Université de Silésie à Katowice
RÉSUMÉ
Cet article examine la structure du roman Le Labyrinthe de Maurice Sandoz dans le but de déterminer dans quelle mesure le roman appartient au genre fantastique. En se basant sur les théories classiques du fantastique, l’article démontre que Le Labyrinthe de Sandoz soulève des problèmes terminologiques étant donné qu’il contient des éléments considérés par les théories canoniques comme fantastiques mais aussi merveilleux (Todorov, Caillois). Une analyse détaillée des caractéristiques des avant-propos sandoziens permet de montrer que l’auteur joue sur la notion de limite et d’hésitation. Ces dernières sont cruciales dans les théories majeures du fantastique et sont au cœur de la stratégie de Sandoz, qui consiste à brouiller les frontières entre l’auteur, le narrateur, le récit et la « réalité ». Cette étude constitue une première étape vers une analyse plus détaillée du fantastique de Sandoz et son but est de souligner la nécessité d’un changement de perspective dans l’appréhension de ce dernier.
MOTS-CLÉS — fantastique, Maurice Sandoz, Le Labyrinthe
SUMMARY
This article examines the structure of Maurice Sandoz’s novel Le Labyrinthe (The Maze) in order to determine to what extent that novel belongs to the fantastic genre. Drawing on classical theories of the fantastic, the present article demonstrates that Sandoz’s Labyrinthe raises terminological issues, since it contains elements that canonical theories consider as fantastiques but also merveilleux (Todorov, Caillois). A detailed analysis of the Sandozian forewords’ characteristics makes it possible to show that the author plays with the notions of limit and hesitation. The latter are crucial in the seminal theories on the fantastique and are at the core of the Sandozian strategy that consists in the blurring of the boundaries between author, narrator, narrative, and “reality”. This study constitutes a first step towards a more detailed analysis of Sandoz’s fantastique and its goal is to underlines the necessity of a perspective shift in the comprehension thereof.
KEYWORDS — fantastic, Maurice Sandoz, The Maze
Cet article discute tout d’abord, en guise de mise en contexte, de la réception de l’œuvre de Maurice Sandoz (1892-1958) et en particulier de son Labyrinthe. Ensuite, en interrogeant la structure narrative puis le rôle du narrateur dans les récits sandoziens, il montre que l’œuvre, considérée par certains comme un exemple de fantastique classique et par d’autres comme un roman néofantastique, constitue un cas particulier qui prouve la fragilité de la taxonomie littéraire appliquées aux œuvres relevant de ce que certains nomment « les littératures de l’imaginaire ».
Publié pour la première fois en 1941, le roman Le Labyrinthe de l’écrivain suisse Maurice Sandoz (1892-1958) connut une certaine fortune puisqu’il fut réédité à plusieurs reprises (1949, 1957, 1994), ainsi que traduit en allemand (1941), anglais (1945), espagnol (1948), et portugais (1956). Les illustrations de Salvador Dalí, absentes de la première édition, mais accompagnant la traduction anglaise puis, à sa suite, entre autres les rééditions françaises publiées du vivant de Sandoz, contribuèrent sans doute, elles aussi, au succès de l’œuvre. Le Labyrinthe fut également adapté au cinéma sous son titre anglais, The Maze (1953). En 1957, la Radio suisse romande diffusa, quant à elle, une pièce de théâtre radiophonique d’Isabelle Villars basée sur le texte de Sandoz[1].
Malgré ce relatif succès, Le Labyrinthe, à l’instar de l’œuvre du fantastiqueur suisse en général, n’a pas suscité un très grand intérêt parmi les chercheurs et la critique, ce que je vais illustrer en retraçant à rebours infra la presque totalité des travaux (au sens large) consacrés exclusivement aux œuvres de Maurice Sandoz aussi bien que ceux permettant de jeter la lumière sur la réception de ces dernières[2]. Caroline Barbier de Reulle (2019) s’est récemment intéressée à la figure de l’accordeur dans un autre roman de Sandoz, La Maison sans fenêtres (1943). Pour sa part, Catherine d’Humières (2017 : 34-35) traite du Labyrinthe de façon assez brève dans un article consacré à une thématique beaucoup plus large. Si l’Histoire de la littérature en Suisse romande aborde l’auteur, c’est de façon plus informative que critique. La première phrase consacrée à l’écrivain est néanmoins assez révélatrice de la position singulière qu’occupe Sandoz dans le paysage littéraire romand : « Faut-il considérer comme un auteur de Suisse romande le cosmopolite Maurice Sandoz, né en 1892 à Bâle dans la célèbre famille d’industriels, ayant séjourné pendant des périodes plus ou moins longues aux quatre coins du globe, mais surtout à Rome, sa ville d’élection, et décédé en 1958 à Lausanne ? » (Francillon et al., 2015 : 655). L’anthologiste Jean-François Thomas (2009 : 15) mentionne Sandoz en passant dans une chronologie des auteurs de science-fiction de Suisse romande : « Maurice Sandoz parle d’un homme à l’étrange longévité dans Le Labyrinthe (1941) » (Thomas, 2009 : 15). Ensuite, c’est aux années 1990 qu’il faut remonter pour une introduction critique et biographique à l’œuvre de Sandoz en général ainsi qu’au Labyrinthe en particulier. L’auteur en est Jacques-Michel Pittier, ancien conservateur à la Fondation Édouard et Maurice Sandoz (Pittier, 1992 ; 1994). En 1980, Rein A. Zondergeld consacre un article à l’œuvre de Sandoz dans la série Phaïcon (1974-1982) de l’éditeur allemand Suhrkamp (Zondergeld, 1980 : 106-119). La même année, dans le domaine francophone, Jacques Finné traite du Labyrinthe dans son essai intitulé La littérature fantastique : Essai sur l’organisation surnaturelle, basé sur sa thèse de doctorat soutenue en 1978 (Finné, 1978 ; Finné, 1980)[3]. En 1973, l’écrivain Beat Brechbühl consacre un court article à Sandoz (Brechbühl, 1973 : 757, 762, 764). Dans un recueil d’essais ayant trait à la littérature en Suisse, E. Max Bräm trace un bref portrait de Sandoz (Bräm, 1963 : 57-61). Si, en 1960, le célèbre théoricien du fantastique Louis Vax mentionne Le Labyrinthe, il ne lui consacre hélas qu’une seule phrase : « Maurice Sandoz a retrouvé le conte fantastique bien construit, rigoureux, organisé en vue du dénouement (Le Labyrinthe) » (Vax, 1960 : 106). Pour terminer, dans les années 1950, le critique d’art Émile Schaub-Koch consacra au moins trois articles à Maurice Sandoz. L’un d’entre eux, traduit de l’italien, est consacrée au recueil de récits La Limite, ainsi que deux articles dont les titres ainsi que le contenu sont proches (Schaub-Koch, 1951 ; Schaub-Koch, 1952 ; Schaub-Koch, 1958)[4]. Comme il découle de cette chronologie, il existe en réalité peu de sources exploitables dans le cadre de cet article. C’est la raison pour laquelle, pour ce qui est des ressources entièrement consacrées à Sandoz, ce dernier se basera principalement sur Vax (1960 : 106), Zondergeld (1980 : 106-119), Finné (1978 ; 1980), Pittier (1992 ; 1994) et Catherine d’Humières (2017).
Partant de l’affirmation laconique de Vax (1960 : 106) mentionnée supra, je vais tout d’abord analyser la structure du Labyrinthe. Dans sa version de 1957, c’est-à-dire la dernière publiée du vivant de l’auteur, le roman contient, en plus du récit intitulé Le Labyrinthe, les éléments suivants : « un dessin magique » de Salvador Dalí ainsi qu’un avant-propos signé « M. S. » (dont les initiales sont identiques à celles de l’auteur, M[aurice] S[andoz]). Une analyse des liens entre les illustrations de Dalí et l’ouvrage de Sandoz requérant une comparaison des différentes versions dans les différentes langues disponibles, cet article ne discutera que de l’élément textuel[5].
Dans sa thèse de doctorat, Finné (1978) sonde en détail la structure du Labyrinthe mais ne considère hélas pas explicitement l’avant-propos dans son analyse. Or, ce dernier fait partie intégrante du récit, comme explicité infra. En effet, étant donné le lien étroit que, dans ce cas-ci, l’avant-propos entretient avec le reste du texte, il est nécessaire de l’inclure dans l’interprétation du roman. Dans ses récits, Sandoz a recours à différentes techniques qui lui permettent d’intervenir plus ou moins discrètement dans l’interprétation de son texte : l’épigraphe (Personal Remarks about England : Written by a Swiss Boy in His Best English), l’avant-propos (Souvenirs fantastiques et nouveaux souvenirs, La Maison sans fenêtres, Le Labyrinthe, Souvenirs fantastiques et trois histoires bizarres[6], Plaisirs du Mexique, Un peu du Brésil), la préface (La Limite). Si l’activité d’écrivain de Sandoz remonte aussi loin que 1920, date de la publication du roman Le jeune homme et le perroquet, c’est seulement à partir du début des années 1930 que son œuvre prendra un virage résolument fantastique. L’épigraphe de Personal Remarks about England dessine déjà la posture que le narrateur sandozien adoptera à de multiples reprises : « Why should I invent stories ? Facts are nearly always more fantastic. » (Pourquoi devrais-je inventer des histoires ? Les faits sont presque toujours plus fantastiques.)[7] Interpréter l’œuvre sans considérer son intégralité textuelle signifie omettre un élément (méta)littéraire fondamental qui, dans le cas de la démarche sandozienne, modifie la compréhension de l’œuvre. Cet élément influence cependant la nature des éléments décrits et le rapport que le narrateur entretient avec ceux-ci. L’épigraphe est donc tout sauf anodine car en questionnant la dichotomie entre « faits » et « fiction », Sandoz et ses narrateurs mettent en branle la division traditionnelle entre littérature mimétique et non mimétique et renversent par là même la définition classique du fantastique. En effet, si la réalité est presque toujours plus fantastique que la fiction, le fantastique de Sandoz s’appuie sur une expérience élargie du réel et non sur de pures fantaisies assumées ou une mystification littéraire. Cette « réalité étendue », c’est-à-dire sortant d’un cadre purement « objectif » et incluant les perceptions et les contenus psychiques est, dans les faits, plus « réelle » que la réalité basée sur la raison héritée du rationalisme des Lumières en ce sens que, sans exclure la raison, elle inclut les différentes facultés humaines qui sont à l’œuvre dans la perception du monde et sa représentation artistique. Or, la plupart des définitions classiques du fantastique (Todorov, Vax, etc.) postulent l’existence d’une réalité prétendument objective et universelle (qu’ils ne définissent cependant pas avec précision), sans prendre justement en considération le champ de l’expérience humaine dans sa complexité et sa globalité. En effet, à titre d’exemple, un sentiment n’est pas irréel car même s’il ne possède pas nécessairement d’ancrage matériel, il est perçu par un être et influence sa perception du monde pour une durée plus ou moins importante. En ce sens, son statut n’est en rien plus ou moins réel que les phénomènes appréhendés par une démarche supposément purement rationnelle[8]. L’intérêt de Sandoz pour la perception et ses paradoxes se reflète souvent dans les titres et les sujets de ses récits, comme il sera explicité ci-dessous.
Dans ses œuvres, qu’il qualifie parfois de « fantastiques », Sandoz adopte une attitude espiègle qui a pour conséquence une mise en question des limites, un thème récurrent chez lui et qui s’est même cristallisé dans le titre d’un de ses recueils, La Limite[9]. Le rôle crucial de la perception dans la construction de l’univers sandozien est un leitmotiv qui revient notamment dans l’avant-propos (non signé) de Souvenirs fantastiques et trois histoires bizarres :
Parmi les trop nombreuses questions qu’il m’arrive de me poser sans pouvoir les résoudre, il en est une à laquelle je reviens volontiers. Je me demande si le goût extrême que je porte maintenant aux choses, aux gens, aux êtres bizarres qui ont peuplé ma vie dès l’enfance n’est qu’une sorte d’accoutumance ou d’habitude dont il m’est devenu difficile de me passer.
Ou bien, au contraire, si une invincible fascination m’a constamment placé, sans que j’en eusse moi-même conscience, dans des circonstances favorables aux rencontres singulières, aux inexplicables coïncidences.
Ce petit livre n’a qu’un mérite à mes yeux ; il se borne à narrer des faits étranges sans toujours prétendre à les éclaircir. Et cela me paraît une sage prudence… (Sandoz, 1941)[10]
Comme le remarque Pittier (1992 : 24) avec justesse : « Comment ne pas tirer de parallèle entre cette préface et celle du Labyrinthe, où Sandoz entretient soigneusement l’ambiguïté du statut auteur/narrateur au point que le lecteur s’en trouve déjà égaré ne sachant plus si ce qu’il va lire est le reflet de l’imagination d’un écrivain, ou un fait réel observé et rapporté en tant que tel par le biais de témoins, comme le suggère cette préface. » Si les parallèles sont évidents, l’attitude de l’auteur de l’avant-propos n’est pas exactement la même que dans Le Labyrinthe en ce qui concerne l’explication des faits, ce dernier récit contenant un chapitre final intitulé « L’explication ».
Avant de procéder à l’analyse détaillée du Labyrinthe, il est crucial de discuter encore d’autres titres et œuvres permettant de replacer le roman dans le contexte plus large dans lequel celui-ci s’inscrit. L’exploration des limites se conjugue également chez Sandoz avec une exploration du monde, la séparation entre univers intérieurs et extérieurs étant ténue. En plus de ses romans, de ses pièces de théâtre et de ses poèmes, on doit à l’auteur des récits de voyage (Plaisirs du Mexique, 1955 et Un peu du Brésil, 1957) dans lesquels Sandoz use de procédés identiques à ceux qu’on observe dans le reste de son œuvre. Si les deux récits de voyage ainsi que les poèmes de Sandoz ont été publiés après Le Labyrinthe, ils permettent néanmoins de mieux comprendre la cohérence de l’univers artistique sandozien. Ce docteur en chimie, qui était également compositeur et collectionneur de gemmes et d’automates, distille un univers dont la pierre angulaire est l’imagination. C’est à travers ce tamis que sont filtrées les expériences du narrateur dans les livres de Sandoz. Au niveau sémantique, il est important de souligner tout d’abord une association de mots pouvant paraître oxymoriques : « souvenirs fantastiques » (cf. titres supra). Un souvenir est supposément quelque chose qui a eu lieu et qui tend vers une certaine objectivité, tandis que l’adjectif « fantastique » a une connotation plutôt imaginaire. Néanmoins, comme le démontrent ne serait-ce que les faux souvenirs, les expériences qu’on relate sont toujours plus ou moins filtrées par notre esprit. On revient ici à la problématique mentionnée plus haut, c’est-à-dire à la question de la réalité. Ce que Sandoz réalise ici est une fusion d’éléments qui ne sont contraires qu’en apparence. En effet, si on en revient à l’épigraphe de Personal Remarks about England, on comprend que pour Sandoz l’adjectif « fantastique » possède un sens qui n’est pas très éloigné de merveilleux, tandis que, pour les critiques du fantastique, le merveilleux et le fantastique s’opposent. Car c’est bien d’émerveillement dont il est question dans La Salière de cristal, un ensemble de portraits de personnalités que Sandoz a côtoyées et qu’il a sous-titré Souvenirs. Sandoz y utilise la même « prose teintée d’autobiographie » (autobiografisch gefärbtes Prosa), (Zondergeld, 1980 : 110) que dans les récits déjà mentionnés :
J’avais peut-être sept ans quand j’inventai le jeu de la salière ; et maintenant, aux heures sombres, il m’arrive parfois d’y jouer encore.
J’avais découvert qu’en appuyant contre mon œil une salière de cristal qui se trouvait sur la table familiale à portée de ma main, je fais surgir devant moi des espaces colorés, merveilleux, illimités qui n’appartenaient qu’à moi seul.
Ces espaces fantasmagoriques qui me paraissaient éclairés d’une lumière toute spéciale unissaient au monde des objets réels dont je connaissais de longue date l’existence, un domaine presque imaginaire où nul ne pouvait me suivre et où j’étais libre d’errer à ma guise sans que nul vînt me crier « Casse-cou ». (Sandoz, 1952 : II)
L’univers de Sandoz est donc un univers où les expériences se superposent, sans s’exclure, à la manière d’images dans un kaléidoscope. À travers le prisme de la salière, métaphore de l’imagination, le narrateur sandozien s’amuse à présenter aux lecteurs le résultat des distorsions issues de sa fantaisie[11]. Comment cette vision fantasmagorique du monde se manifeste-t-elle dans Le Labyrinthe ? Quel a été le point de départ de Sandoz lorsqu’il rédigea le roman ? Étant donné l’absence d’échanges de lettres ou d’autres documents permettant de jeter la lumière sur les intentions précises de l’auteur, il reste à commencer par l’avant-propos de Sandoz sur lequel je me pencherai en détail et qu’il vaut donc la peine de reproduire ci-après dans son entièreté :
En écrivant cette histoire, je me suis demandé si les Anglais, les Irlandais, et surtout les Écossais, ne me répondront pas qu’ils la connaissent déjà.
Et pourtant ! Durant mes fréquents séjours dans le Royaume-Uni, j’ai pu m’assurer que ses habitants (un très petit nombre excepté) ignorent toujours le dernier mot d’une énigme qui a troublé sept générations.
On savait l’existence d’un vieux château, situé au nord de l’Écosse, et tellement isolé, si bien défendu par ses landes et ses forêts que peu de gens pouvaient le nommer, même parmi ceux qui en parlaient le plus.
En revanche, tous affirmaient qu’un mystère y était caché.
Mais lorsqu’il s’agissait d’élucider le mystère, d’en déterminer la nature, on en était réduit à des suppositions.
Les dévots aux sciences occultes faisaient intervenir les pouvoirs surnaturels. Les esprits forts et les esprits positifs se refusaient à évoquer le surnaturel et se contentaient de raisonnements simplistes, dont le problème sortait plus embrouillé qu’auparavant. Le grand nombre se bornait à constater sagement qu’on était en présence de l’inexplicable. Quant aux châtelains et aux domestiques, on eût été mal venu de les questionner. Maîtres et serviteurs passaient pour avoir prêté un serment qui les astreignait au silence, et qui ne fut jamais trahi.
Les suppositions, si invraisemblables qu’elles pussent être, l’étaient moins encore que la réalité.
Je me hâte d’ajouter que je n’ai joué aucun rôle dans les évènements qui vont suivre. Mais j’ai sur ceux qui les racontent l’avantage d’en avoir connu de très près l’un des principaux témoins. C’est son récit que je transmets à mes lecteurs.
M. S. » (Sandoz, 1957a : I-III)
Cet avant-propos constitue le premier cadre du récit car, bien que le narrateur du récit encadrant l’histoire de Mrs. Murray et l’auteur de l’avant-propos soient une seule et même instance narrative, les deux textes appartiennent à une époque différente. On peut ainsi dégager trois moments différents. Le premier, celui de l’avant-propos serait contemporain de la première publication du Labyrinthe, c’est-à-dire daterait de 1941. Ensuite, le deuxième récit-cadre, où le narrateur introduit le personnage de Mrs. Murray, une Écossaise qu’il a rencontrée « dans un hôtel des Alpes suisses » (Sandoz, 1957b : 5), pourrait dater des années 1920, si l’on considère que le narrateur et Sandoz sont une seule et même entité, étant donné que le narrateur mentionne que c’était à l’époque de ses premiers essais littéraires : Il écrit en effet qu’« il fut questionn[é] sur [s]es premiers essais littéraires » et qu’« [il] était fort jeune à cette époque » (Sandoz, 1957b : 3). Si l’on poursuit dans la voie de l’interprétation autobiographique, ceci situerait l’action aux environs des années 1920. Enfin, vient l’histoire relatée par Mrs. Murray, qui se termine avec la mort de Sir Roger Philipp Mc Team, Baron de Craven, né en 1730 et décédé en 1905. Ces dates permettent de se pencher à présent sur les informations fournies par la préface et de mettre en relief les conséquences qu’elles ont dans l’interprétation du récit.
Les deux premiers paragraphes suggèrent que l’auteur de l’avant-propos se base sur une légende circulant au moment où le livre a été publié pour la première fois, c’est-à-dire en 1941 ou bien au moment où le narrateur recueille les propos de Mrs. Murray. Une recherche superficielle permet de déterminer de quelle légende il s’agit. Le château de Glamis est en effet l’objet de légendes au moins depuis l’époque de Walter Scott. Ces dernières connaissent plusieurs variantes. Celle utilisée par Sandoz, qui fait intervenir un héritier monstrueux caché dans l’enceinte du château, est mentionnée notamment dans une source de 1912 qui décrit l’héritier comme suit : « half frog, half man » (Jarvis,1912 : 586). L’article de journal mentionnant un individu mi-homme mi-grenouille ne laisse planer que peu de doutes sur l’origine de l’inspiration de Sandoz. Une source plus récente signale que l’héritier serait décédé dans les années 1920 :
The third legend, and the most often repeated, is that of a grotesque child born 200 or 300 years ago and concealed in a chamber constructed within the thickness of the walls. As each heir to the earldom came of age he was told the terrible truth and shown the monster – immensely strong with a hairy, barrel-like body, tiny arms and legs, and no neck. This unfortunate creature is said to have lived until the 1920s, for all that time the rightful earl, but never acknowledged or seen by anyone but the acting earl and a factor.
La troisième légende, et celle qui est le plus souvent répétée, est celle d’un enfant grotesque né il y a 200 ou 300 ans et caché à l’intérieur d’une chambre construite dans l’épaisseur des murs. À tout héritier du comté atteignant la majorité on racontait la terrible vérité et on montrait le monstre – immensément puissant, au corps velu semblable à un tonneau, aux bras et aux jambes minuscules, sans cou. On dit que cette infortunée créature vécut jusque dans les années 1920, durant tout ce temps comte légitime, mais n’ayant jamais été reconnue ou vue par quelqu’un d’autre que le comte en fonction et un intendant. (Westwood et Kingshill, 2011 : 325)
À la fin du récit de Mrs. Murray, le décès de Sir Roger Mc Team permet une fin heureuse, c’est-à-dire le mariage de Kitty et de Gerald. Les éléments grotesques du texte, comme l’alimentation particulière de la « créature » (tomates à la crème), suggèrent que Sandoz confère à son texte une dimension parodique (Sandoz n’est pas étranger à la comédie, cf. The Balance et La Maîtresse). La fin heureuse du Labyrinthe peut presque se lire comme celle d’un conte où la disparition d’un « vilain » batracien permet au « prince charmant » d’émerger et au mariage final d’avoir lieu. Les théories classiques du fantastique auraient bien du mal avec l’hybridité[12] du texte, qui exploite certains aspects considérés comme relevant traditionnellement du fantastique ou du roman gothique (sombre château où se produisent des phénomènes inexpliqués) tout en intégrant des éléments considérés comme merveilleux (dans le Labyrinthe, une fois la lecture terminée, l’existence de Sir Roger Mc Team est tout aussi « garantie » que celle du loup dans le petit chaperon rouge). En reprenant la notion d’hésitation de Todorov (1970 : 29), on peut dire que le récit de Sandoz nous fait osciller entre un pôle rationnel et surnaturel (si l’on considère que le lecteur lit un récit en ayant sans cesse ces catégories à l’esprit, ce qui est peu probable). Néanmoins, une fois le récit achevé, on ne peut nier (d’un point de vue diégétique) que le personnage a bel et bien existé. Tout au plus peut-on chercher (en vain) à discréditer Mrs. Murray en tant que narratrice en expliquant son récit par sa volonté de se divertir dans un environnement ennuyant, mais ce serait ignorer le fait que Sandoz a commis, en quelque sorte, le crime littéraire parfait. En effet, dès l’avant-propos, le lecteur attentif est averti du fait que la réalité dépasserait toutes les suppositions, ce qui signifie que l’auteur de l’avant-propos accorde foi au récit de Mrs. Murray. Remettre en doute son bon sens ou sa santé mentale mènerait à une impasse. Si on suit l’approche de Caillois (1966), le récit de Sandoz pose également problème car, même si l’on considère que Sir Roger Mc Team est le héros du récit, il serait sans aucun doute ardu pour un esprit « positif » de concéder que l’existence de la créature permet un retour à une forme de « normalité » :
Alors que les contes de fées ont volontiers un dénouement heureux, les récits fantastiques se déroulent dans un climat d’épouvante et se terminent presque inévitablement par un événement sinistre qui provoque la mort, la disparition ou la damnation du héros. Puis la régularité du monde reprend ses droits. (Caillois, 1966 : 9)
La remarque suivante de Finné est pertinente (même s’il convient de la nuancer comme vu plus haut), mais elle se rapporte hélas uniquement au récit encadré de Mrs. Murray :
Le labyrinthe illustre à merveille le schéma du récit fantastique. Sandoz accumule, dans le vecteur-tension, une longue série de mystères qui crispent le lecteur – et, dans le roman, Mrs Murray ainsi que, dans une moindre mesure, un ami de celle-ci. Puis intervient l’explication qui peut faire ricaner les sceptiques et hausser les épaules des rationalistes, mais qui a pour mérite d’éliminer tous les mystères logiques.» (Finné, 1980 : 37)
Néanmoins, si on prend en considération l’objectif poursuivi par Sandoz, il semblerait que le roman, contrairement à ce qu’écrit Finné, appartient plus au néo-fantastique qu’au fantastique classique, étant donné ce qui a été mentionné supra, c’est-à-dire le fait que Sandoz est intéressé par la dimension ludique des récits qu’il offre au lecteur (cf. le jeu de la salière). Voici la définition du néo-fantastique telle qu’envisagée par Finné : « J’appelle néo-fantastique un fantastique qui s’éloigne de la gratuité, pour qui le surnaturel n’est plus un but en soi, mais un tremplin destiné à diffuser certaines idées, à souligner, par exemple, un relativisme psychologique ou psychologique. » (Finné, 1980 : 15) Si l’on se base à présent sur la définition de Todorov, Le Labyrinthe n’est pas un récit fantastique mais, comme vu plus haut, on serait bien en peine de déterminer si l’on se trouve dans l’étrange ou plutôt le merveilleux :
Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. (Todorov, 1970 : 29)
Le but de Sandoz ne serait-il pas justement, avec son roman au titre évocateur, de bousculer les schémas de pensée en égarant le lecteur sur de fausses pistes tout en sachant qu’il lui serait presque impossible de trouver la solution de l’énigme et très malaisé de la tenir pour vraie ? Si l’on se penche sur le personnage de Sir Roger Mac Team, celui-ci semble incarner à lui seul de nombreux paradoxes. Ce dernier ne traversa en effet pas avec succès tous les stades de l’évolution de l’embryon et se retrouva dans la condition particulière, selon Gerald, « de se savoir un monstre et de se sentir un homme » (Sandoz, 1957b : 204). Bien que cette explication soit pseudo-scientifique, voire grotesque, elle est acceptée comme vraie par tous les intervenants dans le récit[13]. Au centre du labyrinthe, Sir Roger Mc Team jouissait d’un étang dont « (l’)eau (…) le délivrait de sa dualité » et où « il était redevenu le lointain ancêtre apparu sur la terre avant que fut pétrie la fange qui fit Adam. » (Sandoz, 1957b : 207-208). Le labyrinthe, comme l’écrit Catherine d’Humières (2017 : 35), est le lieu où « la créature hybride – une espèce d’homme-crapaud – vient chaque jour chercher un peu de bonheur et d’oubli », « le seul endroit où le véritable maître des lieux peut supporter son unicité, et (là où) sera sa dernière demeure » (35). N’est-ce pas également le lieu où la raison du lecteur se réconcilie avec l’existence d’un être dépassant toute attente ? Finné suggère la chose suivante :
Puis-je souligner combien, en dépit d’indéniables maladresses de style, le roman de Sandoz est d’une cohérence esthétique parfaite ? Les faits de mystère, qu’il n’était pas inutile de résumer en détails, forment eux-mêmes une sorte de labyrinthe où le lecteur s’égare en s’efforçant de trouver la porte de sortie, une indication de passage, un indice de libération. Voilà un merveilleux pendant à la construction centrale vers laquelle tout converge, mystère et explication. Pourrait-on parler de mise en abyme [sic] concrète d’un labyrinthe abstrait ? (Finné, 1978 : 2/49)
Si on suit la piste interprétative de Finné, on peut se demander si l’objectif de Sandoz, à travers cette mise en abîme, n’est pas ici de faire fonctionner notre imagination qui, contrairement à la raison, ne se formalise pas des contradictions mais réussit au contraire le tour de force de les réunir et de les dépasser. En effet, si le livre lui-même est un labyrinthe, l’ironie est que c’est au centre du labyrinthe que se trouve la réponse, c’est-à-dire que le lecteur est bien entré dans le labyrinthe et a percé son mystère mais encore faut-il en sortir. Et c’est là que le livre de Sandoz commence, en quelque sorte, après qu’on a achevé sa lecture car les questions qu’il soulève influencent notre perception du monde au-delà du simple moment de la lecture. C’est donc, malgré l’explication, au centre du labyrinthe que Sandoz laisse son lecteur.
Pour conclure, il a été montré, à travers une analyse détaillée des processus narratifs auxquels Sandoz a recours, que Le Labyrinthe est une œuvre complexe qui se soustrait aux définitions classiques du fantastique. Le roman est une réflexion sur les limites de la raison et s’inscrit dans la démarche globale de Sandoz, pour qui imagination et faits se mélangent sans s’exclure. Ceci se manifeste par la structure narrative complexe et ambiguë (avant-propos, double récit, cadre, récit encadré). Ces éléments réunis contribuent à faire des récits sandoziens des structures complexes dont l’interprétation selon les théories classiques du fantastique est ardue. S’appuyant sur les notions de limite et d’hésitation qui sont cruciales non seulement dans Le Labyrinthe, mais également dans les théories canoniques du fantastique, le fantastiqueur questionne la notion de « réalité » en brouillant les distinctions entre auteur et narrateur ainsi que le rapport de ces derniers au récit. Ce jeu, pierre angulaire de la démarche de l’auteur romand, est exemplifié dans Le Labyrinthe et permet à la fois un questionnement et un dépassement des définitions traditionnelles du fantastique telles que proposées notamment par Caillois (1966) et Todorov (1970). Afin de pouvoir interroger plus en profondeur la question du fantastique chez Sandoz, un élargissement du corpus analysé serait nécessaire.
BARBIER DE REULLE, Caroline (2019), « Rôle et symbolique de Monsieur Quirinus, Accordeur dans La Maison sans fenêtres de Maurice Sandoz », in L’accordeur de piano dans la littérature et au cinéma (N. Vincent-Arnaud, F. Sounac éds), Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, p. 45-57
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