ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.08

Agnieszka Woch* Orcid

Université de Łódź


Filip Kolecki* Orcid

Université de Łódź

Sur la féminisation des noms de métiers et de titres en Pologne et leur réception émotionnelle

RÉSUMÉ

L’article se penche sur le problème de la féminisation des noms de métiers et de titres en Pologne et sur la réception émotionnelle de certains termes. Les appellations prenant en compte le genre circulent déjà dans l’espace public et surtout dans certains milieux les moins conservateurs. Néanmoins, le manque de régulations officielles de cette féminisation, à l’exception d’un avis du Conseil de la langue polonaise de 2019, pourrait contribuer au rejet, chez certains usagers de la langue polonaise, des termes féminisés. Ce phénomène est visible sur les réseaux sociaux dans les commentaires émotionnels qui recourent à un lexique dévalorisant. Les conclusions de notre recherche préliminaire sont le fruit de l’analyse d’un corpus des commentaires postés en 2022 sous la campagne Facebook #wspieramfeminatywy lancée par le groupe bancaire français BNP Paribas en Pologne. Les auteurs soumettent à l’analyse des arguments des détracteurs de la féminisation en les comparant à ceux attestés dans l’espace francophone.

MOTS-CLÉS — la féminisation, les noms des métiers, les émotions, l’analyse de discours

On the Feminisation of Job and Title Names in Poland and Their Emotive Reception

SUMMARY

The article examines the problem of the feminisation of the names of professions and titles in Poland and their emotive reception. Gender-sensitive designations are already in use in the public sphere and especially in some circles that are less conservative. Nevertheless, the lack of official feminisation guidelines, if we do not take into account a 2019 opinion of the Polish Language Council, could contribute to a rejection of feminised terms by some users of the Polish language. This phenomenon is visible on social media in the emotional comments and in using devaluing vocabulary. The conclusions of our preliminary research are based on an analysis of comments posted in 2022 under the posts of Facebook campaign #wspieramfeminatywy, elaborated by the French banking group Parisbas in Poland. The authors submit to analysis the arguments of the detractors of feminisation by comparing them to those attested in the French-speaking world.

KEYWORDS — feminisation, names of professions, emotions, discourse analisis


Introduction

Comme le constate Lenoble-Pinson, « l’appellation adéquate constitue un facteur primordial d’identité, parce que la moitié des hommes sont des femmes, parce que le droit de nommer au féminin s’installe dans les mentalités, les femmes deviennent peu à peu visibles dans les textes » (Lenoble-Pinson, 2008 : 73). La présente étude s’interroge sur la réception émotive[1] de certains termes issus de la féminisation des noms de métiers et de titres en Pologne. Certains d’entre eux ont été créés il y a quelques décennies déjà, mais restent-ils encore polémiques aujourd’hui ?

Nous sommes d’accord avec Rinn qui souligne que le raisonnement se fonde sur une logique objective tandis que les passions ont une dimension manipulatrice, voire démagogique. En outre, « l’analyse des émotions dans la langue permet de reconnaître la problématique essentielle de la culture, celle qui consiste à favoriser ou, au contraire, à nier la logique singulière d’une identité et d’une différence » (Rinn, 2008 : Loc. 16). Quant à la réalité polonaise, la fréquence d’emploi des formes féminisées dans les médias et pendant des événements culturels semble s’accroître. Nous avons constaté leur forte présence dans l’espace public en visionnant, par exemple, les rencontres avec des gens de plume pendant le festival Góry Literatury 2022, organisé par la fondation de la lauréate du Prix Nobel de littérature Olga Tokarczuk[2], ou bien en suivant les sessions de question-réponse avec des cinéastes pendant le festival du film Nowe Horyzonty à Wrocław, toujours en 2022,nous avons observé le recours constant à des formes telles que krytyczka filmowa, reżyserka, gościni (‘la critique de cinéma, la metteuse en scène, l’invitée’). De son côté, en 2019, le Conseil de la langue polonaise a exprimé son deuxième avis et ses recommandations quant à la féminisation des noms de métiers et de titres en reconnaissant la nécessité d’introduire plus de symétrie entre les dénominations masculines et féminines[3].

1. La féminisation des noms de métiers et de titres en Pologne

Une étude menée par Nowosad-Bakalarczyk sur les tendances dans la langue polonaise a démontré qu’il existait deux points de vue pris en considération lors de la féminisation des noms de personnes : le point de vue social et le point de vue privé. En ce qui concerne le premier, la personne est perçue comme exécutant une fonction sociale et les dénominations restent en même temps masculines et neutres comme c’est le cas, par exemple, pour des titres tels que docteur ou professeur. Quant au deuxième aspect, il se réfère à certains traits de caractère, à l’apparence physique, aux intérêts, à la nationalité, etc. et ici apparaissent des termes binaires désignant soit l’homme soit la femme, par exemple polonais/polonaise, blond/blonde, etc.

Quant aux titres et aux noms de métiers, la distinction entre la fonction privée et sociale étant moins nette, les formes peuvent susciter des doutes concernant leur bon usage. L’analyse de Nowosad-Bakalarczyk a démontré qu’il existait une tendance à ne pas féminiser les titres et à féminiser plutôt les noms de métiers, surtout quand il était question de professions considérées comme moins prestigieuses. De plus, dans le style officiel et administratif sont privilégiées les formes masculines, perçues comme neutres et englobant tous les sexes. Ceci se manifeste par exemple dans le document Karta nauczyciela (‘La charte de l’enseignant’) (Nowosad-Bakalarczyk, 2009 : 160-161).

Les recherches ultérieures, menées par Latos, ont souligné pourtant que la problématique liée à la féminisation constitue plutôt un élément s’inscrivant dans un « débat idéologique dont le caractère était socio-politique, culturel et émotionnel »[4] et non pas linguistique (2020 : 229) et que la discussion et les avis du Conseil de la Langue Polonaise « se limitaient aux noms de métiers et aux fonctions publiques, qui se caractérisaient par un prestige public », traditionnellement exercés par les hommes (2020 : 229). En outre, Markowski (2005) est d’avis que le manque de codifications et de guides de féminisation pourrait freiner l’évolution et la lexicalisation de nouvelles formes.

2. La féminisation des noms des métiers et des titres dans les pays francophones

Comparons l’évolution de la féminisation en Pologne à la situation dans les pays francophones. Lenoble-Pinson constate que les Québécois féminisent depuis 1979 ; les Suisses du canton de Genève depuis 1988, suite à un règlement pour les administrations. En 1993, a été élaboré en Belgique un décret concernant la féminisation dans les actes officiels et, en 1995, est paru le guide intitulé Mettre au féminin. En France, les formes féminisées progressent malgré les résistances depuis 2004 et, en 1998 déjà, ont été formulées « les directives nécessaires à la féminisation dans l’administration française » (Lenoble-Pinson, 2008 : 73-74). En février 2019, l’Académie française a validé « le principe de la féminisation des noms de métiers et de professions tout en persistant à désigner le masculin comme genre ‟non marqué” ou ‟neutre” » (Vouillot, 2022 : 175). Parmi les arguments « non linguistiquement fondés » avancés à l’époque par les « détracteurs » de la féminisation, Lenoble-Pinson énumère les suivants tout en fournissant immédiatement des contre-arguments :

« des formes telles que coiffeuse, cuisinière, cafetière ne conviennent pas parce qu’elles s’emploient aussi pour des objets. Ce reproche ne semble pas déterminant. Secrétaire, qui peut désigner un meuble, n’est pas réprouvé […].
Femme-grenouille apparaitrait comme ridicule. Homme-grenouille ne le serait-il pas ? L’un n’est pas plus ridicule que l’autre.
« Une écrivaine chilienne installée à Paris » (La Libre Belgique, 5 avril 2004). La forme écrivaine, devenue courante dans la presse, déplairait parce que l’on entendrait vaine. – Qu’entend-on dans écrivain ? – Vain.Vaine n’est pas plus discriminant que vain. – Les détracteurs avancent aussi que la finale -aine serait laide. – La forme châtelaine serait-elle laide ? – Non, châtelaine sonne bien et sa forme plaît.
Les féminins seraient inutiles puisque, en français, le masculin inclut le féminin. C’est exact au pluriel : directeurs comprend directrices. Cependant, invoquer cette règle grammaticale fait fi des avis québécois, des circulaires françaises, du règlement genevois et du décret belge qui tendent à rendre les femmes visibles dans le langage, au singulier : « l’ancienne députée néerlandaise » (La Croix, 6 décembre 2006) ; et, si possible, au pluriel : « les bobos (bourgeoises-bohèmes) » (Le Vif/L’Express, 23 février 2001).
L’Académie française ne reconnaitrait pas les formes féminines. C’est inexact. Depuis 1694, elle ne cesse d’en introduire dans son Dictionnaire (Lenoble-Pinson, 1999 : 164-166). Par exemple, entre 1932 et 1935, les formes artisane, pharmacienne et postière sont entrées dans la huitième édition (Académie française, [2000]). » (Lenoble-Pinson, 2008 : 74-75)

Les arguments des détracteurs polonais ressembleraient-ils à ceux répertoriés par Lenoble-Pinson ? Dans cette étude préliminaire, nous nous proposons de les examiner à partir d’un corpus de commentaires postés par des internautes polonais.

3. Action de la banque BNP Paribas #wspieramy feminatywy

Le monde progresse et les mentalités évoluent au fil de temps. La réalité d’une époque devrait donc se refléter dans la langue qui est l’objet, elle aussi, de changements et témoigne d’une vision actuelle du monde. Cette pensée humboldtienne (Dubois, 2012) a été, d’ailleurs, adoptée par le groupe bancaire français BNP Paribas qui lance sur ses réseaux sociaux en Pologne diverses campagnes sur les sujets sociétaux dans le cadre de ce qui est appellé « la responsabilité sociétale des entreprises » ou RSE. Même si nous ne pouvons pas qualifier ces campagnes de sociétales, selon les termes de Cossette et Daignault (2011)[5], BNP Paribas restant un établissement à but lucratif et non altruiste, ces actions cherchent à avoir un impact positif sur la société[6]. La banque d’un monde qui change, puisque telle est la devise du groupe BNP Paribas, contribue ainsi aux affaires communautaires. Elle se prononce contre les inégalités sociales et elle préconise une attitude inclusive envers les personnes non-voyantes ou atteintes de surdité.

Il en est ainsi dans le cas de la campagne #wspieramyfeminatywy (‘#nous soutenons les formes féminines’) qui possède son propre site sur lequel on peut lire la constatation suivante, et difficile à contredire : « La langue a un grand pouvoir ! Elle influence la perception de nombreux aspects de la vie, y compris les professions qui sont souvent associées uniquement aux hommes »[7]. L’étude sur les noms féminisés, menée par BNP Paribas, a été réalisée dans deux groupes : enfants et adultes. Son objectif était de vérifier si les terminaisons typiquement masculines et les formes neutres influençaient la façon de percevoir les professions par les enfants et les adultes. L’étude a été réalisée sur 248 enfants dont 123 appartenant au groupe expérimental et 125 au groupe de contrôle, ainsi que sur un groupe de 400 adultes.

L’expérience consistait à dessiner « un scientifique » (le polonais possède deux formes différentes : naukowiec (masculin) et naukowczyni (féminin)[8]) et « une personne qui s’occupe de la science ». Il s’est avéré que dans le groupe qui était censé dessiner un scientifique, 80% des participants ont esquissé un homme. D’autre part, dans le deuxième groupe dessinant « une personne qui s’occupe de la science », la proportion des portraits de femmes a doublé (42%). Quant à l’enquête menée auprès des adultes, une méthodologie différente a été appliquée. L’étude effectuée visait à mesurer l’effet de manipulation par les noms des métiers, en examinant la façon dont étaient perçues les personnes désignées par les formes masculine, féminine et neutre. Les conclusions de cette étude ont été les suivantes :

Mentionnons en outre que le portail pracuj.pl s’est également joint à l’action en réalisant une enquête auprès de ses utilisateurs. Les représentants de pracuj.pl sont allés encore plus loin en incluant dans leur recherche des personnes non-binaires. Les résultats obtenus sont les suivants : deux tiers des hommes soutiennent l’utilisation des équivalents féminins des professions tandis que parmi les femmes ce pourcentage sélève à 83٪ et a atteint jusqu’à 93% dans le cas des personnes non-binaires.

Même si, en 2019, Rada Języka Polskiego (‘Le Conseil de la Langue Polonaise’) a préconisé l’emploi des formes féminisées, celles-ci continuent à susciter des controverses parmi les utilisateurs de la langue. Suite à cela, la banque BNP Paribas a décidé d’élaborer un dictionnaire interactif des formes féminines dont l’usage est soit préconisé soit déconseillé, accompagné de commentaires et de remarques sur leur utilisation[9]. Les résultats détaillés concernant cette étude sont également disponibles sur les réseaux sociaux de la banque sous le hashtag #wspieramyfeminatywy.

4. Les émotions dans les commentaires des internautes

Vu la présence de controverses sur le site Facebook du groupe BNP Paribas et les vives discussions des internautes sous les visuels de la campagne #wspieramyfeminatywy, il nous semble intéressant d’examiner les types d’arguments avancés et les réactions, souvent émotionnelles, envers les formes féminisées. Le corpus soumis à l’analyse, recueilli pour les besoins de cette recherche préliminaire, englobe des commentaires publiés par les utilisateurs de Facebook sous quatre postes de BNP Paribas qui datent respectivement du 11, 15 et 18 août 2022 et du 6 octobre 2022. Après avoir analysé tous les commentaires qui y figuraient, à savoir 2223 au total (y compris les réponses de la banque et d’autres utilisateurs), nous avons sélectionné un échantillon représentatif de 75 unités pertinentes. Étant donné que les mêmes arguments se répétaient à plusieurs reprises dans les commentaires examinés, nous nous sommes limités à ceux qui permettaient d’identifier le problème et de présenter les différents types de réception émotionnelle du phénomène linguistique que nous soumettons à l’analyse.

Premièrement, nous avons divisé les arguments des usagers en deux groupes : apparemment objectifs et explicitement subjectifs, pour examiner ensuite les types de réactions par rapport aux formes féminisées, à savoir : neutre, positive et négative.

4.1. Arguments non fondés linguistiquement

Les arguments relevés rejoignent ceux qui avaient été avancés par les détracteurs francophones et décrits dans la recherche de Lenoble-Pinson (2008). La perception des noms féminisés par les internautes est apparemment objective, ils cherchent à fournir des arguments qu’ils considèrent à tort être fondés linguistiquement.

Les usagers observent que certaines formes féminines s’emploient aussi pour des objets. Parmi les exemples cités, on a pu relever la forme féminine du lexème « officier », oficerka, désignant en polonais au pluriel aussi des bottes d’officier (1 : oficerki), le correspondant féminin de « tourneur », indiquant en même temps un tour (2 : tokarka) et le terme dérivé du substantif « imprimeur » (3) qui se réfère également à une imprimante (3 : drukarka) :

[1] A kobiety oficerowie to oficerki, a nie to buty…
fr. Et les femmes officiers sont des *officières, eh non, ce sont des chaussures...
[2] Tokarz, tokarka
fr. Un tourneur, un tour
[3] Idziecie do drukarza czy drukarki? XD
fr. Vous allez chez l’imprimeur ou chez *l’imprimante ? XD

Les internautes signalent non sans ironie les problèmes liés à la masculinisation de certains noms de métiers (4 : la forme masculine dérivée du substantif esthéticienne désigne déjà un cosmétique) :

[4] Czy jak zacznę zajmować się wizażem to będę kosmetykiem?
fr. Si je me mets à faire du maquillage, deviendrai-je un *cosmétique ?

Deuxièmement, selon les opinions postées, les linguistes ne devraient pas reconnaître les formes féminines car elles seraient difficiles à prononcer (5 : psychiatrżka, un possible féminin de « psychiatre » en polonais) ou conduiraient à des polysémies problématiques (6 : le terme qui pourrait être employé comme équivalent féminin de « camionneur » est déjà en usage et désigne la prostituée qui attend ses clients au bord des routes) :

[5] Psychiatrżka
[6] Czyli kobieta, która jeździ na tirze to tirówka. Brawo po prostu brawo…
fr. Donc une femme qui conduit un camion est une sorte de grue….... Bravo tout simplement bravo...

Quant à la perception explicitement subjective, nous avons fait une distinction entre les formes jugées « ridicules », « laides » ou bien « moins prestigieuses » voire « pas sérieuses ».

Dans le groupe des noms féminisés qui sont selon les internautes « ridicules », « laids » ou qui sonneraient mal, nous avons relevé le terme chirurżka (‘la chirurgienne’) :

[7] W polskim języku bardzo źle brzmią feminatywy, wręcz śmiesznie. Poważniej i znośniej brzmi dla ucha „pani chirurg” niż „chirurżka ”
fr. Dans la langue polonaise, les noms féminisés sonnent très mal, même ridicule. Plus sérieuse et supportable pour l’oreille est la forme ‘pani chirurg’ [Madame le chirurgien] par rapport à ‘chirurżka’ [la chirurgienne].

La perception critique des formes féminisées se manifeste dans les commentaires par l’emploi d’un lexique dévalorisant. Nous avons repéré entre autres des termes tels que « massacre » (ex. 8) ou « cauchemars » (ex. 9) :

[8] Rzeź języka polskiego
fr. Le massacre de la langue polonaise
[9] Brr, koszmarki językowe…
fr. Brr, de petits cauchemars linguistiques...

Quant aux formes féminines « moins prestigieuses » ou « moins sérieuses », elles seraient dues aux suffixes diminutifs, parfois dévalorisants, comme c’est le cas pour l’affixe -ka (ex. 10 : dyrektorka, adwokatka) ou bien à leur prononciation (ex. 11 : chirurżka) :

[10] Większość z nich ma fatalne brzmienie. Używało się ich tylko w kontekście lekceważącego wydźwięku. Np. ta wredna dyrektorka, której nienawidzę…albo niekompetentna adwokatka […].
fr. La plupart d’entre eux sonnent très mal. On les employait afin d’exprimer son mépris. Par exemple, cette méchante directrice d’école que je déteste... ou cette avocate incompétente […].
[11] Ale wiecie, że chirurżka brzmi po prostu śmiesznie? Jeżeli chcecie już tworzyć feminatywy to takie, które nie ośmieszają. Ten zdecydowanie. I w życiu nie poszłabym do chirurżki tylko do chirurga.
fr. Mais vous savez que ‟chirurżka” [chirurgienne] sonne juste ridicule ? Si vous voulez créer des noms féminisés, il faut en créer d’autres qui ne sont pas ridicules. Pas comme celui-ci. Jamais de la vie j’irais chez une chirurgienne. Chez un chirurgien, par contre, si.

4.2. La perception des noms féminisés

La perception des noms de métiers féminisés s’avère rarement neutre ou positive dans notre corpus. Dans la plupart des cas, les commentaires examinés restent critiques envers ce phénomène et leur contenu est chargé d’émotions négatives.

Parmi les arguments neutres, nous classons des opinions équilibrées, fondées sur des faits liés à l’évolution de la langue. Cela est le cas de l’exemple 12 et 13 qui rappellent que les formes féminines étaient présentes dans l’usage courant avant que les gouvernements prosoviétiques ne les effacent :

[12] Mnie zawsze to bawi, że przeciwnicy feminatywów twierdzą, że język to tradycja, nie można go zmieniać, kiedy feminatywy były obecne w naszym języku do poprzedniego stulecia, kiedy zwalczyły je rosyjskie wpływy w czasach PRL-u.
fr. Je suis toujours amusée par le fait que les adversaires des formes féminines prétendent que la langue est une tradition et que l’on ne peut pas la changer, alors que les noms féminins étaient présents dans notre langue jusqu’au siècle précédent quand ils ont été combattus par les influences russes pendant l’époque communiste.
[13] Feminatywy zostały wymazane z języka po II wojnie, w ramach upraszczania mowy urzędowej przez rządy prosowieckie, na wzór ZSRR. Wcześniej nikogo nie dziwiła profesorka czy powstanka, używane były powszechnie w przedwojennej polszczyźnie. Teraz naturalnie wracają.
fr. Les formes féminines ont été effacées de la langue après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la simplification du discours officiel par les gouvernements prosoviéti­ques, suivant le modèle de l’URSS. Auparavant, les termes comme professeure ou insurgée ne surprenaient personne ; ils étaient couramment employés dans le polonais d’avant-guerre. Leur retour actuel est naturel.

Quant aux commentaires connotés positivement, les internautes se prononcent en faveur de changement et expriment leur soutien pour la cause (14, 15). Des fois, ils font preuve de militantisme et expliquent aux autres usagers des réseaux l’importance de la féminisation (ex. 16) en laissant aux autres la liberté de choix (17) entre les deux variantes :

[14] Super! Istniejemy, pracujemy, mamy niezbywalne prawo do bycia kobietami, a nie babochłopami. Konstruktorka.
fr. Super ! Nous existons, nous travaillons, nous avons le droit inaliénable d’être des femmes et non des androgynes. Constructrice.
[15] Bardzo lubię feminatywy i używam ich często, nawet wbrew niektórym koleżankom. Chirurżka, etnolożka, historyczka etc. Natomiast liczbę mnogą wolę jednak jednolitą, bo dodawanie przy każdym rzeczowniku dwóch wersji […] obciąża tekst i jest nieznośne w lekturze.
fr. J’aime beaucoup les noms féminins et je les utilise souvent, même contre la volonté de certaines collègues (femmes). Chirurgienne, ethnologue, historienne, etc. Cependant, je préfère que le pluriel soit uniforme, car ajouter deux versions à chaque substantif [...] alourdit le texte et devient insupportable lors de la lecture.
[16] Drogie osoby oburzone, mówicie Polka czy Pani Polak? Mówienie, że poważniej/lepiej brzmi forma „Pani X” sugeruje jakby to forma męska była domyślną, jakby płeć męska była jakąś główną, to straszne upupianie.
fr. Chères personnes indignées, vous dites Polonaise ou Madame le Polonais ? Dire que la forme qui sonne plus sérieusement/mieux est ‘Mme X’ suggère que la forme masculine soit une forme par défaut et que le sexe masculin soit en quelque sorte principal. C’est une terrible culcultisation[10].
[17] FEMINATYWY? Tak, oczywiście, ale jak ktoś ma problem z wymową np. chirurżki to moim zdaniem może równie dobrze powiedzieć PANI CHIRURG i chyba nikogo to nie obrazi 😊.
fr. LES NOMS FÉMINISÉS ? Oui, bien sûr, mais si quelqu’un a un problème avec la prononciation de, par exemple, chirurżka [une chirurgienne], alors à mon avis il peut aussi dire PANI CHIRURG [Madame le chirurgien] et je ne pense pas que cela offense qui que ce soit 😊.

Passons aux commentaires connotés négativement et qui se prononcent contre le changement : on y relève le rejet des formes féminisées et en plus l’expression de l’ironie, du mépris ou de l’indignation. Certaines opinions postées reflètent une vision patriarcale du monde et une attitude sexiste, comme notre exemple numéro 18 :

[18] Głupota nadal tylko w rodzaju żeńskim
fr. La stupidité continue à exister seulement au féminin

ou bien les commentaires suivants, exprimant des avis qui sont représentatifs de ceux d’un homme (19) et d’une femme (20) attachés aux structures traditionnelles et désapprouvant le changement :

[19] Kobiety mogą sobie chcieć i pewnie tak będzie, a ja nadal będę mówił pani doktor, pani dyrektor i mało mnie interesują uczucia tej czy innej, jeżeli się nie podoba trzeba było się realizować w zawodach, w których nie występują takie problemy! Comprende, capici, pamnieli itd ?
fr. Les femmes peuvent vouloir ce qu’elles veulent et le feront probablement, et moi je continuerai à dire Mme le Docteur, Mme le Directeur et j’ai peu d’intérêt pour les sentiments de l’une ou de l’autre, si vous n’aimez pas cela, vous auriez dû vous réaliser dans des professions où il n’existe pas de tels problèmes ! Comprende, capici, pamnieli, etc. ?
[20] Jestem kobietą. Jestem kierowcą. Jestem dobrym kierowcą. Nie muszę być kierowczynią by przestrzegać zasad ruchu drogowego […] Nazwa kierowca niczego mi nie ujmuje, a kierowczyni – niczego nie dodaje. […] Dajcie spokój z feminatywami na siłę.
fr. Je suis une femme. Je suis chauffeur. Je suis un bon chauffeur. Je n’ai pas besoin d’être chauffeuse pour respecter le code de la route [...] La dénomination « chauffeur » ne m’enlève rien, et celle de « chauffeuse » ne m’apporte rien. [...] Laissez tomber les féminins de noms créés par force.

Les auteurs des opinions 21, 22 et 23 qualifient la féminisation « d’inutile », voire « d’idiote ». À leur avis, elle ne devrait pas se trouver au centre des préoccupations des usagers de la langue et de la banque qui a lancé la campagne :

[21] Idiotyczne pomysły! To wszystko są tematy zastępcze, wydumane, politykierskie. Ktoś na siłę wmawia kobietom, że te zmiany zmienią coś w ich życiu, ha ha ha…
fr. Des idées idiotes ! Ce sont tous des sujets de substitution, imaginaires, propres aux politiciens. Quelqu’un fait croire par force aux femmes que ces changements changent quelque chose dans leur vie, ha ha ha…
[22] Krystalicznie czysta głupota! Jeszcze dzisiaj zlikwiduję rachunek w tym banku, który kaleczy nasz język i ogłupia dzieci.
fr. Stupidité absolue ! Dès aujourd’hui, je résilierai mon compte auprès de cette banque qui attaque notre langue et abrutit les enfants.
[23] Nie mają się czym zajmować? Niech nakarmią głodne dzieci, których jest mnóstwo na świecie
fr. Ils n’ont rien à faire ? Qu’ils nourrissent les enfants qui ont faim, il y en a beaucoup dans le monde.

Un autre sous-groupe de commentaires connotés négativement est constitué par ceux contenant des formes inventées et forgées afin de ridiculiser le processus de féminisation. La création de ces féminins n’est pas nécessaire car d’autres termes, non controversés, sont déjà en usage courant. Prenons comme exemple la citation 24 dont l’auteur a remplacé des formes existantes telles que pisarka (‘écrivaine), laureatka (‘lauréate’) et noblistka (‘nobliste’) par :

[24] Pisarzyni, laureatczyni, noblistczyni

Conclusions partielles sur la réception des formes féminines en Pologne

Ce qui pourrait surprendre le lecteur des commentaires postés au-dessous des visuels de la campagne #wspieramfeminatywy est l’intensité et le caractère achar­né des discussions parmi les internautes. Les commentaires négatifs prévalent et se caractérisent par une charge émotionnelle particulièrement élevée. Ils consti­tuent 76% de notre corpus.

La réception négative des formes féminines se manifeste par l’emploi d’un lexique dévalorisant. Nous avons relevé à plusieurs reprises des substantifs tels que « massacre », « stupidité », « idiotie », « absurdité » ou des adjectifs tels qu’« idiot », « inutile » ou « gênant ». Plusieurs internautes ont souligné le manque d’intérêt de la féminisation, le phénomène serait sujet à une mode féministe qui ne changerait rien à la situation des femmes. Les commentaires en faveur de la cause restent minoritaires, seuls 15% des avis se relèvent positifs, 9% – neutres.

Le taux bas d’acceptation surprend, surtout que certains termes sont en usage depuis une vingtaine d’années. Il semble que les personnes défavorables au changement mènent sur les réseaux sociaux leur guerre aux commentaires pour préserver une vision du monde traditionnelle et dans laquelle la femme n’avait pas accès aux professions et aux titres de prestige.

Cette analyse étant préliminaire, nous conduirons des recherches plus approfondies sur le sujet. Pour l’instant, nous pouvons conclure que le manque de directives claires et de guides de féminisation pour l’administration, tels que ceux existant dans les pays francophones ou en Slovaquie[11], contribue probablement au manque d’acceptation générale des formes féminisées en Pologne.



*Agnieszka Woch – professeure des universités à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź, HDR en linguistique, docteur ès sciences humaines de l’Université de Łódź et de l’Université Paris Descartes. Éditrice de la revue e-Scripta Romanica et vice-rédactrice en chef de la revue Folia Litteraria Romanica. Ses principaux centres d’intérêt scientifique sont l’analyse du discours, la pragmatique et la sociolinguistique. Ses recherches actuelles portent sur le langage médiatique et politique. agnieszka.woch@uni.lodz.pl


*Filip Koleckiétudiant en première année de master à l’Institut d’Études Romanes de l’Université de Łódź et diplômé de l’Université Technique de Łódź dans le domaine des sciences de gestion et d’ingénierie de production. Président du Cercle Scientifique des Jeunes Néologues de l’Université de Łódź. Sa recherche se concentre principalement sur la néologie ainsi que sur la terminologie et les langues de spécialité. Ses recherches actuelles portent sur la néologie terminologique des termes liés à la gestion des entreprises. filip.kolecki@edu.uni.lodz.pl


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VOUILLOT, François (2022), « Chauffeuse c’est un meuble et Rectrice c’est pas beau ! », Travail, genre et société, no 47, p. 157-160

Sitographie

https://information.tv5monde.com/terriennes/titres-et-metiers-au-feminin-l-academie-francaise-valide-286408, consulté le 12 décembre 2022

https://rjp.pan.pl/index.php?option=com_content&view=article&id=1861:stanowisko-rjp-w-sprawie-zenskich-form-nazw-zawodow-i-tytulow, consulté le 13 décembre 2022

https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/#!feminatywy, consulté le 28 novembre 2022

https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/#!slownik=naukowiec, consulté le 28 novembre 2022

https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/utils/doc/Raport_z_badania_na_temat_feminatywów.pdf, consulté le 2 novembre 2022


Notes de bas de page

  1. Certains chercheurs font la distinction entre la communication émotive et émotionnelle. La communication dite émotionnelle se réfère « aux manifestations spontanées des états internes, c’est-à-dire aux symptômes psychomoteurs et végétatifs « bruts » et non contrôlés (tremblements, pâleurs, sueurs, pleurs, rires, etc.) ». En revanche, la communication émotive est celle qui « correspond au résultat d’une élaboration secondaire, d’un « travail affectif » (ang. emotion work d’Arlie R. Hochschild, 1979) qui permet la mise en scène contrôlée des affects réels ou même celle d’affects potentiels ou non réellement vécus » (Cosnier, 1996 : 133).
  2. Les enregistrements des rencontres sont disponibles sur la page Facebook de la Fondation d’Olga Tokarczuk.
  3. Le premier avis, exprimé en 2012, était plus conservateur. Le Conseil confirmait la possibilité de former des formes féminines en soulignant néanmoins les réactions négatives de la part des usagers de la langue, auxquels il ne considérait pas « juste » d’imposer certaines formes par des régulations.
  4. Toutes les traductions du polonais en français ont été faites par les auteurs de l’article.
  5. « Malgré tous les efforts investis par les gens d’affaires pour convaincre les citoyens de leur conscience sociale, on pourra toujours questionner leur sincérité. Il n’y a aucun doute que certaines entreprises ont à leur tête des personnes généreuses, convaincues d’œuvrer pour la justice sociale, certaines étant même animées par de fortes convictions altruistes. Il n’en reste pas moins que la mission première d’une organisation capitaliste est de réaliser des profits qui seront redistribués aux cadres et aux actionnaires, et non à la communauté » (Cossette et Daignault, 2011 : 121).
  6. Pour en savoir plus, cf. le site : https://www.economie.gouv.fr/entreprises/responsabilite-societale-entreprises-rse#, consulté le 12 décembre 2022.
  7. https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/#!feminatywy, consulté le 28 novembre 2022.
  8. https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/#!slownik=naukowiec, consulté le 28 novembre 2022.
  9. https://www.bnpparibas.pl/wystarczyslowo/#!slownik, consulté le 2 décembre 2022.
  10. La culcultisation est un terme créé par l’écrivain polonais Witold Gombrowicz dans son roman Ferydurke, désignant la propension des adultes à prendre de haut les autres, en particulier les enfants, et à s’adresser à eux comme à de gens attardés.
  11. Afin de comparer la féminisation en polonais et dans les autres langues slaves, consulter Koš­kova et Satoła-Staśkowiak (2017) et Satoła-Staśkowiak et Sosnowski (2019).

COPE

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Received: 11.01.2023. Accepted: 03.03.2023.