpus ont été recueillies à l’aide de deux supports : le tableau des « principaux oiseaux » mis à disposition par le GRLF (2001) et comprenant 211 noms d’oiseaux[3] ainsi que la liste des noms d’oiseaux compilée par Walter & Avenas (2007) dans La mystérieuse histoire du nom des oiseaux. Du minuscule roitelet à l’albatros géant, un ouvrage fournissant au grand public non seulement des informations ornithologiques, mais encore linguistiques, géographiques et historiques. Les auteurs recensent au total 262 noms d’oiseaux qui figurent à la fois dans trois dictionnaires usuels du français : le Petit Larousse, le Petit Robert et le dictionnaire Hachette (cf. Walter & Avenas, 2007 : 15 ; Index 354-360).
À partir de ces deux listes, nous avons effectué une recherche systématique de chaque nom d’oiseau dans le TLFi, le GRLF et divers dictionnaires d’argot et de français non-standard (Esnault, 1965 ; Cellard & Rey, 1991 ; Gordienne, 2002 ; Merle, 2007 ; Colin & Mével & Leclère, 2010). Nous avons pu répertorier 69 noms d’oiseaux (dont un hypéronyme : rapace) utilisés en tant que métaphores aviaires et servant de termes d’injures pour dévaluer une personne[4]. Nous avons également vérifié les insultes et expressions injurieuses comprenant l’hypéronyme oiseau. Chaque entrée a ensuite été analysée, puis classifiée selon différents critères, à savoir des critères biologiques (classification des espèces d’oiseaux, habitat, type de faune) ainsi que des critères linguistiques (genre grammatical, emploi sexué et/ou asexué du terme injurieux, marques variationnelles [français familier et/ou argotique], activités sémantiques).
3. Résultats
3.1. Critères biologiques
Notre tableau synthétique (n = 69) propose une classification des oiseaux utilisés comme injures selon un critère biologique, à savoir selon l’espèce aviaire[5] à laquelle appartient l’oiseau :
La classification biologique met en évidence deux familles prédominantes qui représentent plus de la moitié de notre corpus (50,7%) : les phasianidés, regroupant des oiseaux gallinacés (26,1%) tels que les perdrix, cailles, faisans et paons, ainsi que les corvidés, comprenant les plus grands passereaux (24,6%), notamment les corbeaux, corneilles, pies et geais.
En ce qui concerne le degré d’interaction avec l’homme, nous avons établi, lors d’une étude précédente (cf. Hardy, 2024 : 27sq.), une taxonomie en quatre catégories distinctes que nous reprenons dans la présente étude :
1. Les oiseaux sauvages « proprement dits »
Exemples :
bécasse ‘femme stupide ou d’aspect ridicule’
busard ‘personnage sans scrupules qui recherche les affaires douteuses et délicates pour s’en emparer’
butor ‘personne grossière, sans délicatesse’
échassier ‘personne grande et maigre montée sur de longues jambes’
francolin ‘individu muet’
2. Les oiseaux utilitaires, à savoir les oiseaux de production et de rente (basse-cour et élevage de volaille), c’est-à-dire les oiseaux que l’homme utilise à des fins alimentaires et/ou expérimentales
Exemples :
caille ‘femme grasse, ronde’
chapon ‘individu impuissant’
dinde ‘femme stupide, sotte et niaise’
3. Les oiseaux de compagnie ou oiseaux domestiques, à savoir les oiseaux proches de l’homme vivant avec lui dans son habitation (cage/volière)
Exemples :
perroquet ‘écolier qui répète les connaissances, les opinions d’autrui sans les comprendre’
perroquet ‘personne sans pouvoir de réflexion qui se borne à répéter ce qui est dit par les autres’
perruche ‘femme bavarde, généralement sotte et vaniteuse’
4. Les oiseaux synanthropes ou anthropophiles, c’est-à-dire les espèces sauvages qui sont en interaction durable avec l’homme[6]. Celles-ci vivent dans un milieu occupé par les humains – elles vivent avec ou aux côtés des humains (cf. Godet, 2017 : 493) – et développent une tolérance envers la présence humaine pouvant aller de la cohabitation occasionnelle ou circonstancielle jusqu’à la préférence, voire la dépendance complète envers la présence humaine.
Exemples :
pigeon ‘personne dupe, naïve, facile à abuser, à escroquer’
hirondelle ‘personne que l’on voit partout’
paon ‘personne prétentieuse, fière et orgueilleuse’
merle ‘individu douteux’
corbeau ‘auteur de lettre anonyme’, ‘adepte de la mode gothique’ ou ‘homme avide et sans scrupules, médisant, acharné’
étourneau ‘personne sans cervelle, légère, inconsidérée’
Il est assez surprenant que près de la moitié des occurrences de notre corpus (44,9%) appartiennent à la catégorie des oiseaux sauvages « proprement dits » :
Cette prédominance corrobore nos résultats antérieurs concernant les métaphores zoosémiques (animaux de tout genre ; cf. Hardy, 2024). Elle étaye notre hypothèse selon laquelle l’orientation marquée vers les animaux sauvages, et plus spécifiquement les oiseaux sauvages, peut s’expliquer par le caractère intentionnel de la métaphore zoosémique véhiculant une connotation défavorable et péjorative. Celle-ci résulte d’une projection et d’une interprétation des caractéristiques (apparence et/ou comportement de l’animal, voire de l’oiseau) perçues comme farouches, cruelles, violentes, fortes, stupides ou craintives de l’animal sauvage sur l’être humain (cf. ibid.). En effet, nos observations vont de pair avec les conclusions présentées par Heuberger (2019), qui affirme que « les animaux servant de source métaphorique sont principalement ceux qui jouent un rôle dans notre espace culturel, les références aux animaux exotiques constituant une exception » (Heuberger, 2019 : 376 ; traduction de l’auteure). En effet, bien que notre corpus comprenne des métaphores basées sur des oiseaux sauvages, il s’agit majoritairement d’espèces appartenant à la faune locale et donc à notre environnement culturel immédiat. Les métaphores impliquant des oiseaux exotiques ne représentent que quelques occurrences isolées (p. ex. manchot ‘personne maladroite’, oiseau-mouche ‘individu passablement gringalet et nerveux’, pingouin ‘individu quelconque, individu ridicule’, vautour ‘personne rapace, qui persécute’ ; cf. TLFi, entrée : pingouin, vautour ; cf. Gordienne, 2002 : 291, 337, 359), confirmant ainsi la tendance générale observée par Heuberger pour l’allemand.
3.2. Critères linguistiques
L’analyse des critères linguistiques, en particulier le genre grammatical des noms d’oiseaux utilisés comme injures, semble offrir des aspects intéressants quant à leur usage. Notre corpus, initialement composé de 69 noms d’oiseaux, s’étend à 112 occurrences lorsque l’on prend en compte leurs diverses acceptions sémantiques. La répartition selon le genre grammatical se présente comme suit : 59,8% des occurrences sont de genre masculin, contre 40,2% de genre féminin. Cette distribution soulève des questions quant à l’emploi sexué ou asexué de ces termes. Un exemple paradigmatique de cette distinction est le terme autruche. Son usage peut être sexué, soit de genre et sexe identiques (autruche (fém.) > ♀ ‘femme stupide et d’aspect ridicule’), soit de genre et sexe opposés (autruche (fém.) > ♂ ‘homme grand et lourd’). Son usage peut, en revanche, être également asexué, désignant indifféremment un homme ou une femme (autruche (fém.) > ⚥ ‘homme ou femme qui refuse d’examiner le danger’). Notre analyse révèle que les noms d’oiseaux de genre grammatical féminin sont moins fréquemment employés de manière asexuée que leurs homologues masculins. En outre, l’emploi sexué de type opposé apparaît comme un phénomène rare et sporadique :
Il convient de noter que ces résultats sont principalement basés sur des sources écrites, notamment sur des supports dictionnairiques. Mais qu’en est-il de l’usage actuel de ces noms d’oiseaux ? Afin d’évaluer l’usage contemporain de ces termes, nous avons conduit une étude empirique complémentaire. Cette enquête, menée par le biais de questionnaires diffusés dans trois groupes Facebook dédiés à l’ornithologie, à l’identification des oiseaux de jardin et à la photographie aviaire[7], a recueilli les réponses de 92 participants. Avec cette approche, nous visons à confronter les usages attestés dans les sources lexicographiques avec les pratiques linguistiques actuelles des passionnés d’ornithologie, offrant ainsi une perspective plus actuelle de l’emploi de ces métaphores aviaires. Cette méthodologie mixte, combinant analyse lexicographique et enquête sous forme de questionnaires, nous a permis d’appréhender de manière plus complète et nuancée l’évolution et l’usage actuel des noms d’oiseaux comme injures dans la langue française, tout en mettant en lumière les potentielles divergences entre les attestations écrites dans les dictionnaires et les pratiques langagières contemporaines. Les questionnaires comprenaient, entre autres, la question suivante :
Les noms d’oiseaux
Voici un questionnaire qui comporte des noms d’oiseaux utilisés pour dévaloriser ou rabaisser une personne (termes d’injures ou insultes). Vous désignez une personne du nom d’oiseau _____________ (par exemple vautour), …
1. Cette personne est-elle plus susceptible d’être…
□ un homme
□ une femme
□ indifféremment un homme ou une femme
□ je ne sais pas
Le diagramme ci-après présente une analyse comparative des résultats obtenus à partir de deux méthodologies distinctes : d’une part, notre approche lexicographique (représentée par les barres grises), et d’autre part, notre étude empirique basée sur un questionnaire administré à un échantillon de 92 informateurs (illustrée par les barres hachurées verticalement) :
Il convient de porter une attention particulière aux noms d’oiseaux de genre grammatical féminin employés selon un usage sexué, c’est-à-dire lorsqu’il y a concordance entre le genre grammatical et le sexe biologique du référent. Dans ce cas spécifique, nous observons une congruence entre les données issues de l’analyse lexicographique et celles provenant de l’enquête par questionnaires. En effet, les deux méthodologies révèlent un taux identique de 60,0% pour cette catégorie d’usage.
En revanche, les données relatives aux noms d’oiseaux de genre grammatical masculin présentent certaines divergences. Deux tendances principales se dégagent de cette analyse : premièrement, nous notons une fréquence accrue de l’emploi sexué caractérisé par une congruence entre le genre grammatical et le sexe biologique masculin. Cette tendance pourrait suggérer une propension des locuteurs à établir une association plus étroite entre le genre grammatical masculin et la désignation spécifique de référents masculins. Deuxièmement, et de manière corrélative, nous constatons une diminution de la fréquence de l’emploi asexué pour les noms masculins. Cette observation implique une réduction de l’utilisation générique ou neutre de ces termes, traditionnellement employés pour désigner l’individu dans son ensemble, indépendamment du sexe biologique. À cet égard, les lexèmes bécasseau ‘homme ou femme qui manque de sens’ ainsi que cormoran ‘homme ou femme mal habillé(e)’ constituent des exemples paradigmatiques. Bien qu’initialement catégorisés comme des termes à usage asexué (cf. TLFi : entrées bécasseau, cormoran), où le masculin dénotait indifféremment un référent masculin ou féminin, ces termes manifestent une évolution sémantique dans l’usage contemporain, tendant vers une utilisation sexuée masculine.
Il s’avère à présent opportun de réorienter notre analyse vers l’examen approfondi des diverses spécialisations conceptuelles qui constituent le fondement des métaphores aviaires. Pour la suite de notre analyse, rappelons brièvement la typologie précédemment établie dans la section 1.1 de notre étude. Notre taxonomie conceptuelle se présente comme suit :
[1] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST MÉPRISABLE]
[2] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST LAID]
[3] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ORGUEILLEUX]
[4] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST SOT/STUPIDE]
[5] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ENNUYEUX]
[6] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST DÉPLAISANT]
[7] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST TARÉ/VICIEUX]
[8] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST SUSPECT/DOUTEUX]
[9] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST ÉTRANGE/ANORMAL]
[10] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST INQUIÉTANT/ANGOISSANT]
[11] [L’ÊTRE HUMAIN EST UN OISEAU] → [L’ÊTRE HUMAIN EST PÉNIBLE/DIFFICILE À SUPPORTER]
Nous avons jugé pertinent de procéder à une analyse comparative entre les résultats issus de notre analyse lexicographique et ceux reflétant l’usage contemporain de la langue et collectés par questionnaires. En outre, notre objectif était d’établir une corrélation entre les différentes espèces aviaires et les concepts spécifiques qu’elles véhiculent dans le langage familier et argotique. À cette fin, nous avons élaboré et soumis aux informateurs de notre enquête empirique la question suivante : « Vous qualifiez un individu de [nom d’oiseau] (par exemple autruche, bécasse, buse, butor, dinde, etc.), quelles caractéristiques lui attribuez-vous ? ». Pour ce faire, les participants avaient le choix entre les 11 concepts élaborés dans notre typologie. En outre, nous avons expressément sollicité les informateurs afin qu’ils proposent un concept alternatif dans l’éventualité où ils estimeraient qu’aucune des options présentées ne correspondait adéquatement à la connotation véhiculée par le nom d’oiseau en question. Le graphique suivant offre une visualisation des tendances observées :
Les résultats montrent une orientation manifeste du concept de SOTTISE/STUPIDITÉ, suivi des catégories DÉPLAISANT, PÉNIBLE et MÉPRISABLE. Les noms d’oiseaux nommés dans le questionnaire et illustrant la notion de ‘personne sotte, stupide, écervelée’ sont, entre autres, autruche, bécasse, buse, butor, dinde, dindon, étourneau, gobe-mouche, grue, linotte, manchot, oie, perdrix, perroquet, piaf, pigeon, pintade, serin, etc. Contrairement à une hypothèse reconnue plausible, l’emploi de ces noms d’oiseaux – surtout ceux de genre grammatical féminin – ne se limite pas, selon nos informateurs, à une désignation de référent exclusivement féminine. En effet, depuis l’Antiquité, les oiseaux sont investis d’une valeur symbolique de fécondité (manifestée par leur voix et leurs œufs) et ont fait l’objet d’analogies récurrentes avec le sexe féminin, ce dernier étant fréquemment caricaturé comme intellectuellement déficient, loquace et prolifique (cf. Marsolier, 2020 : 97). Ces deux formes de dénigrement, visant respectivement les espèces aviaires et la gent féminine, semblent avoir participé à un processus de renforcement mutuel. Le transfert des attributs péjoratifs, initialement assignés aux femmes, aurait ainsi opéré une altération conceptuelle de la représentation des oiseaux dans l’imaginaire collectif : « Ces deux types de dénigrement, contre les animaux non humains et contre les femmes, ont pu se refléter et se renforcer, la stupidité attribuée aux femmes contaminant les oiseaux » (ibid.). En effet, ce phénomène illustre un mécanisme de contamination sémantique intersectionnelle, où les stéréotypes négatifs associés à un groupe social spécifique se propagent à une catégorie taxonomique du règne animal.
3.3. La relation entre l’être humain et l’oiseau : miroir de nos perceptions et préjugés
Que peut-on conclure de cette étude quant à la question traitant de la relation entre l’être humain et l’oiseau ? En effet, l’analyse soulève des questions fondamentales quant à la conceptualisation des relations homme-animal dans le système linguistique, particulièrement en ce qui concerne l’interface homme-oiseau. Nos résultats mettent en lumière le caractère systématique de l’être humain tendant à la dévalorisation des oiseaux. Notons, tout d’abord, que le lexique du français familier et argotique examiné dans notre étude présente une structure intrinsèquement misothère, néologisme dérivé du grec miséo ‘haïr, détester’ et thêrion ‘animal sauvage’ (cf. Marsolier, 2020 : 10), qui témoigne d’une conceptualisation profondément ancrée dans les représentations collectives. L’emploi de noms d’oiseaux pour désigner injurieusement un être humain véhicule un champ sémantique empreint d’hostilité, de dédain et de mépris envers les espèces aviaires, reflétant la dichotomie fondamentale entre l’humain et le non-humain. Nous en déduisons que cette attitude linguistique est très souvent irrationnelle, voire irraisonnée, et conduit à des violences symboliques quotidiennes, fréquemment inconscientes dans les pratiques langagières. Elle s’inscrit donc dans le cadre plus large de l’anthropocentrisme linguistique présupposant une conception généralement anthropocentrée du rapport de l’homme à l’animal et/ou à la nature en général. Le langage humain tend naturellement à privilégier le point de vue humain, créant ainsi une distorsion dans la perception et la compréhension du monde non-humain. Ainsi, l’opposition métaphysique entre l’humain et le non-humain se manifeste non seulement de manière explicite, mais elle est également encodée implicitement dans la langue, notamment à travers l’usage métaphorique des noms d’animaux (cf. Hardy, 2024) et, avant tout, des noms d’oiseaux. Ce phénomène rejoint les travaux de Lakoff & Johnson (1980) sur les métaphores conceptuelles, suggérant que ces constructions linguistiques reflètent et façonnent notre compréhension du monde (cf. Hardy, 2024 : 23).
Conclusion
La présente étude sur l’utilisation des noms d’oiseaux comme termes d’injures en français familier et argotique a mis en lumière plusieurs tendances dans les mécanismes linguistiques et culturels associés à ce phénomène. L’analyse du corpus a montré une prépondérance des phasianidés et des corvidés qui regroupent à eux seuls plus de la moitié des occurrences (50,7%). Nous avons également constaté une surreprésentation des oiseaux sauvages (44,9%) par rapport aux oiseaux synanthropes/anthropophiles (27,5%), utilitaires (24,6%) et domestiques (2,9%), ce qui soulève des questions intéressantes sur la perception de la faune (aviaire) sauvage dans l’imaginaire collectif. En ce qui concerne l’usage des noms d’oiseaux désignant un individu, notre étude a mis en évidence une tendance prononcée à l’emploi sexué des noms d’oiseaux, particulièrement marquée pour les termes de genre grammatical féminin. Par ailleurs, une évolution semble se dessiner dans l’usage des noms d’oiseaux masculins qui connaissent une orientation croissante vers un emploi sexué, au détriment de l’usage asexué plus fréquemment attesté dans les dictionnaires. L’analyse conceptuelle des métaphores aviaires a révélé la prédominance du concept de SOTTISE/STUPIDITÉ, suivi des catégories DÉPLAISANT, PÉNIBLE et MÉPRISABLE. Ces résultats suggèrent que l’usage des noms d’oiseaux comme insultes repose sur des processus linguistiques et cognitifs complexes, en lien avec des représentations culturelles et des schémas conceptuels collectifs. Ils témoignent également de la persistance de certains stéréotypes, notamment en relation avec le genre. Enfin, cette étude a permis de mieux appréhender la manière dont les relations entre l’être humain et l’oiseau sont encodées dans le langage. Dans le registre familier et argotique du français et dans le contexte des insultes, les oiseaux sont souvent associés à des connotations négatives et conceptualisés à travers des traits tels que l’insignifiance, la naïveté, la malveillance, l’impureté ou encore la maladresse. Cette caractérisation prototypique de l’oiseau pourrait jouer un rôle dans la construction et le maintien des frontières ontologiques entre l’humain et le non-humain, ce qui contribuerait à la protection symbolique de l’être humain, ou du moins à la préservation et au renforcement de la classe de l’humain par rapport à celle du non-humain. Toutefois, ces observations mériteraient d’être approfondies par des études complémentaires. Il serait, tout d’abord, pertinent d’approfondir l’étude de l’évolution diachronique des usages des noms d’oiseaux et d’en examiner les variations au fil du temps. Une approche interlinguistique permettrait également de mieux cerner la diversité et l’évolution des représentations aviaires à travers les langues et cultures, en particulier dans l’aire romane. Enfin, il serait intéressant d’explorer les implications de ces métaphores sur les relations homme-animal dans la société contemporaine. Une telle perspective ne contribuerait pas seulement à enrichir notre compréhension de ce phénomène linguistique, mais offrirait aussi un éclairage sur les dynamiques socioculturelles qui façonnent notre rapport au monde animal et aux catégories de genre.
Autorzy
Bibliographie
Caradec, François (2005), Dictionnaire du français argotique et populaire, Paris, Larousse
Cellard, Jacques, Rey, Alain (1991), Dictionnaire du français non conventionnel, Paris, Hachette
Colin, Jean-Paul, Mevel, Jean-Pierre, Leclere, Christian (2010), Le dictionnaire de l’argot et du français populaire, Paris, Larousse
[DAF] = Dictionnaire de l’Académie française, Paris, Institut de France, version en ligne, https://www.dictionnaire-academie.fr/, consulté le 15 octobre 2024
Delvau, Alfred (1866), Dictionnaire de la langue verte : argots parisiens comparés, Paris, E. Dentu
[eFEW] = FEW informatisé, Wartburg, Walther von, Französisches Etymologisches Wörterbuch, version en ligne (2003), https://lecteur-few.atilf.fr/, consulté le 26 septembre 2024
Esnault, Gaston (1965), Dictionnaire historique des argots français, Paris, Larousse
Furetière, Antoine (1690), Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, tome second, La Haye, A. et R. Leers, version en ligne, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3413078q/f1.item, consulté le 16 septembre 2024
Gadet, Françoise (1992), Le français populaire, Paris, PUF, https://doi.org/10.3406/linx.1991.1227
Godet, Laurent (2017), « Les oiseaux anthropophiles : définition, typologie et conservation », Annales de géographie, 2017/4, n° 716, p. 492-517, https://doi.org/10.3917/ag.716.0492
Gordienne, Robert (2002), Dictionnaire des mots qu’on dit gros, de l’insulte et du dénigrement, Paris, Éditions Hors Commerce
[GRLF] = Rey, Alain (2001), Le Grand Robert de la Langue Française, Paris, Dictionnaire Le Robert, version en ligne (2008), https://grandrobert.lerobert.com/, consulté le 26 septembre 2024
Hardy, Stéphane (2024), « Métaphores zoosémiques en argot français », in Utilisation des métaphores dans les langues (niveaux standard/non-standard, registre argotique) (J.-P. Goudaillier, A. Kacprzak, R. Mudrochová éds), Berlin et al., Peter Lang, p. 21-38
Heuberger, Reinhard (2019), « Tiermetaphern und andere anthropozentrische Sprachphänomene. Was sie über das Mensch-Tier-Verhältnis aussagen », in Haben Tiere Rechte? Aspekte und Dimensionen der Mensch-Tier-Beziehung (E. Diehl, J. Tuider éds), Bonn, Bundeszentrale für politische Bildung, p. 366-378
Lakoff, George, Johnson, Mark (1980), Metaphors we live by, Chicago, University of Chicago Press
Larchey, Lorédan (61872), Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique de l’argot parisien, Paris, F. Polo
Larchey, Lorédan (91881), Dictionnaire historique d’argot, Paris, E. Dentu
Marsolier, Marie-Claude (2020), Le mépris des « bêtes ». Un lexique de la ségrégation animale, Paris, PUF
Merle, Pierre (2007), Nouveau dictionnaire de la langue verte. Le français argotique et familier au XXIe siècle, Paris, Éditions Denoë
Mussner, Marlene (2015), « Tierbezeichnungen als abwertende Personenbezeichnungen. Ein Vergleich zwischen den Sprachen Deutsch, Französisch und Italienisch », in Tiere – Texte – Transformationen. Kritische Perspektiven der Human-Animal Studies (R. Spannring, R. Heuberger, G. Kompatscher, A. Oberprantacher, K. Schachinger, A. Boucabeille éds), Bielefeld, transcript Verlag, p. 157-178, https://doi.org/10.1515/9783839428733-010
Oudin, Antoine (1640), Curiositez françoises, pour supplement aux dictionnaires, Paris, Antoine de Sommaville
Rey, Alain (62022), Dictionnaire historique de la langue française, tome II (M-Z), Paris, Le Robert
Rigaud, Lucien (1878), Dictionnaire du jargon parisien. L’argot ancien et l’argot moderne, Paris, Paul Ollendorff
Sagaert, Claudine (2017), « L’injure et l’insulte : une question de laideur », in Langages et communication : écrits, images, sons (M. Corbier, G. Sauron éds), Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, p. 65-72, https://doi.org/10.4000/books.cths.843
[TLFI] = Trésor de la langue française informatisé, ATILF – CNRS & Université de Lorraine, version en ligne, http://atilf.atilf.fr/, consulté le 26 septembre 2024
Van Hoof, Henri (2002), « Un bestiaire linguistique – ou les animaux dans les images du français et de l’anglais », Meta – Journal des traducteurs, Vol. 47(3), p. 403-427, https://doi.org/10.7202/008023ar
Villatte, Césaire (81912), Parisismen. Alphabetisch geordnete Sammlung der eigenartigen Ausdrücke des Pariser Argot, Berlin-Schöneberg, Langenscheidtsche Verlagsbuchhandlung
Walter, Henriette, Avenas, Pierre (2007), La mystérieuse histoire du nom des oiseaux. Du minuscule roitelet à l’albatros géant, Paris, Éditions Robert Laffont
Notes
- 1 Nous entendons par injure une parole ou une expression qui a pour but de porter atteinte à la dignité d’une personne. Son objectif est donc de blesser et d’humilier l’individu visé en le dénigrant, le rabaissant et le traitant de manière méprisante. L’injure vise « en s’octroyant un certain pouvoir, à fragiliser le sujet dans son identité » (Sagaert, 2017 : 68) et à remettre en cause son intégrité physique et/ou morale et sa valeur en tant qu’être humain.
- 2 Cette métaphore a donné naissance au terme argotique oiseau de cage ‘prisonnier’ (cf. Delvau, 1866 : 274), le terme cage étant lui-même utilisé pour signifier prison (cf. Colin et al., 2010 : 127). On notera également l’expression argotique cage à poules faisant référence à un ‘box dans le dortoir d’une prison’ (cf. Colin et al., 2010 : 128).
- 3 Le tableau des noms d’oiseaux comporte les principaux oiseaux appartenant à la faune locale et exotique. Il est accessible par le biais d’une recherche de nom d’oiseau spécifique via l’onglet « tableaux », https://grandrobert.lerobert.com/robert.asp
- 4 Notre corpus comprend uniquement des noms d’oiseaux qui n’ont pas été transformés morphologiquement. Des termes comme par exemple salope ou dupe ne font donc pas partie de notre corpus. En effet, une des hypothèses étymologiques avance que le terme salope soit dérivé de sale hoppe (forme dialectale de huppe ‘oiseau passereau […], au plumage beige-orangé […], caractérisé par une touffe érectile de plumes rousses terminées de noir […]’ ; cf. TLFi : entrée huppe ; cf. eFEW, Vol. 17 : 15). Il en va de même pour dupe qui est formé de huppe en raison de l’aspect stupide que l’on attribue à cet oiseau (cf. TLFi : entrée dupe).
- 5 Notre classification repose sur des termes scientifiques correspondant aux principales familles d’oiseaux reconnues en ornithologie. Ces catégories permettent d’organiser les noms d’oiseaux en fonction de leur appartenance taxonomique, regroupant les espèces selon leur proximité. Les exemples donnés pour chaque famille utilisent des termes d’usage courant en français, plutôt que les dénominations scientifiques latines. On distingue ainsi : les struthionidés (p. ex. autruche), les picidés (p. ex. pivert), les psittacidés (p. ex. perroquet, perruche), les nécrophages (p. ex. vautour, condor), les strigidés (p. ex. hibou, chouette), les colombidés (p. ex. pigeon), les falconidés (p. ex. buse, busard, faucon), les scolopacidés (p. ex. bécasse, bécasseau), les échassiers (p. ex. grue, butor, cigogne, échassier), les palmipèdes (p. ex. canard, cormoran, manchot, oie), les passereaux (p. ex. corbeau, geais, grive, huppe) et les gallinacés (p. ex. caille, coq, dindon, francolin, faisan, pintade).
- 6 Il est pertinent de noter que certaines dénominations d’oiseaux évoluant dans des milieux anthropisés comportent des éléments lexicaux évoquant leur relation avec l’homme et son habitat : Moineau domestique (Passer domesticus), Hirondelle de fenêtre (Delichon urbicum ; urbicum ‘de la cité’) ou encore Fauvette des jardins (Sylvia borin) (cf. Godet, 2017 : 493sq.).
- 7 Il s’agit des groupes Facebook « Les oiseaux de nos jardins » (crée le 6 février 2021, 117.450 membres, consulté le 14/10/2024), « Les oiseaux dans nos jardins » (créé le 30 octobre 2021, 173.726 membres, consulté le 14/10/2024) ainsi que « Les oiseaux du jardin – Postez vos photos » (créé le 5 septembre 2021, 171.987 membres, consulté le 14/10/2024).