De l’Épistolaire à la Fiction : La Mauvaise Parole comme Poétique de l’Altérité chez Zola
Ph. D. Responsable des Études
Chargée du Master MEEF parcours Lettres
Université Catholique de Lyon
ecantiran@univ-catholyon.fr
RÉSUMÉ
Cet article explore comment la « mauvaise parole » chez Zola circule entre ses écrits épistolaires et romanesques pour constituer une véritable poétique de l’altérité. D’abord reçue, subie, puis intériorisée, cette parole blessante se transforme dans la correspondance en objet de mise à distance, avant d’être sublimée dans l’espace plus libre de la fiction romanesque. Zola en fait un matériau littéraire à part entière, un outil de construction de son ethos, où la parole injurieuse devient marqueur d’authenticité, de révolte et de style. À travers un corpus croisé de lettres et de passages issus de L’Assommoir, cet article analyse comment la violence verbale, qu’elle soit subie ou projetée, devient moteur narratif et esthétique. Ce transfert de la sphère privée à la fiction révèle un processus de transfiguration du langage conflictuel, qui permet à Zola d’exprimer et de dépasser tensions sociales et violences symboliques, tout en affirmant une posture d’écrivain engagé.
MOTS-CLÉS – Zola, mauvaise parole, poétique de l’altérité, épistolaire
Zola and the Bad Word: From Letters to Fiction, a Poetics of Alterity
SUMMARY
This article explores how “bad speech” in Zola’s work circulates between his epistolary writings and his fiction, ultimately forming a true poetics of otherness. Initially received, endured, and internalised, this injurious language was first processed in his correspondence, where Zola imposed a critical distance, before being sublimated in the more expansive realm of the novel. He transformed it into a fully-fledged literary device, a means of constructing his authorial ethos, where harsh words became markers of authenticity, rebellion, and style. Through a cross-analysis of his letters and key passages from L’Assommoir, the article examines how verbal violence – whether suffered or expressed – becomes both a narrative and aesthetic engine. This transfer from the private sphere to fiction reveals a process of linguistic transfiguration, which allowed Zola to articulate and transcend social tensions and symbolic violence while asserting his identity as a committed writer.
KEYWORDS – Zola, bad speech, poetics of alterity, epistolar
Dans l’imaginaire collectif, Émile Zola est souvent perçu comme l’historien du Second Empire. Sa fresque des Rougon-Macquart raconte les péripéties des membres d’une famille sur une période allant de 1851 à 1871. Classiques des manuels scolaires, les romans qui composent cette série sont appréciés pour la rigueur historique de leurs récits, leur peinture des mœurs et leur précision technique. Aujourd’hui, il est reconnu comme un auteur classique, mais également comme l’une des figures majeures de l’Affaire Dreyfus. Son célèbre « J’accuse » témoigne d’une maîtrise exceptionnelle de l’invective, qu’il déploie à travers des techniques énonciatives variées, telles que la question rhétorique ou le trait d’esprit, tout en révélant une forte subjectivité, notamment par l’usage d’adjectifs axiologiques. Ces traits d’esprit imprègnent l’ensemble de ses écrits, qu’ils soient épistolaires, journalistiques ou romanesques, et se sont façonnés bien avant l’Affaire Dreyfus, dès ses débuts dans le journalisme, pour éclore avec son premier succès international, L’Assommoir.
En effet, ce que l’on retient aujourd’hui de Zola – la rigueur historique et l’engagement pour la justice – n’est qu’un aspect de son héritage. En son temps, Zola était aussi connu pour son style brut et sans compromis. C’est précisément cette parole crue, à la limite de l’injure, qui lui a attiré les critiques les plus virulentes, telles que celles d’Ulbach par exemple :
Ma curiosité a glissé ces jours-ci dans une flaque de boue et de sang qui s’appelle Thérèse Raquin, et dont l’auteur, M. Zola, passe pour un jeune homme de talent. Je sais, du moins, qu’il vise avec ardeur à la renommée. [...] Intolérant pour la critique il l’exerce lui-même avec intolérance, et à l’âge où l’on ne sait encore que suivre son désir, il intitule ses prétendues études littéraires : Mes haines ![1]
Dans sa correspondance, Zola consacre d’ailleurs une place importante aux critiques qui le visent, exprimant une forme de réaction qui tend à mettre à distance ces invectives. Ce cycle, où la violence des attaques se retrouve ensuite adoucie dans ses lettres, semble trouver son apogée dans ses romans, où Zola dépasse et sublime ces tensions. Ces attaques, une fois intégrées à la matière littéraire, enrichissent sa prose, conférant à son écriture engagée toute sa profondeur et sa force.
Ses premiers écrits journalistiques, compilés dans Mes Haines, témoignent dès ses jeunes années d’un art consommé de la riposte et de la controverse. Dans sa correspondance, il se plaint régulièrement auprès de ses amis, confrères et collaborateurs d’être mal compris ou victime de propos malveillants. Ce sentiment de mise à l’écart se renforce particulièrement en 1876 et 1877 : au moment de la rédaction et de la publication de L’Assommoir, le journal Le Bien Public suspend en effet la parution en feuilleton de l’œuvre, après avoir, selon Zola, tenté d’en censurer certains passages. L’auteur exprime alors son amertume dans des termes parfois colorés, empruntant au style vif et expressif de ses romans.
Souvent associée à l’invective, à l’insulte ou à l’argot, la mauvaise parole traverse ses romans comme ses lettres, où elle exprime des rapports de pouvoir, des conflits et une certaine conception de l’altérité. Cette dynamique mérite une analyse approfondie, car elle éclaire l’articulation entre la violence verbale et la construction narrative chez Zola. Comment ces « mauvaises paroles », de l’épistolaire à la fiction, engagent-elles alors l’auteur dans une véritable poétique de la relation à l’autre, où l’expérience d’un « acharnement » critique se transforme en moteur créatif ?
Notre étude s’organisera en trois temps : d’abord, nous examinerons les différentes formes que peut prendre la mauvaise parole, ensuite, nous analyserons ses différentes fonctions chez Zola ; enfin, nous verrons comment cette mauvaise parole, en circulant de la correspondance vers le texte littéraire et inversement, engendre une poétique cyclique de l’altérité où les tensions critiques se transforment en moteur créatif. Nous prendrons appui sur le texte de L’Assommoir, particulièrement riche en « mauvaise parole », afin de procéder à notre étude.
1. La « mauvaise parole »
La « mauvaise parole » inclut diverses formes de communication considérées comme nuisibles ou offensantes, invoquant souvent de fortes réactions émotionnelles. Elle comprend des catégories telles que les discours de haine, les blasphèmes et les discours perturbateurs, qui peuvent porter atteinte aux normes sociales et à la stabilité démocratique, mais aussi les discours plus légers, comme l’argot, le grossier, ou le langage qui touche aux choses du corps. Lagorgette et Larrivée proposent cette définition en s’appuyant sur des textes de lois :
Ces différents emplois d’items lexicaux conventionnellement réservés à l’expression d’une forme verbale de violence sont, on le voit, difficiles à délimiter, même si certains contextes en favorisent l’usage. Il devient dès lors extrêmement délicat, sans un examen précis et minutieux du contexte d’occurrence, de se prononcer sur la valeur pragmatique des énoncés; alors que la justice semble vouloir pénaliser les insultes plus sévèrement (extension de l’article 433-4 du code pénal, 10/09/2002), restent à définir des critères permettant d’éviter des condamnations abusives. 7 500 euros d’amende et six mois de prison ne sont pas des mesures de rétorsion que l’on peut prendre à la légère; mais sur quelles bases linguistiques le système pénal pourra-t-il s’appuyer pour statuer (Guillot, 2004 : 83)[2].
La « mauvaise parole » semble donc, en général, associée au négatif, ainsi que la définition de Tayyebian en atteste : « En effet, pour la majorité des individus, les gros mots sont généralement associés à quelque chose de mauvais et de tabou, ce qui est défini par la culture dans laquelle ils ont été élevés » (Tayyebian, 2015 : 2)[3]. À cela, Fox ajoute une réflexion sur les formes linguistiques que peut prendre la mauvaise parole : « Par “discours perturbateur”, j’entends un discours qui remet en question ou subvertit les normes sociales et politiques largement établies. Il existe de nombreux types de discours perturbateurs, et ils ne sont pas tous négatifs » (Fox, 2023 : 1)[4] . Ces « gros mots » et ces « discours perturbateurs », s’ils sont souvent associés au négatif, peuvent avoir d’autres fonctions, comme d’apporter une remise en cause de la société, ou exprimer des émotions fortes. De nombreuses études révèlent entre autres les fonctions d’appartenance au groupe que peut revêtir le langage argotique. Drange propose une comparaison des dialectes de trois communautés en Espagne, révélant ainsi la façon dont les mots créent une communauté géographique, parfois même au-delà de certaines différences : « Le système commun inclut également des aspects culturels qui se manifestent dans les thèmes tabous, ce qui fait que les expressions grossières se ressemblent dans les trois communautés linguistiques » (Drange, 2019 : 13)[5]. Si les discours perturbateurs, souvent perçus négativement, peuvent aussi incarner des outils de remise en question des normes établies, la mauvaise parole, qu’elle soit taboue, argotique ou corporelle, remplit des fonctions variées. Elle peut à la fois déranger et construire, affirmer une identité de groupe et exprimer des émotions fortes, tout en permettant de subvertir des codes sociaux et politiques. En ce sens, bien que généralement associée à une connotation négative, elle peut également devenir un vecteur d’émancipation et de contestation.
La mauvaise parole n’est donc pas un phénomène purement négatif ou réducteur, mais un outil complexe, profondément ancré dans les pratiques langagières et culturelles. Chez Zola, cet usage linguistique prend une place centrale et devient à la fois un moyen d’expression sociale dans son réseau amical et professionnel, instrument de critique mais surtout enjeu esthétique.
2. La mauvaise parole chez Zola
Pour analyser la notion de « mauvaise parole » dans l’œuvre et la correspondance d’Émile Zola, il est essentiel de considérer les multiples dimensions de cette pratique langagière. Elle se traduit dans son écriture par une large palette d’expressions dérangeantes, tant sur le plan de la thématique que du lexique. Zola exploite, en effet, une série de registres linguistiques issus de la vulgarité, de l’argot et de l’invective, tout en introduisant une réflexion méta-textuelle sur cette même « mauvaise parole ».
L’argot constitue une composante centrale du style de Zola, notamment pour caractériser les milieux populaires et ouvriers dans ses romans. En adoptant un langage familier et cru, Zola cherche à offrir une voix authentique aux classes populaires, sans les édulcorer. L’usage de l’argot devient un miroir social, symbolisant le refus de Zola de se soumettre aux normes bourgeoises de bienséance littéraire. Ce choix s’inscrit dans une volonté d’authenticité. L’auteur s’investit dans une recherche de réalisme qu’illustrent ses dossiers préparatoires, où il consulte divers dictionnaires, dont le dictionnaire du sublime (Zola, 2024 : 140-2). Ce langage non conventionnel contribue à la crédibilité de ses personnages et offre une visibilité à des figures souvent marginalisées.
Dans la correspondance de Zola, on observe une autre dimension de la mauvaise parole : celle de l’auteur contre ses détracteurs. En juin 1876, la publication du feuilleton de L’Assommoir dans Le Bien Public s’arrête suite à la censure (Delair, 2021) et ne reprend qu’à partir du 9 juillet dans La République des Lettres[6] . L’auteur censuré produit donc quelques articles pour tenter de se défendre, suite à quoi Marius Topin se trouve offensé[7]. Zola se défend et se justifie par ces mots :
Je regrette bien sincèrement qu’une phrase de ma lettre au Gaulois ait pu vous chagriner. En disant que « depuis dix ans, j’attendais de la critique un peu de justice », je parlais évidemment en général. Il m’était difficile d’établir une exception. J’ai perdu d’autant moins le souvenir de votre excellente étude, qu’elle est une des rares pages bienveillantes qu’on ait écrites sur moi. Vous m’avez traité en galant homme, mais on m’a égorgé en cent endroits divers, et on m’égorge encore. Je reste donc dans la vérité, lorsque je me plains de l’attitude brutale de la critique à mon égard. (Zola, 1876)
Dans cet extrait de la correspondance de Zola, la « mauvaise parole » se manifeste à travers l’usage du champ lexical de la souffrance et de l’injustice soulignant la violence des critiques qu’il subit : « chagriner », « égorgé », « brutale » et « attitude ». L’image de « l’égorgement » en particulier est violente, suggérant non seulement une agression verbale mais aussi une tentative de détruire son intégrité en tant qu’écrivain. En opposition, les termes « justice » (lié à l’attente qu’il a de la critique) et « vérité » (liée à sa propre défense) marquent une opposition entre son discours et celui des critiques qu’il perçoit comme injustes et brutalement dénigrants. Ce choix lexical contribue à la mise en place d’une rhétorique où Zola se place en position de victime, mais aussi de défenseur d’une cause juste. Il forme ainsi une méta-discussion sur la critique qui devient en soi une forme d’énonciation de la « mauvaise parole ». En outre, Zola met à distance la mauvaise parole par diverses stratégies, notamment l’atténuation en disant qu’il regrette que ses propos aient pu « chagriner » son interlocuteur. Le « on » représente ici une entité collective extérieure tant à Zola qu’à Topin, dégageant en creux un « nous » inclusif, dans le sens où il inclut le destinateur et le destinataire[8]. Ici, la mauvaise parole devient l’ennemi commun qui vient unir les deux épistoliers. Ce mouvement de distanciation puis de formation d’un groupe contre un autre est une caractéristique de ce qu’on pourrait appeler la « mauvaise parole » dans la correspondance de Zola.
Tout comme Zola a été la cible de nombreuses attaques et jugements dans sa vie publique, Gervaise, l’héroïne de L’Assommoir, doit faire face aux remarques désobligeantes et aux jugements constants de son entourage. Zola, bien que tenace et résolu dans sa carrière littéraire, a lutté pour surmonter ces critiques qui visaient à le discréditer personnellement et socialement. De même, Gervaise subit une violence verbale de la part des habitants du quartier tant que de son mari et de son amant. Cependant, contrairement à Zola, qui a su persévérer malgré les critiques, Gervaise ne parvient pas à se relever de cette pression sociale écrasante :
Elle filait doux maintenant, elle pliait ses grosses épaules, ayant compris qu’ils s’amusaient à la bousculer, tant elle était ronde, une vraie boule. Coupeau, très mal embouché, la traitait avec des mots abominables. Lantier, au contraire, choisissait ses sottises, allait chercher les mots que personne ne dit et qui la blessaient plus encore. Heureusement, on s’accoutume à tout ; les mauvaises paroles, les injustices des deux hommes finissaient par glisser sur sa peau fine comme sur une toile cirée. (Zola, 1961 : 648)
Zola décrit Gervaise comme « pli[ant] ses épaules » et s’habituant à une parole cruelle. Le texte répète « mot » par deux fois, et « parole » une fois, associant toujours ce vocabulaire à un lexique dégradant « abominables », « sottises », « blessaient », « mauvaise ». Ce passage, en la comparant à une « boule » ronde et vulnérable, montre comment elle est devenue une cible des moqueries et des agressions verbales qui glissent sur elle, mais au prix d’un affaissement moral et d’une résignation face aux critiques. Contrairement à Gervaise, qui se soumet et s’adapte au discours négatif, Zola répond en défendant sa position et en dénonçant l’injustice des attaques qu’il subit. Ce choix lexical, en particulier l’image de l’égorgement, illustre une résistance là où Gervaise se résigne. La lettre de Zola montre aussi une tentative de transformer la « mauvaise parole » en discours de résistance et de vérité, dans laquelle il se positionne en victime, mais aussi en porteur d’une cause juste.
Les deux textes illustrent donc un processus de distanciation et de mise en opposition : pour Zola, il s’agit de se défendre contre la critique collective en se plaçant du côté de la « justice » et de la « vérité », tout en tentant de susciter l’adhésion de Topin. Pour Gervaise, la « mauvaise parole » provoque un isolement et la pousse dans une spirale d’abattement, aboutissant à une fin tragique. Zola, en dépeignant Gervaise comme une victime de son entourage verbalement violent, exprime les mêmes tensions sociales et morales qu’il affronte lui-même en tant qu’écrivain attaqué, mais avec un regard qui traduit une prise de position morale et une quête de justice qu’il n’accorde pas à son personnage, symbolisant un stade à dépasser.
En définitive, la mauvaise parole chez Zola a un effet cathartique, servant d’outil de résistance contre les forces sociales oppressantes. Ainsi, la mauvaise parole semble évoluer au-delà d’un simple dispositif narratif ou critique pour devenir un élément constitutif de l’identité littéraire et publique de l’écrivain. En prenant ses distances par la correspondance, où il exprime ses révoltes et ses douleurs, Zola transforme cette parole blessante en un matériau littéraire. La violence des mots qu’il reçoit ou renvoie, transposée dans son écriture romanesque, agit comme une réponse artistique et cathartique qui construit l’univers poignant et réaliste des Rougon-Macquart.
3. La Mauvaise Parole : Une Poétique de l’Altérité
Zola fait de la « mauvaise parole » bien plus qu’un simple instrument de langage vulgaire ou d’insulte : elle devient l’expression de son identité littéraire et personnelle. L’auteur articule ainsi une poétique de l’altérité, où le langage incisif exprime les rapports de pouvoir et met en relief les différences sociales. Cela s’illustre aussi bien dans ses échanges épistolaires que dans son œuvre romanesque, où il cultive une image d’auteur engagé et intransigeant, prêt à se dresser contre les hypocrisies de son époque. Comme l’explique Catherine Kerbrat-Orecchioni :
Ces images peuvent d’ailleurs être plus ou moins démultipliées : j’écris en fonction de l’image que mon public se fait de moi-même – problème de « l’image de marque » de l’écrivain, qui fonctionne également comme une norme contraignante […]. À chaque « image » correspondra une série de contraintes ou de servitudes (de normes) qui viendront orienter le travail de l’émetteur ». (Kerbrat-Orecchioni, 2014 : 24)
Ce choix de se placer en opposition lui impose donc des contraintes spécifiques, où l’image de l’auteur critique façonne ses écrits et la réception qu’en aura son public. Cette section se propose ainsi d’explorer comment, dans ses romans comme dans ses correspondances, Zola manipule cette image publique en instaurant un discours de « mauvaise parole » ainsi qu’une rhétorique de résistance partagée avec ses personnages. Nous verrons comment l’âpreté de son discours se déploie en réponse à l’altérité, à travers des thématiques sociales et morales qui structurent à la fois la poétique de ses romans et l’éthique de ses lettres. Pour analyser les liens entre correspondance et roman chez Zola dans le cadre de l’altérité, nous examinerons comment la « mauvaise parole » se déploie en deux étapes : d’abord comme parole reçue à travers la rumeur, puis comme parole sublimée dans une poétique du langage imagé. Ces domaines permettent de relier la mauvaise parole à la fois comme forme de résistance et comme marqueur de l’identité littéraire de Zola.
Dans une lettre adressée à François Oswald, Zola fait face à une fausse information qui circule dans la presse, où l’on affirme à tort qu’il aurait proposé une comédie au théâtre du Gymnase. Cette rumeur, non seulement fausse, affecte son image publique et le force à rétablir la vérité en demandant poliment, mais fermement, un démenti.
Mon cher confrère,
Auriez-vous l’extrême obligeance de démentir une nouvelle qui circule dans la presse et que vous avez-vous-même donnée à vos lecteurs ?
Il n’est pas vrai que j’aie porté une comédie au Gymnase. Je n’ai donc aucune réponse à attendre de M. Montigny.
Veuillez, mon cher confrère, de mes meilleurs sentiments. (Zola, 1873)
Les marques énonciatives soulignent le positionnement de l’auteur vis-à-vis de son interlocuteur et son souhait de défendre son image publique, avec une politesse formelle qui cache une certaine irritation face à la propagation de fausses informations. L’expression « Mon cher confrère » est une marque énonciative d’adresse directe qui place l’interlocuteur dans une relation de respect mutuel et de camaraderie professionnelle, tout en rappelant subtilement à son interlocuteur ses devoirs professionnels et éthiques en matière d’information. Le conditionnel « Auriez-vous » marque une demande polie, usant d’une formule courtoise qui atténue la force de la requête, même si l’usage du verbe « démentir » montre bien l’attente d’une action corrective. L’utilisation de la formule « il n’est pas vrai » avec « il » impersonnel témoigne d’une volonté de transmettre une forme d’objectivité.
Ces marques énonciatives, de l’apostrophe au conditionnel de politesse, structurent la lettre dans un registre de politesse qui dissimule mal l’agacement de Zola. La formulation de Zola, bien que mesurée, souligne une position de défense contre les « mauvaises paroles » propagées par la presse et exprime son refus de laisser son image publique être affectée par de fausses rumeurs.
De la même façon, dans L’Assommoir, le personnage de Coupeau subit une rumeur qui l’accuse d’être « le cocu ». Bien que Coupeau ait l’air d’ignorer cette rumeur, celle-ci l’atteint indirectement, en suscitant des moqueries et des commentaires qui alimentent le mépris de ses voisins. Dans les deux cas, la rumeur devient une « mauvaise parole » qui s’immisce dans la vie des individus et remet en question leur réputation. Néanmoins, Coupeau n’a pas, comme Zola, à conserver une certaine image auprès de son public, il peut donc, à travers un discours indirect libre qui se passe de guillemets, exprimer toute sa frustration et son soulagement de n’être plus le seul « cocu » :
Ce n’était plus lui, le cocu. Oh ! il savait ce qu’il savait. S’il avait eu l’air de ne pas entendre, dans le temps, c’était apparemment qu’il n’aimait pas les potins. Chacun connaît son chez soi et se gratte où ça le démange. Ça ne le démangeait pas, lui ; il ne pouvait pas se gratter, pour faire plaisir au monde. Eh bien ! et le sergent de ville, est-ce qu’il entendait ? (Zola, 1961 : 309)
Le passage est construit en discours indirect libre, sans guillemets, ce qui permet à Coupeau de mélanger sa voix intérieure avec le narrateur, un procédé qui renforce l’impression de proximité avec ses pensées. Les expressions populaires comme « chacun se gratte où ça le démange » et « ça ne le démangeait pas, lui » soulignent le registre familier et l’amertume de Coupeau face aux commérages. Cependant, cette apparente insouciance laisse transparaître un sentiment de colère et de résignation, tandis que Zola, dans sa lettre, demeure dans un cadre de politesse formelle malgré son agacement.
La « mauvaise parole » chez Zola est maîtrisée, canalisée dans une rhétorique de politesse contrainte ; chez son personnage, elle peut enfin se manifester librement, révélant une détresse brute et une revendication de dignité face aux rumeurs, rétablissant les émotions ressenties lors d’une interaction avec autrui teintée de « mauvaise parole ».
Le roman devient ainsi une forme d’exutoire pour exprimer une forme de sublimation de la « mauvaise parole ». Dans ce cadre, l’un des outils de Zola consiste à user du langage imagé, lui permettant d’exprimer des sentiments de rejet et de détachement dans sa correspondance. Ce passage d’un discours personnel à une poétique littéraire révèle une continuité dans l’expression de sentiments violents ou dégradants, tout en sublimant la mauvaise parole.
Dans sa lettre à Louis Montchal, Zola exprime une lassitude profonde vis-à-vis du journalisme, et cette déception se manifeste par un langage imagé qui traduit un sentiment d’épuisement et de rejet : « Mais je considère ma campagne au Figaro comme finie, je reste plus que par devoir. La dernière polémique m’a tellement écœuré que j’ai hâte de sortir du journalisme, en secouant la poussière sous mes pieds » (Zola, 1881).
Cette métaphore renvoie à un geste de rejet symbolique, comme un désir de se débarrasser d’une souillure. Ici, Zola adopte une posture de détachement vis-à-vis du journalisme, comparant cette expérience à une saleté qu’il veut éloigner de lui. Le terme « écœuré » accentue l’aspect dégradant de son expérience et illustre son ressentiment. Cette formulation souligne l’authenticité de ses émotions et marque une transition vers un besoin de purification ou de distanciation symbolique. Le présent d’énonciation « j’ai hâte » ancre cette déclaration dans une immédiateté. Ce temps, à la fois personnel et spontané, met en relief son impatience et accentue le caractère urgent de son rejet.
Dans L’Assommoir, le langage imagé utilisé pour décrire l’environnement de Gervaise répond également à cette idée de rejet et de dégradation, mais d’une manière plus intériorisée et poétique : « Laisser les choses à la débandade, attendre que la poussière bouchât les trous et mît un velours partout, sentir la maison s’alourdir autour de soi dans un engourdissement de fainéantise, cela était une vraie volupté dont elle se grisait. Sa tranquillité d’abord ; le reste, elle s’en battait l’œil » (Zola, 1961 : 319).
Ici, la poussière évoque l’abandon et la stagnation. La poussière qui « bouch[e] les trous » symbolise la décomposition progressive de l’environnement de Gervaise. Contrairement à Zola, qui secoue la poussière pour s’en éloigner, le personnage de Gervaise s’y abandonne, incarnant une résignation totale. Cette expression passive, dénuée d’action directe, reflète son désespoir et son acceptation d’une existence qui se dégrade lentement. La métaphore « maison [qui] s’alourdit […] dans un engourdissement de fainéantise », imprégnée de termes négatifs, transforme la maison en un fardeau physique qui emprisonne Gervaise. En choisissant le terme « se griser », Zola souligne une sorte de complaisance de Gervaise dans cette déchéance : elle « se gris[e] » de cette inaction et du poids de son environnement. Ce verbe place Gervaise dans une posture d’abandon total, de plaisir dans la passivité, qui contraste avec l’envie de mouvement et de purification exprimée par Zola dans sa correspondance.
Les deux extraits révèlent une utilisation similaire du langage imagé pour exprimer un rejet, mais avec des nuances qui reflètent la différence entre les circonstances de l’auteur et celles de son personnage. Dans sa correspondance, Zola adopte un langage imagé pour signifier un détachement actif, un rejet clair de l’environnement journalistique qui l’a « écœuré ». Cette « mauvaise parole » sert de catharsis personnelle, lui permettant de purger son dégoût.
Dans L’Assommoir, cependant, le langage imagé traduit une résignation fataliste chez Gervaise, qui s’abandonne à la poussière, métaphore de la stagnation sociale et morale. La mauvaise parole n’est plus un outil de résistance mais une façon de décrire un glissement progressif vers l’abandon et la déchéance.
Ainsi, le langage imagé de Zola, qui passe de la correspondance à la fiction, adopte différentes nuances en fonction de son contexte d’énonciation. Dans sa lettre, il exprime un rejet et un désir d’évasion ; dans son roman, il devient le reflet d’une déchéance sans échappatoire, offrant ainsi une poétique de la « mauvaise parole » qui transcende la simple expression d’un sentiment personnel pour toucher à une dénonciation sociale plus large.
En conclusion, l’analyse de la « mauvaise parole » chez Zola révèle son rôle multifonctionnel et sa complexité, au sein d’une œuvre littéraire marquée par une exploration intense de la langue et des tensions sociales. Dans un premier temps, nous avons étudié comment cette « mauvaise parole » s’incarne dans différents registres langagiers – rumeurs, invectives, vulgarité. Ensuite, nous avons vu que cette parole agressive, loin d’être aléatoire, participe chez Zola à la construction d’une véritable identité d’écrivain, marquant durablement son ethos. Enfin, nous avons exploré la sublimation de cette parole dans un langage imagé, où elle transcende la simple invective pour devenir un moteur narratif et une poétique de l’altérité.
À travers cet usage de la « mauvaise parole », Zola interroge les normes sociales de son époque, tout en construisant une poétique de la résistance et de la dénonciation. La « mauvaise parole » est donc plus qu’un simple choix stylistique : elle est une réponse à la violence des critiques qui ont marqué sa carrière et une stratégie pour mettre en scène la lutte de ses personnages face aux jugements de la société.
Ainsi, le transfert de la mauvaise parole des lettres au roman marque toute l’importance d’examiner l’épistolaire comme une étape dans le processus créatif de sublimation de la réalité.
Autorzy
Bibliographie
Sources primaires
Zola, Émile, Correspondance, t. XI, Presses de l’Université de Montréal, https://books.openedition.org/pum/7503
Zola, Émile, Les Rougon-Macquart. Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire. L’Assommoir, t. 2, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961
Sources secondaires
Delair, Hortensev (2021), Zola censuré : l’épreuve du feuilleton, Le blog de Gallica, https://gallica.bnf.fr/blog/18082021/zola-censure-lepreuve-du-feuilleton?mode=desktop, consulté le 10/11/2024
Drange, Eli-Marie (2019), « No me banco la gente así. Un estudio comparativo del uso de palabras coloquiales y malsonantes en conversaciones informales en tres comunidades de habla hispanohablantes », Bergen Language and Linguistics Studies, vol. 10, p. 13, https://doi.org/10.15845/bells.v10i1.1502
Fox, Carl (2023), « Stability and disruptive speech », Journal of Social Philosophy, https://doi.org/10.1111/josp.12513
Kerbrat-Orecchioni, Catherine (2014), L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, quatrième édition, Paris, Armand Colin
Lagorgette, Dominique, Larrivée, Pierre (2004), « Interprétation des insultes et relations de solidarité », Langue française, vol. 144, no 4, p. 83-103, https://doi.org/10.3917/lf.144.0083
Tayyebian, Narsis (2015), Linguistic and Non-linguistic Features and Functions of “bad Language” by Malaysian Netizens, https://books.google.fr/books?id=Vf0-nQAACAAJ.p
Zola, Émile, Œuvres. Manuscrits et dossiers préparatoires. Les Rougon-Macquart. L’Assommoir, Gallica, http://archivesetmanuscrits.bnf.fr/ark:/12148/cc4845c/ca59883782940575
Notes
- 1 Ulbach, Louis, « La littérature putride », in Le Figaro, 15e année, 3e série, numéro 23, 23 janvier 1868, p. 1.
- 2 Lagorgette, Dominique et Pierre Larrivée, « Interprétation des insultes et relations de solidarité », Langue française, vol. 144, no 4, 2004, p. 83-103.
- 3 Indeed, for a majority of individuals, bad words are typically associated with something bad and taboo, which is defined by the culture in which they were brought up (Afin d’éviter de passer d’une langue à l’autre, nous donnerons notre traduction dans le corps du texte et sa version originale en notes).
- 4 By disruptive speech, I mean speech that challenges or subverts widespread existing social and political norms. There are many kinds of disruptive speech, and not all of them are bad (Notre traduction).
- 5 El sistema común también incluye aspectos culturales que se manifiestan en los temas tabú, resultando en que las expresiones malsonantes son parecidas en las tres comunidades de habla (Notre traduction).
- 6 Voir « L’Assommoir », Gallica, https://data.bnf.fr/fr/ark:/12148/cb12001598m
- 7 Il s’agit de la lettre que Zola avait adressée à Fourcaud le 23 septembre 1876 (t. II, lettre 295). Voir l’édition réalisée par Colette Becker dans Les Cahiers naturalistes.
- 8 Voir Kerbrat-Orecchioni, Catherine, L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage, Paris, Armand Colin, quatrième édition, 2014 (première édition : 1980), p. 45-50.