Évolution des désignations neutres, positives et négatives dans les émissions de libre antenne de la radio Skyrock (2003-2023)
https://orcid.org/0000-0002-4612-9753
EHESS Paris / Laboratoire MICA – Université Bordeaux Montaigne
anne-caroline.fievet@ehess.fr
RÉSUMÉ
Trois émissions de libre antenne de la radio jeune Skyrock, enregistrées en 2003, 2013 et 2023, sont analysées d’un point de vue argotologique pour discuter la circulation des lexèmes désignant des personnes de façon neutre, positive et négative. Les résultats montrent que ces émissions sont constituées essentiellement d’argot commun et d’argot commun des jeunes. Les néologismes sont rares, certainement parce que Skyrock est une radio nationale qui doit s’adresser à tous, sans être trop cryptique. Cet article met en évidence la présence récurrente de dix lexèmes (mec, pote, balèze, meuf, daron/daronne, beau gosse, bonne, bonhomme, bâtard et gros) et discute la circulation des autres. Cette circulation est maintenue par l’équipe d’animateurs (en particulier les plus jeunes) ainsi que, dans une moindre mesure, par les auditeurs. Ce travail s’inscrit dans une recherche plus large sur la dynamique de l’argot des jeunes, mise en perspective avec d’autres sources comme les grands corpus web et les textes des chansons de rap.
MOTS-CLÉS – circulation des lexèmes argotiques, argot commun, argot commun des jeunes, radios jeunes, libre antenne
Evolution of Neutral, Positive, and Negative Designations in Skyrock Radio Talk Shows (2003-2023)
SUMMARY
Three call-in shows from the youth radio station Skyrock, recorded in 2003, 2013, and 2023, are analysed from an argotological point of view to discuss the circulation of lexemes describing people in neutral, positive, and negative ways. The results show that these broadcasts consist mainly of common slang and youth slang. Neologisms are rare, likely because Skyrock is a national radio station that caters to a larger audience without being overly cryptic. This article highlights the recurring presence of ten lexemes (mec, pote, balèze, meuf, daron/daronne, beau gosse, bonne, bonhomme, bâtard, and gros) and discusses the circulation of others. This circulation is maintained by the team of presenters (especially the younger ones) and, to a lesser extent, by the listeners. This study contributes to broader research on the dynamics of youth slang, contextualised with other sources such as large web corpora and rap song lyrics.
KEYWORDS – circulation of slang lexemes, common slang, common youth slang, youth radios, talk shows
Depuis 1997, l’émission de libre antenne de la radio jeune Skyrock, animée tous les soirs de la semaine entre 21h et minuit par l’animateur Difool entouré de son équipe, rassemble, en moyenne, 256 000 auditeurs[1]. D’un côté, cette émission où tout est censé être permis s’inspire du ton des radios libres des années 1980 dont la plus sulfureuse était la radio Carbone 14 (cf. Lefebvre, 2012). De l’autre, puisque les auditeurs appellent et passent à l’antenne pour exposer leurs problèmes et demander des conseils, ce type d’émission s’inscrit dans l’héritage direct des émissions de « parole divan » (Deleu, 2005 : 117-162), comme celles de Ménie Grégoire sur RTL (de 1967 à 1981) ou, plus spécifiquement pour les jeunes, de l’émission Lovin’Fun sur Fun Radio (1992-1998) avec, comme animateurs, le Doc et, déjà à cette époque, Difool, alors débutant. Pour l’argotologue qui s’intéresse au lexique des jeunes, il s’agit là d’un espace de recherche foisonnant, d’autant que les enregistrements radiophoniques permettent de garder une trace pérenne de ces moments argotiques.
Les émissions de libre antenne ont été décrites par plusieurs linguistes (Branca-Rosoff, 2007 ; Fiévet, 2008 ; Sow, 2010) qui s’accordent sur trois caractéristiques principales de ce type d’émission, à savoir :
- La constitution d’un collectif avec des valeurs revendiquées par le groupe, ce qui aboutit à la co-construction d’une identité discursive : en effet, ces émissions sont fondées sur l’idée de la construction d’une communauté constituée d’une structure triangulaire entre les animateurs, les auditeurs-appelants (ou ceux qui envoient des messages) et les auditeurs passifs (Glevarec, 2005 : 16).
- L’omniprésence de l’animateur principal et, plus généralement, de l’équipe d’animateurs, au détriment des auditeurs-appelants qui, finalement, parlent assez peu.
- Le déplacement de la norme : ce moment radiophonique adolescent (Glevarec, 2005 : 26) est l’occasion pour les jeunes d’entendre un lexique générationnel, ce que les animateurs prennent soin de perpétuer (certainement plus ou moins consciemment en fonction des profils et des âges des différents animateurs[2]).
Nos recherches sur la circulation de l’argot des jeunes dans les émissions de libre antenne des radios jeunes s’inscrivent dans un projet plus large de constitution d’un modèle de circulation des argotismes identitaires pour les jeunes, en collaboration avec les argotologues Alena Podhorná-Polická (APP) ainsi que Andrzej Napieralski (AN), Radka Mudrochová (RM), Laurent Canal (LC) et Adélaïde Evreinoff (AE) pour l’analyse d’enquêtes par questionnaires auprès des jeunes (APP, AN) ou la recherche des lexèmes qui circulent dans de grands corpus web (APP, RM), mais aussi de films mettant en scène des jeunes (APP) et de chansons de rap (APP + LC et AE).
En argotologie, les études diachroniques peuvent être de deux types :
- Soit par contact direct avec des jeunes (questionnaires et/ou entretiens), comme la recherche de Sourdot (1997) qui demande à ses étudiants, en 1987 et 1994, de relever ce qui leur semble néologique, recherche que nous avons poursuivie, avec Alena Podhorná-Polická (Fiévet & Podhorná-Polická 2018), en 2010 (avec la même méthodologie que Marc Sourdot et la passation de questionnaires pour savoir si les jeunes connaissent encore les lexèmes de 1987 et 1994) puis en 2017 (passation de questionnaires seulement, pour les lexèmes de 1987, 1994 et 2010)[3], ce qui nous a permis de montrer que des lexèmes très à la mode dans les années 1980 étaient tombés en désuétude (ex. : canuche, bitos) ou étaient entrés dans l’argot commun (ex. : kiffant, hard, thon). Au niveau méthodologique, il est nécessaire de pouvoir faire passer ces questionnaires régulièrement au même type de public. Ainsi, les étudiants des enseignants-chercheurs sont un choix évident, bien que cela limite le type de population étudiée, donc les résultats.
- Soit par l’analyse de corpus déjà enregistrés donc médiatiques (cinéma, télévision, radio). Concernant le cinéma, nous avons, toujours en collaboration avec Alena Podhorná-Polická, comparé l’argot de trois films dits « de banlieue » couvrant une période d’environ 10 ans, à savoir Raï (1995), La Squale (2000) et Sheitan (2006) (Fiévet, Podhorná-Polická, 2008) et nous avons pu constater une certaine stabilité pour les vieux mots d’argot (ex. : oseille, maille) et pour les verlanisations lexicalisées (ex. : chelou, chanmé) ainsi qu’une certaine labilité polysémique (puissant, cramer, griller) et un nombre important de termes pour apostropher positivement (ex : gros, cousin, kho) ou négativement (ex. : baltringue, bolos, bouffon). Ici, la méthodologie se heurte à la stylisation de l’œuvre artistique qu’est le film, qui n’est que le reflet partiel de la façon dont parlent les jeunes dans la « vraie vie ».
Parmi les corpus médiatiques, les émissions de libre antenne des radios jeunes, quoiqu’en partie scénarisées (chaque animateur se construit un rôle ; Glevarec, 2005 : 194-202), sont des enregistrements qu’on peut considérer comme étant proches de la façon dont les jeunes s’expriment à un moment donné. De plus, grâce à la stabilité de l’émission de Skyrock (qui dure depuis 27 ans, avec une équipe d’animateurs qui a peu changé), nous avons là une possibilité unique de comparaison.
Notre corpus est constitué de trois émissions de 3 heures (avec la musique et les publicités, qui représentent environ la moitié du temps de l’émission). La première émission, du lundi 21 avril 2003, faisait partie de notre corpus de thèse (Fiévet, 2008) et avait été retranscrite intégralement. Nous avons pu écouter les deux autres émissions, celle du lundi 22 avril 2013 et celle du lundi 24 avril 2023 à l’Inathèque de Paris[4]. Contrairement à notre période d’apprentie argotologue de 2003-2008, nous savions exactement ce que nous cherchions donc nous avons décidé de ne pas tout retranscrire mais de relever directement les lexèmes et unités lexicales argotiques (ainsi que le minutage, le locuteur (parfois, l’animateur est impossible à identifier) et le contexte).
Les lexèmes ont été cherchés dans différents dictionnaires de français standard et d’argot afin de pouvoir discuter leur circulation :
- Le Petit Robert est le dictionnaire de référence. Comme c’est l’argot qui nous intéresse, nous allons particulièrement prêter attention aux marques lexicographiques. C’est l’édition de 2024, parue en mai 2023 qui a été consultée.
- Comment tu tchatches ! est un dictionnaire de français contemporain des cités écrit par le linguiste et argotologue Jean-Pierre Goudaillier. Sa première version date de 1997, il a été réactualisé trois fois (1998, 2001 et 2019).
- Le Dictionnaire de la Zone[5] est un dictionnaire collaboratif, en ligne depuis 2000. Il est rédigé par Abdelkarim Tengour qui n’est pas linguiste (il est informaticien), mais qui utilise une méthodologie qu’on peut rapprocher de celle de la recherche puisqu’il attend d’avoir plusieurs sources lui indiquant la circulation d’un nouveau lexème avant de le mettre en ligne.
- Le Wiktionnaire[6] est un dictionnaire collaboratif en ligne hébergé par la Wikimedia (sous licence libre), association qui héberge également l’Encyclopédie Wikipédia. Comme il est collaboratif, ce dictionnaire répertorie les lexèmes et les glissements sémantiques qui émergent.
La méthode des filtres successifs est utilisée c’est-à-dire que chaque lexème est cherché d’abord dans le Le Petit Robert, sachant que nous ne retenons que les sens qui ont une marque lexicographique substandard (FAM., ARG, VULG.), car les lexèmes standard ne nous intéressent pas ici. S’il n’est pas trouvé, il est cherché dans les deux dictionnaires d’argot commun des jeunes, Comment tu tchatches ! et le Dictionnaire de la Zone, et, s’il n’est pas trouvé dans au moins l’un de ces deux dictionnaires, il est cherché dans le Wiktionnaire. Certes, comme l’écrit Anne Gensane (2023 : 291), ces dictionnaires ne vont pas nous donner des indications exactes de l’état de circulation des lexèmes, mais ils sont un bon indicateur pour voir ce qui relève de l’argot commun (entendu comme un « argot qui circule dans les différentes couches de la société, qui n’est plus l’apanage de certaines catégories sociales et qui est plus ou moins compréhensible, au moins passivement, par tous » (François-Geiger, 1989 : 95)) et de l’argot commun des jeunes (entendu comme un argot de type générationnel (Szabó, 2004)), voire des cités (entendu comme un argot de type sociologique (Goudaillier, 1997)).
Pour le corpus enregistré en 2003 (Fiévet, 2008), il a été montré que l’argot qui circulait était un mélange d’argot commun (lié à une situation de communication familière) et d’argot commun des jeunes (voire de jeunes des cités puisque c’est une partie de l’identité de la radio Skyrock qui diffuse essentiellement du rap). Les innovations lexicales étaient assez rares, certainement parce qu’il s’agit d’une radio jeune nationale, qui doit s’adresser à tous, sans être trop cryptique (avec un argot trop régional, par exemple).
Les lexèmes employés ont-ils changé depuis 20 ans et, si oui, lesquels ? Le vieillissement des animateurs a-t-il une influence sur l’argot qui est parlé ? Afin de pouvoir comparer l’évolution des lexèmes argotiques, nous allons analyser dans les trois sous-corpus comment les personnes, hommes et femmes, sont désignées, de façon neutre, de façon positive (parmi lesquels figurent les apostrophes affectives) ou négatives (parmi lesquels figurent les insultes).
1. Les désignations neutres
Dans cette première partie, nous allons analyser les lexèmes qui ont pu être relevés dans les trois sous-corpus des émissions de 2003, 2013 et 2023 et qui peuvent être considérés comme des désignations neutres : mec, keumé, meuf, feumeu, daron, daronne, pote et poteau.
Pour désigner un ‘homme’, le lexème mec a été trouvé de nombreuses fois dans les enregistrements des trois années (2003 : « Eh, c’est pas des mecs qui … genre i dit c’est à cause du taff » (Cédric, animateur) ; 2013 : « J’pense que l’mec, gros, j’m’embrouille cash avec lui » (Cédric, animateur) ; 2023 : « Le mec parfait ou la meuf parfaite » (Difool, animateur)). Il fait aujourd’hui partie de l’argot commun, comme en atteste sa définition dans Le Petit Robert 2024 (FAM. (v. 1850) ‘Homme, individu quelconque’). Notons que Le Petit Robert mentionne également un sens plus ancien, avec la marque lexicographique ARG. : (1821, origine inconnue) ‘Homme énergique, viril’ donc un sens positif, à rapprocher du lexème bonhomme que nous allons voir infra.
La verlanisation de mec, keumé quant à elle, n’a été trouvée que dans le corpus de 2003 (« Euh ouais, le keumé pour la feumeu…là » (Disiz, auditeur appelant)). Ce lexème n’est pas présent dans Le Petit Robert, on le trouve dans Comment tu tchatches ! (keum : ‘gars, homme’) et dans le Dictionnaire de la Zone (keum/keumé : ‘garçon, jeune homme’ ), il s’agit d’argot commun des jeunes (des cités).
Pour désigner une ‘femme’, le lexème qui a été trouvé le plus fréquemment, pour les trois années, est le lexème meuf, la verlanisation de femme (2003 : « Ouais, là-bas, t’arrives à serrer des meufs » (Romano, animateur) ; 2013 : « T’as rendez-vous avec une meuf et d’la bouffe coincée entre les dents » (Difool, animateur, lit un message d’auditeur) ; 2023 : « C’est comme une histoire avec une meuf… » (Difool, animateur)). Il est présent dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique ARG.FAM. car, étant plus récent que mec, il conserve une connotation argotique. Le Petit Robert mentionne le sens de ‘1- Femme, jeune fille’, mais également celui de ‘2- Épouse, compagne’, qu’on trouve plus spécifiquement dans les corpus de 2013 (« C’est ta meuf, quand même fais attention » (Marie, animatrice)) et 2023 (« Il a un problème d’odeur avec sa meuf rencontrée au taf » (Difool, animateur)), ce qui pourrait être un indice que ce sens est plus récent.
La verlanisation de meuf, feumeu, n’a, quant à elle, été trouvée que dans le corpus de 2003 (« Euh ouais, le keumé pour la feumeu …là » (Diziz, auditeur appelant)). Tout comme keumé, on le trouve dans Comment tu tchatches ! et dans le Dictionnaire de la Zone, dans le sens de ‘Femme, fille’, il s’agit là aussi d’argot commun des jeunes (des cités).
Pour désigner le ‘père’, de nombreuses occurrences de daron ont été trouvées dans le corpus de 2003 (« Bon on rappelle le daron, là » (Difool, animateur)) et de 2013 (« J’avais un ou deux potes, pareil, leur daron, il était super vieux » (Romano, animateur)). Le fait qu’il ne soit pas présent dans le corpus de 2023 ne peut pas être un indice de sa tombée en désuétude, mais est certainement lié à la brièveté du corpus. D’ailleurs, on trouve le lexème daronne, la ‘mère’, dans les corpus des trois années (2003 : « Allez, la daronne ! » (Cédric, animateur) ; 2013 : « C’est pas bien de traiter la mère, respect aux daronnes » (Difool, animateur, lit le message d’un auditeur) ; 2023 : « Avec ma daronne, j’ai de la confiance » (Alban, auditeur appelant)). Daron/daronne est présent dans Le Petit Robert 2024, avec la marque lexicographique FAM., certainement liée à son statut de mot venant du vieil argot. Pourtant, daron/daronne n’est pas tout à fait de l’argot commun, il fait encore partie de l’argot commun des jeunes.
Pour désigner un ‘ami’, c’est le lexème pote qui a été trouvé dans les trois corpus (2003 : « L’bon pote, quoi … » (Romano, animateur) ; 2013 : « Pour fêter les 18 ans d’un pote, on lui a acheté une poupée gonflable » (Difool, animateur, lit le message d’un auditeur) ; 2023 : « Romano et Cédric sont potes » (Difool, animateur). Il s’agit d’un mot d’argot commun, présent dans Le Petit Robert 2024 (‘camarade, ami’), qui est l’apocope de poteau. D’ailleurs, le lexème poteau est également présent, mais seulement dans le corpus de 2023, ce qui pourrait être un indice de son retour plus récent (2023 : « Il a l’air content, hein, le poteau » (Difool, animateur)). Le Petit Robert 2024 mentionne son sens (‘Ami fidèle sur lequel on peut s’appuyer’) ainsi qu’une marque lexicographique étonnante, FAM. et VIEILLI, qui s’explique par le fait que, tout comme daron/daronne, poteau est un vieux mot d’argot qui est réactualisé dans l’argot commun des jeunes, ce dont les lexicographes du Petit Robert n’ont pas encore tenu compte.
Le tableau 1 présente une synthèse des lexèmes qui ont été trouvés dans les trois corpus pour désigner des personnes de façon neutre. Quand il n’y a qu’une occurrence, nous notons entre parenthèses le nom du locuteur, afin de pouvoir mettre en évidence les personnes qui apportent les lexèmes argotiques.
| Lexème | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| mec | Le Petit Robert 2024 | 2003, 2013 et 2023 |
| meuf, ma/ta/sa meuf | meuf : 2003, 2013 et 2023 ma/ta/sa meuf : 2013 et 2023 | |
| daron, daronne | daron : 2003 et 2013 daronne : 2003, 2013 et 2023 | |
| pote | 2003, 2013 et 2023 | |
| poteau | 2023 (Difool) | |
| keumé | Comment tu tchatches ! et Dictionnaire de la Zone | 2003 (auditeur) |
| Feumeu | 2003 (auditeur) |
Ainsi, alors que mec et pote sont des lexèmes d’argot commun qui n’ont pas trouvé d’équivalent dans l’argot commun des jeunes qui circule plus qu’eux, meuf a progressivement pris la place de lexèmes comme nana ou gonzesse. Daron/daronne ainsi que poteau sont des vieux mots d’argot qui sont réactivés dans l’argot commun des jeunes. Enfin, les vernalisations keumé et feumeu n’ont été trouvées que dans le corpus de 2003. Le fait qu’ils soient présents dans Comment tu tchatches ! est un indice d’appartenance à l’argot commun des jeunes des cités des années 2000. Des recherches ultérieures seraient nécessaires pour déterminer si ces deux lexèmes circulent encore et, si oui, comment.
2. Les désignations positives
Concernant les désignations positives, commençons par les lexèmes qui désignent les hommes, qu’ils soient ‘beaux’, ‘forts’ et/ou ‘courageux’ : beau gosse, bonhomme et balèze.
Pour désigner un ‘homme beau’, l’unité lexicale beau gosse est présente, avec de nombreuses occurrences, dans les sous-corpus de 2013 (« C’est Michel. Michel, alias le beau gosse » (Cédric, animateur)) et 2023 (« T’inquiète, beau gosse ! » (Cédric, animateur)). Dans Le Petit Robert 2024, on peut trouver un beau gosse, une belle gosse dans le sens de ‘beau garçon, belle fille’ avec la marque lexicographique FAM., mais il semblerait que cette définition ne tienne pas compte du glissement sémantique récent puisque, dans l’argot commun des jeunes, à notre connaissance, c’est seulement beau gosse qui circule (et non belle gosse) et que son sens est plutôt celui d’un ‘bel homme’ plutôt que celui d’un ‘garçon’, comme en témoigne la définition trouvée dans le Wiktionnaire à l’entrée bogosse (‘beau gosse ; beau mec’ ; on remarque ici une lexicalisation). Notons par ailleurs que la forme verlanisée de bogosse, gossbo (‘beau gars, bel homme’), est présente dans Comment tu tchatches !, avec une attestation relevée par Jean-Pierre Goudaillier en 1995-1996 (« Chouffe Djamel, il s’la pète, il joue le gossbo ») comme étant de l’argot commun des jeunes des cités, ou, pour reprendre sa terminologie, du français contemporain des cités.
Le lexème bonhomme, après glissement sémantique, est un lexème d’argot commun des jeunes (des cités). Le Dictionnaire de la Zone en donne la définition suivante : 1- ‘Dur, courageux, viril’ ; 2- ‘Personne qui inspire le respect’ ; 3- ‘Personne qui maîtrise un domaine’. Il a été trouvé dans les sous-corpus de 2003 (« Tu vois …t’sais …moi, j’suis un vrai … j’suis un bonhomme » (Momo, auditeur appelant)) et de 2013 (« Vas-y, laisse ton numéro si t’es un bonhomme, j’te baise » (animateur non identifiable)), ce qui pourrait être un indice de sa circulation moins importante aujourd’hui, mais cela reste à être confirmé.
Enfin, le lexème balèze a été trouvé dans le sous-corpus de 2013 (« Le mec, s’il est pas trop balèze, j’lui dis, moi, ta mère, j’la baise » (Romano, animateur)) et celui de 2023 (« Encore, celui d’gauche, ça va, mais celui d’droite, frère, y’a écrit balèze » (Cédric, animateur)). Il est présent dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique FAM. ou POP. dans le sens 1- ‘Grand et fort’ et 2- ‘Savant, instruit’. Le fait que balèze n’ait pas été trouvé dans le sous-corpus de 2003 ne peut pas être l’indice qu’il ne circulait pas à l’époque puisque c’est de l’argot commun, il n’a juste pas été prononcé dans l’émission qui a été enregistrée.
Voyons maintenant les lexèmes qui ont été trouvés dans le corpus pour désigner l’apparence physique des femmes, il s’agit de bonne et fraîche.
L’adjectif bonne a été relevé dans les trois sous-corpus, avec de nombreuses occurrences (2003 : « Elle était bonne au moins ? » (Momo, animateur) ; 2013 : « Sur la photo, elle a l’air bonne » (Cédric, animateur) ; 2023 : « Il est déjà avec une meuf qu’est super bonne » (Guigui, animateur)). Il a été trouvé dans Le Petit Robert 2024, avec la marque lexicographique VULG. : ‘se dit d’une femme sexuellement attirante’.
Le lexème frais/fraîche (le plus souvent utilisé pour une femme) est très répandu dans l’argot commun des jeunes pour désigner quelqu’un de 1- ‘Bien, appréciable’ ; 2- ‘Beau, joli’ (Dictionnaire de la Zone). Pourtant, il n’a été trouvé que dans le sous-corpus de 2003 (« Quand elles sont plus fraîches » (Difool, animateur)) avec ce sens de ‘beau, joli’, mais peut-être aussi le sens de ‘jeune’. Le fait que le lexème n’ait pas été trouvé de façon plus importante peut avoir deux raisons : 1- Tout comme balèze vu supra, il n’a pas été prononcé dans les émissions enregistrées mais il pourrait être trouvé dans d’autres émissions et 2- L’équipe d’animateurs étant très fermée, il est possible que ce lexème ne fasse pas partie de l’argot de leur groupe de pairs donc que le lexème ne circule pas (ou peu) dans l’émission.
| Lexème / unité lexicale | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| bonne | Le Petit Robert 2024 | 2003, 2013, 2023 |
| balèze | 2013, 2023 | |
| frais/fraîche | Dictionnaire de la Zone | 2003 (Difool) |
| bonhomme | 2003, 2013 | |
| beau gosse, bogosse | 2013, 2023 |
Le tableau 2 synthétise les résultats pour les lexèmes désignant des personnes de façon positive. Alors que bonne et balèze sont présents dans Le Petit Robert 2024 et peuvent être considérés comme de l’argot commun, fraîche, bonhomme et beau gosse ont été trouvés dans le Dictionnaire de la Zone, il s’agit d’argot commun des jeunes (voire d’argot commun des jeunes des cités pour bonhomme).
Enfin, pour la dernière partie des désignations positives, passons aux apostrophes affectives. Nous avons pu relever dans le corpus : gros, man, ma gueule, mon gars, frère, frérot et la famille.
Le lexème gros est présent dans le Dictionnaire de la zone avec la définition suivante : ‘terme affectif employé pour désigner une personne comme faisant partie du clan’. Il a été relevé dans les sous-corpus de 2013 (« Ah là, j’te défonce, gros » (Cédric, animateur) et de 2023 (« Quand t’as un truc comme ça, gros, tu vas chez le dentiste » (Cédric, animateur)).
Le lexème man a été relevé dans le sous-corpus de 2023 (« Une fois, une fois, c’est tout, man » (Cédric, animateur)). Il a été trouvé dans le Wiktionnaire avec le sens suivant : ‘s’utilise dans les milieux populaires pour interpeler un homme’.
L’unité lexicale ma gueule a été trouvée dans le Dictionnaire de la Zone avec le sens de ‘Mon gars !’. Elle a pu être relevée dans le sous-corpus de 2013 (« Alors ? Un petit commentaire, ma gueule ? » (Cédric, animateur)).
Dans le sous-corpus de 2013, on trouve également mon gars (« Ah, merci mon gars » (Cédric, animateur)). Étonnamment, cette unité lexicale n’est répertoriée dans aucun des dictionnaires consultés (le Dictionnaire de la Zone le cite comme un synonyme de ma gueule et le Wiktionnaire comme un synonyme de man).
L’apostrophe frère a été relevée dans le sous-corpus de 2023 (« Encore, celui d’gauche, ça va, mais celui d’droite, frère, y’a écrit balèze » (Cédric, animateur)). Ce glissement sémantique de frère est répertorié dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique FAM. : ‘Ami fraternel’.
L’apostrophe frérot a également été relevée dans le sous-corpus de 2023 (« Qu’est-ce qui t’arrive, frérot ? » (Animateur non identifié)), mais, contrairement à frère, son glissement de sens n’est pas répertorié dans Le Petit Robert 2024 (on y trouve seulement ‘Petit frère’). En revanche, ce sens est répertorié dans le Dictionnaire de la Zone : ‘Ami, camarade’.
Enfin, l’unité lexicale la famille a été répertoriée dans le sous-corpus de 2013 : « Cédric, la famille, t’as cartonné, mon gars » (Julien, auditeur appelant). Cette apostrophe affective (issue de l’argot commun des jeunes des cités, en particulier dans l’expression identitaire wesh, la famille, présente dans les chansons de rap) n’a été trouvée dans aucun des dictionnaires consultés.
| Lexème / unité lexicale | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| frère | Le Petit Robert 2024 | 2023 (Cédric) |
| gros | Dictionnaire de la Zone | 2013, 2023 (Cédric) |
| ma gueule | 2013 (Cédric) | |
| frérot | 2023 (Cédric) | |
| man | Wiktionnaire | 2023 (Cédric) |
| mon gars | Aucun dictionnaire | 2013 (Cédric) |
| la famille | 2013 (auditeur) |
Concernant les apostrophes affectives, il est difficile de se fier aux dictionnaires pour en déduire le niveau de circulation des lexèmes : frère, frérot et mon gars sont plutôt de l’argot commun, mais frérot (dans son sens argotique) n’est répertorié que dans le Dictionnaire de la Zone et mon gars n’est répertorié nulle part. Gros et ma gueule sont bien de l’argot des jeunes, ils sont répertoriés dans le Dictionnaire de la Zone. Alors que la famille, unité lexicale d’argot commun des jeunes des cités n’est répertoriée nulle part et tend certainement à circuler moins, le lexème man sera intéressant à observer dans les années qui viennent. En effet, nous remarquons que les lexèmes affectifs ont été prononcés quasi exclusivement par l’animateur Cédric et que man l’est en 2023, il s’agit peut-être d’un emploi qui émerge.
Dans la troisième et dernière partie de l’analyse, nous allons répertorier les désignations négatives, elles sont plus nombreuses.
3. Les désignations négatives
Commençons l’analyse par les lexèmes et unités lexicales qui désignent les hommes. Le premier lexème à connotation négative, à l’opposé de bonhomme vu supra, est lascar qui a pu être entendu dans le sous-corpus de 2003 (« Sous les yeux d’ma mère, j’vois l’nombre de lascars qu’il y a … » (Cédric, animateur)) et pas après, ce qui pourrait être un indice qu’il circule moins ces dernières années. Le Petit Robert 2024 le répertorie avec la marque lexicographique ARG. DES BANLIEUES dans le sens de ‘Jeune de banlieue vivant de petits trafics’.
Pour désigner l’‘apparence physique des hommes’, nous avons trouvé deux lexèmes : cheum et gros lard.
L’adjectif cheum, verlanisation de moche, a été relevé dans le sous-corpus de 2013 (« Moi, je suis gros cheum ! » (Romano, animateur)). Il est répertorié par Comment tu tchatches ! avec le sens de ‘moche’ et par le Dictionnaire de la Zone avec le sens de ‘laid’.
L’unité lexicale métaphorique gros lard, quant à elle, a été relevée dans le sous-corpus de 2003 (« ah, l’gros lard, va … » (Difool, animateur)), elle est répertoriée dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique FAM. et le sens de ‘personne grosse et grasse’.
Enfin, pour désigner les ‘hommes ayant un fort appétit sexuel’, nous avons trouvé de nombreux lexèmes et unités lexicales : porc, dalleux, mort de faim, bouillant, chaud de la bite et charo. Ceci n’est pas étonnant, car la thématique sexuelle est très présente dans l’émission. De plus, il s’agit d’une émission essentiellement masculine (qu’il s’agisse des animateurs ou des auditeurs).
Le lexème porc a été trouvé dans le sous-corpus de 2013 (« C’est toi, l’porc, gros » (Cédric, animateur)). Le Petit Robert 2024 le mentionne avec la marque lexicographique FIG et FAM. et la définition : ‘Homme débauché, grossier’.
Le lexème dalleux est répertorié dans le Dictionnaire de la Zone avec le sens de ‘Personne frustrée, en manque de sexe’. Cet adjectif est issu de l’expression avoir la dalle (Le Petit Robert 2024 : FAM. ‘avoir faim’). Il a été trouvé dans le sous-corpus de 2013 (« C’est des gros dalleux » (Difool, animateur, lit le message d’un auditeur)).
Le lexème meurt-de-faim, a également été trouvé dans le corpus de 2013, dans l’énoncé qui suit celui où se trouve dalleux, mais, cette fois, il est prononcé par l’animateur Difool (« C’est des meurt-de-faim, c’est des dalleux »). Il s’agit ici d’un exemple de fonction initiatique (Fiévet, 2008 : 271) où l’animateur principal, n’étant pas sûr que les auditeurs comprennent dalleux, reformule en ajoutant une sorte de traduction, meurt-de-faim. L’unité lexicale meurt-de-faim, quant à elle, n’a été trouvée dans aucun dictionnaire avec un sens argotique sexuel tel que c’est le cas ici.
Le lexème bouillant est présent dans le sous-corpus de 2013 (« Il est bouillant, le mec » (animateur non identifié)), il est répertorié dans Le Petit Robert 2024 avec la marque FAM. PAR PLAIS. (par plaisanterie) et avec le sens de ‘très enthousiaste, très excité’.
L’unité lexicale chaud de la bite n’a été trouvée dans aucun dictionnaire, son sens est synonyme des lexèmes vus précédemment (bouillant, dalleux). Elle a été relevée dans le sous-corpus de 2023 (« On en a déjà eu à l’antenne, attention, c’est des chauds de la bite » (Romano, animateur)).
Enfin, le lexème charo, apocope de charognard, a été trouvé plusieurs fois dans le corpus de 2023, ce qui est un indice de sa circulation récente (« Même, depuis petit, j’vous avouerai, j’ai toujours été à moitié charo » (Louis, auditeur appelant)). D’ailleurs, il n’est présent ni dans Le Petit Robert 2024 ni dans les dictionnaires d’argot des jeunes ; on le trouve dans le Wiktionnaire avec le sens de « coureur de jupons » (on comprend alors la métaphore du charognard qui s’intéresse à de nombreuses femmes).
| Lexème / unité lexicale | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| lascar | Le Petit Robert 2024 | 2003 (Difool) |
| gros lard | 2003 (Difool) | |
| porc | 2013 (Cédric) | |
| bouillant | 2013 (animateur non identifié) | |
| cheum | Comment tu tchatches ! et Dictionnaire de la Zone | 2013 (Romano) |
| dalleux | Dictionnaire de la Zone | 2013 (auditeur) |
| charo | Wiktionnaire | 2023 (auditeur) |
| meurt-de-faim | Aucun dictionnaire | 2013 (Difool) |
| chaud de la bite | 2023 (Romano) |
Alors que lascar, gros lard, porc et bouillant sont de l’argot commun, cheum, dalleux et charo sont de l’argot commun des jeunes. Notons d’ailleurs que dalleux et charo sont apportés par des auditeurs appelants. Meurt-de-faim (qui est peut-être une métaphore filée créée par Difool pour expliquer dalleux) et chaud de la bite (expression compréhensible, mais pas forcément figée) ne sont répertoriées dans aucun dictionnaire.
Pour désigner une femme de façon négative, nous dissocions, comme pour les hommes, l’apparence physique et l’appétit sexuel. Tout d’abord, pour désigner une ‘femme laide’, nous avons pu relever dans le corpus : thon, morue, boudin, camionneuse et Saint-Maclou.
Le premier lexème, qui a été trouvé dans le sous-corpus de 2003, est le lexème thon : « franchement, y’a des beaux thons, hein, dans la rue Saint-Denis … » (Romano, animateur). Il s’agit d’une métaphore argotique ancienne, qui a été trouvée dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique FAM. PEJ., dans le sens de ‘Fille, femme vilaine’. Notons que le lexème thon était déjà présent dans le corpus de 1994 de Sourdot (1997 : 65). Les étudiants interrogés en 2017 (Fiévet et Podhorná-Polická, 2018 : 14) étaient 96,3% à le connaître, mais seulement 33,3% à déclarer l’utiliser.
Autre métaphore avec un nom de poisson, le lexème morue a également été trouvé, cette fois dans le sous-corpus de 2013 (« T’as vu l’autre morue, l’autre p…, ils la traitaient » (animateur non identifié)). Là aussi, il s’agit d’un vieux mot d’argot, relevé par Calvet (1993 : 90) comme désignant une ‘prostituée’, qui est passé dans le français familier. On le trouve dans Le Petit Robert 2024 avec la marque VULG. et VIEILLI et les sens : ‘Prostituée. – Terme d’injure pour une femme’.
Pour suivre les poissons, deux autres métaphores sont à rapprocher de l’idée de « femme = bout de viande ». Le lexème boudin a été relevé dans le sous-corpus de 2013 : « Oh, putain, viens voir, y’a un gros boudin en bas » (Romano, animateur). Il est également relevé par Calvet (1993 : 94) pour désigner une ‘prostituée’ mais aussi une ‘femme un peu grosse et disgracieuse’. Il a été trouvé dans Le Petit Robert 2024 avec la marque FAM.PÉJ et le sens de ‘Fille mal faite, dénuée de charme et de grâce’.
Proche de boudin, le lexème boulette a été relevé dans le sous-corpus de 2003 (« j’suis pas encore une p’tite boulette » (Alison, auditrice appelante)). Il désigne une ‘femme ronde’ et n’a été trouvé dans aucun des dictionnaires consultés.
Le lexème camionneuse a été relevé dans le sous-corpus de 2013 : « Tu t’es dépucelé avec une camionneuse ! » (animateur non identifié). Ce lexème a été trouvé dans le Wiktionnaire avec le sens de ‘(péjoratif) Lesbienne à l’apparence physique et vestimentaire typée’. Ici, il s’agirait peut-être d’un sens plus général (‘femme peu féminine, qui s’habille comme un homme’).
Enfin, l’unité lexicale Saint Maclou est un hapax issu de la marque la plus connue de moquettes en France (antonomase), pour désigner une ‘femme qui n’est pas épilée’. Elle a été relevée dans le sous-corpus de 2023 (« La meuf, c’est Saint Maclou, elle avait une moquette » (Cédric, animateur)).
Pour désigner l’appétit sexuel de la femme, deux lexèmes ont été trouvés dans le corpus : cochonne et, à l’antipode, cadavre.
Le lexème cochonne a été relevé dans le sous-corpus de 2013 (« Je suis une grosse cochonne ! » (Romano, animateur)). Cochon/cochonne a été trouvé dans Le Petit Robert 2024 avec la marque lexicographique FAM. et le sens de 1- ‘Personne qui est sale’ ; 2- ‘Individu qui a le goût des obscénités’.
Enfin, le lexème cadavre a été trouvé dans le sous-corpus de 2003 (« tu crois qu’j’ai été baiser un cadavre ou quoi ? » (Momo, auditeur appelant)). Cette métaphore pour désigner une ‘femme qui n’est pas active au lit’ n’est présente dans aucun des dictionnaires consultés.
| Lexème / unité lexicale | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| thon | Le Petit Robert 2024 | 2003 (Romano) |
| morue | 2013 (animateur non identifié) | |
| boudin | 2013 (Romano) | |
| cochonne | 2013 (Romano) | |
| camionneuse | Wiktionnaire | 2013 (animateur non identifié) |
| cadavre | Aucun dictionnaire | 2003 (auditeur) |
| boulette | 2003 (auditrice) | |
| Saint Maclou | 2023 (Cédric) |
On constate ici que les vieux mots d’argot commun (thon, morue, boudin, cochonne) sont bien ancrés et n’ont pas de successeur dans l’argot commun des jeunes. Notons d’ailleurs que ces lexèmes n’ont pas été trouvés dans le sous-corpus de 2023, ce qui peut être interprété comme une marque positive de l’évolution de la société et de la façon dont on parle des femmes.
Enfin, pour terminer cette partie sur les désignations négatives, penchons-nous sur les insultes. Nous faisons le choix de ne pas analyser les insultes qui font partie de l’argot commun (con, connard, connasse, enculé, enfoiré) qui sont stables et, de ce fait, ne présentent pas un intérêt argotologique ici.
Nous avons donc trouvé dans le corpus deux lexèmes insultants : bouffonne et bâtard.
Le lexème bouffonne a été relevé dans le sous-corpus de 2003 (« c’est une bouffonne, on plaisante pas avec des trucs comme ça … » (Difool, animateur, lit le message d’un auditeur)). Le lexème bouffon/bouffonne a été trouvé dans Le Petit Robert 2024 dans le sens de ‘personne sans intérêt, niaise, ridicule’ et avec pour synonymes blaireau, boloss.
Le lexème bâtard, pour sa part, a été relevé dans les trois sous-corpus avec une seule occurrence dans le sous-corpus de 2003 (« bah moi, j’voulais faire une dédicace (…) à Medhi le p’tit bâtard (Wilson, auditeur appelant) » puis de nombreuses occurrences dans les sous-corpus de 2013 (« Ouais, c’est un bâtard, c’est la daronne à Warren » (Warren, auditeur appelant)) et 2023 (« Bâtard, comme un iench ! » (animateur non identifié)). Ce lexème est répertorié dans Le Petit Robert 2024 avec le sens de ‘Terme injurieux à l’égard de qqn que l’on méprise’ et avec pour synonymes blaireau, boloss, bouffon.
Notons enfin l’expression Ah, l’bâtard ! que nous avons relevée de nombreuses fois dans les sous-corpus de 2013 et 2023, uniquement prononcée par l’animateur Cédric et qui peut donc être interprété comme un tic de langage.
| Lexème | Dictionnaire | Années du corpus |
|---|---|---|
| bouffonne | Le Petit Robert 2024 | 2003 (auditeur) |
| bâtard | 2003, 2013, 2023 |
On voit ici que bouffonne (qui n’a été trouvé que dans le sous-corpus de 2003, ce qui ne peut pas être un indice de sa tombée en désuétude) et surtout bâtard circulent, mais, a priori, pas blaireau ou boloss. Comme vu précédemment, il est possible que ces lexèmes circulent dans l’émission de radio mais qu’ils ne soient pas présents dans les émissions qui ont été enregistrées. Il est également possible qu’ils ne fassent pas partie de l’argot du groupe de pairs des animateurs de l’émission, ce qui est à vérifier dans des recherches futures.
Terminons cette analyse par un tableau où nous proposons un classement des lexèmes étudiés selon leur appartenance à l’argot commun, à l’argot commun des jeunes ou à l’argot commun des jeunes des cités (certaines limites entre les différents types d’argots sont discutables).
| brak danych | 2003 | 2013 | 2023 |
|---|---|---|---|
| Argot commun | mec, pote, gros lard, cadavre, thon, boulette | mec, pote, balèze, mon gars, porc, dalleux, meurt-de-faim, morue, boudin, camionneuse, cochonne | mec, pote, balèze, chaud de la bite |
| Argot commun des jeunes | meuf, daron, daronne, bonne, frais/fraîche, bâtard | meuf, daron, daronne, beau gosse, bonne, cheum, bouillant, bâtard | meuf, daronne, poto, beau gosse, bonne, charo, bâtard |
| Argot commun des jeunes des cités | bonhomme, lascar, bouffonne, keumé, feumeu |
bonhomme, gros, ma gueule, la famille |
gros, man, frère/frérot |
Comme vu sur le tableau 7, les lexèmes qui ont été trouvés dans au moins deux des sous-corpus donc pouvant être considérés comme circulant (ou ayant circulé) de façon importante dans l’émission sont : mec, pote, balèze, meuf, daron/daronne, beau gosse, bonne, bâtard, bonhomme et gros. Pour les trois sous-corpus, les lexèmes relevés sont de l’argot commun et de l’argot commun des jeunes, parfois de l’argot commun des jeunes des cités (qui s’infiltre dans l’argot commun des jeunes). La circulation de poto, charo et man, présents dans le sous-corpus de 2023, est à suivre.
L’analyse des sous-corpus des émissions de 2013 et 2023, mis en perspective avec celui de l’émission de 2003, a montré que le fonctionnement de l’émission de libre antenne de Skyrock n’avait pas ou peu changé en vingt ans.
Les animateurs sont omniprésents, les auditeurs appelants parlent peu. Bien que l’animateur principal ait aujourd’hui 55 ans, il sait s’entourer d’animateurs plus jeunes qui ont pour rôle d’apporter les lexèmes qui circulent. Les femmes sont peu représentées (une seule femme dans l’équipe et peu de femmes auditrices appelantes), l’émission reste très masculine, ce qui se répercute sur le type d’argotismes employés (appétit sexuel des hommes, apparence physique des femmes, etc.).
Le type d’argot qui circule est tout d’abord de l’argot commun et, en cela, un parallèle peut être établi avec les travaux de Filyó (2023), qui analyse le lexique de Youtubeurs connus au niveau national (Squeezie, Cyprien et Norman) : comme pour l’émission de libre antenne de Skyrock avec ses auditeurs, le spectateur est placé dans la position d’un « pote », ce qui détermine l’emploi d’un registre familier.
Nous avons également pu relever, dans les trois émissions de libre antenne analysées, un argot commun des jeunes, caractéristique d’une radio à destination des adolescents/adulescents et un argot commun des jeunes des cités, spécifique de la radio Skyrock. Le lexique employé dans ces émissions de libre antenne est-il représentatif de l’argot commun des jeunes (des cités) qui circule au quotidien ? Certes, il s’agit plutôt de l’argot d’un groupe de pairs (d’autant que l’équipe d’animateurs est très stable) mais le type de lexèmes qui ont été trouvés (bonne, charo, gros, etc.), qui sont identitaires pour les jeunes, corrobore les résultats obtenus à partir d’autres corpus (chansons de rap, grands corpus web…) dans le cadre des recherches sur la circulation des argotismes.
Autorzy
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Szabó, Dávid (2004), L’argot des étudiants budapestois, Paris, ADÉFO L’Harmattan
Notes
- 1 Source : médiamétrie, 2024. https://www.lalettre.pro/Chaque-jour-3-351-000-auditeurs-ecoutent-Skyrock_a35325.html#:~:text=Skyrock%20est%20la%20premi%C3%A8re%20radio,000%20auditeurs%20%C3%A0%20l’%C3%A9coute, consulté le 20/10/2024. Que ce soit pour la libre antenne ou la radio Skyrock en général (autour de 3,5 millions d’auditeurs), l’audimat se maintient bien, malgré un délaissement des jeunes, ces dernières années, du média radiophonique.
- 2 L’animateur vedette, Difool, est né en 1969. Il est entouré depuis 20 ans par Romano, Cédric, Samy et Marie qui ont aujourd’hui une quarantaine d’années. Depuis 2020, un jeune animateur de 20 ans, Guigui, a rejoint l’équipe.
- 3 Voir également, dans ce volume, l’article de Dávid Szabó et Máté Kovács qui reprend les résultats de Dávid Szabó (2004) sur les lexèmes de l’argot des étudiants budapestois des années 2000 et examine leur circulation aujourd’hui.
- 4 https://www.inatheque.fr/index.html, consulté le 31/10/2024. Pour Skyrock, les émissions sont archivées depuis le 1er avril 2001.
- 5 https://www.dictionnairedelazone.fr, consulté le 31/10/2024.
- 6 https://fr.wiktionary.org/wiki/Wiktionnaire:Page_d%E2%80%99accueil, consulté le 31/10/2024.