ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.06

Ewa Pirogowska* Orcid

Université Adam Mickiewicz Poznań

Les facteurs prosodiques dans le discours antisémite français et polonais. Sont-ils de simples expressions d’émotions ou constituent-ils de vrais arguments ?

RÉSUMÉ

L’article présente, de façon synthétisante, quelques observations de l’auteure quant au fonctionnement des éléments prosodiques dans le discours portant sur des questions juives qui, très souvent, dégénère en discours antisémite. Le corpus est constitué d’apports discursifs puisés dans des interactions internet authentiques, focalisées sur les activités de Dieudonné M’bala M’bala en France à partir de 2009 et sur les performances de Rafal Betlejewski en Pologne à partir de 2007. Puisque ce discours se réalise dans le registre interactif écrit, il s’agit des imitations graphiques de la prosodie. On analyse des exemples des équivalents de la prononciation marquée, de l’accent sur le topic de l’énoncé, des jeux de mots résidant sur l’homonymie. L’auteure soutient que de telles imitations, outre l’expression des émotions, entrainent aussi des effets argumentatifs.

MOTS-CLÉS — prosodie, argumentation, registre interactif écrit, antisémitisme

The Role of Prosodic Factors in French and Polish Anti-Semitic Discourse: Mere Emotional Expressions or Genuine Arguments?

SUMMARY

The article presents, in a synthetic way, some observations of the author on the functioning of the prosodic elements in the discourse on Jewish issues which, very often, degenerates into anti-Semitic discourse. The corpus consists of discursive contributions drawn from authentic Internet interactions, focusing on Dieudonné’s activities in France from 2009 and on Rafal Betlejewski’s performances in Poland from 2007. Since this speech is carried out in the written interactive register, it is a graphic imitation of prosody. Examples of the equivalents of marked pronunciation, accent on the topic of the utterance, and puns residing on homonymy are analysed. The author argues that such imitations, apart from the expression of emotions, also lead to argumentative effects. The article provides a synthetic overview of these observations, highlighting the role of prosodic elements in shaping discourse on Jewish issues.

KEYWORDS — prosody, argumentation, written interactive register, antisemitism


Hélas, les banalités racistes restent une réalité (Guyader, 2014 : 171)

Introduction

On peut sûrement partir de la constatation universaliste que les éléments communicationnels non-verbaux des émotions dans le discours retiennent depuis toujours l’attention des chercheurs, même si les linguistes pragmaticiens n’y prêtent attention que depuis les années 60 du siècle précédent, dès que l’enregistrement des données sonores fut possible à grande échelle. Actuellement, la quantité de données puisées dans les interactions est telle qu’il est absolument infaisable d’en rendre compte sinon en procédant à un tri assez décidé. L’examen des apports discursifs écrits, centrés sur deux évènements médiatiques, à savoir l’activité de Dieudonné en France (Guyader, 2014 ; Magnenou, 2014 ; Pirogowska, 2019 ; Pirogowska, 2020) et les actions médiatiques relatives à la mémoire des Juifs polonais, de Rafal Betlejewski en Pologne (Betlejewski, 2014 ; Blacker, 2014 ; Chwiejda, 2017), a permis d’en tirer des propos contenant non seulement des éléments prosodiques-reflets d’émotions, mais aussi d’en démontrer un impact argumentatif qui leur avait été assigné par les co-scripteurs lors de l’activité langagière qui se réalise à travers le registre interactif écrit.

Mertens (2008 : 88) se demande comment interpréter la valeur sémantique d’une forme intonative, si le sens global repose en même temps sur d’autres aspects, comme les informations lexicales, les marques morphologiques, la construction syntaxique ou le contexte pragmatique. Dans l’examen du discours du registre interactif écrit, on est forcé de renverser cette optique : en effet, c’est à l’analyste que l’on attribue la capacité interprétative qui consiste à déchiffrer la prosodie sur la base des seuls marqueurs graphiques. Un savoir extralinguistique profond, pour ne pas dire une connaissance du terrain, sont absolument indispensables, sinon il sera impossible d’échapper à « l’objection de subjectivité ou d’introspection » (supra). Ceci est d’autant plus important que chaque approche d’un discours marqué, contextuellement ancré dans une réalité sociomédiatique difficile, comme le sont les propos antisémites, est susceptible d’être évaluée comme superficielle, subjective ou stigmatisante. Notre raisonnement analytique fait intervenir surtout la mémoire discursive et la présupposition établie sur le cotexte ; ce dernier était absent dans les exemples cités pour cause de limites formelles.

De notre corpus, nous avons retenu des énoncés munis de marqueurs prosodiques – équivalents de la prononciation et de l’accent, de la modulation de la voix, de l’intonation et du volume. Il est, bien sûr, question de phénomènes sonores façonnés à l’écrit, sous forme graphique décriture alphabétique et de signes diacritiques, ainsi que (dans un seul cas) sous forme iconique. Il convient de préciser tout au début que de simples smileys et émoticônes ne constituent pas l’objet de notre étude, vu l’évidence de leur rôle et leur trivialité dans le discours du cyberespace.

Les constatations assez ponctuelles et synthétisantes que nous présentons dans l’article, relèvent d’une étude plus large. Si nous avons décidé de puiser dans des exemples de langues si différentes que le polonais et le français, ce n’est pas parce qu’il y a des phénomènes linguistiques (surtout lexicaux et discursifs, beaucoup moins ceux qui relèvent de la morphosyntaxe) à comparer, mais c’est surtout parce que nous tenons à démontrer une certaine universalité de l’argumentation antisémite. De surcroît, dans le discours portant sur des questions juives, l’impact argumentatif du nom propre est évidentiel (Pirogowska, 2023) ainsi que le recours aux pragmatèmes (Pirogowska, 2020). On observe également des procédés stylistiques et rhétoriques typiques de la rhétorique excluante, qualifiée par Burke d’othering (cf. Burke, 1969, cité par Mokrzan, 2016 : 127-148), où « la focalisation énonciative sur la soi-disant victime (victimisation) permet de subir une décharge émotionnelle, une catharsis et renforce le sentiment identitaire » (Pirogowska, 2020 : 154).

Dans le discours portant sur des questions juives, du moins celui qui constitue notre corpus, on observe l’imitation de la façon de parler des Juifs, l’emploi de lexies qui possèdent une forte connotation antisémite vu leur sonorité, le soulignement de certains mots dans le texte, par le biais des majuscules, afin d’imiter un accent fort prononcé et un volume augmenté. Le jeu de mots qui repose sur l’homonymie entre aussi dans la problématique de l’article.

Une fois notre question posée, nous essaierons de répondre si, dans l’optique du discours antisémite, les facteurs prosodiques encodés sous forme graphique fonctionnent en tant que simples déclencheurs de réactions d’irritation, de colère et d’indignation ou constituent des réalisations argumentatives. Nous présenterons des cas concrets dont le poids argumentatif repose surtout sur le ton, l’intonation, l’articulation archaïsante ou stylisée, les jeux phonétiques ; tous rendus à l’écrit par des co-énonciateurs et inclus dans leurs apports discursifs aux discussions virtuelles.

Des apports discursifs en deux langues, français et polonais, constituent le corpus de la recherche : 1. Les réactions aux activités de l’humoriste et militant politique Dieudonné à partir de 2009, y compris les répercussions actuelles ; 2. Les réactions aux activités de Rafal Betlejewski, artiste-performeur, auteur (entre autres) de l’action médiatique « Juif, tu me manques » en 2007-2009, y compris les répercussions médiatiques actuelles. Les données icôno-textuelles ont été enregistrées sous forme de captures d’écran. Nous avons décidé de ne pas vérifier le statut des lexies étudiées dans les grands corpus des langues français et polonais sous critère de leurs occurrences réelles car il s’agit d’emplois très souvent occasionnels et surtout parce que le discours étudié est spécifique : il doit être qualifié en tant que in-group language (Tajfel, 1974), donc spécifique aux petites communautés socio-culturelles.

Il est essentiel de ne pas voir dans les interactions uniquement des propos antisémites. Ceci est crucial surtout dans le contexte polonais. On a quand même pu observer que plusieurs interventions ont affronté des réponses hostiles et antisémites, même si les objectifs des auteurs de l’action « Juif, tu me manques » était foncièrement pro-sémites, tout simplement nostalgiques et ne relevaient d’aucun positionnement politique.

Nota bene : L’orthographe des apports discursifs cités dans le texte de l’article est authentique, si incorrecte et bizarre qu’elle soit.

1. Cas particulier du vocatif polonais

Le vocatif est, dans la langue polonaise, le septième cas grammatical exprimant l’interpellation directe ou l’invocation au moyen d’un appellatif. Le vocatif polonais est souvent déclencheur d’une émotion car il a une forte potentialité affective. Il est à observer que dans le langage courant, les noms (surtout Npr) employés au vocatif reçoivent soit une connotation d’une élégance exagérée et artificielle[1], soit une connotation négative renforcée, p. ex. Kobieto! (pl. voc. de kobieta, fr.Ô ! Femme !’, connotation péjorative) peut être le signal énonciatif d’irritation ou de mépris.

Nous devons admettre que le slogan provenant de l’espace médiatique polonais

[1] Tęsknię za Tobą, Żydzie!
fr. ‘Juif, tu me manques !’

attire le plus notre attention de linguiste. Mis de côté son caractère pluri-sémiotique (Blacker, 2014 : 178-181), c’est sa dimension argumentative qui s’avère intéressante, étant donné qu’elle puise tout simplement et surtout dans la prosodie. Le slogan constitue une sorte de proposition constative, affirmative, apostrophe en direction d’un Juif quelconque, qui habita en Pologne avant d’être tué durant la Shoah ou chassé de la Pologne à l’époque communiste. Le statut sémantique est apparemment clair : un Polonais moyen (du moins, chaque personne qui se sert de ces paroles) regrette l’absence de ses voisins, co-citoyens juifs. Cependant, et on le sait d’après les expériences extralinguistiques, l’interprétation au niveau sémantique et pragmatique n’était pas si évidente. En effet, le vocable Żyd [ʒɨt], sonne … désagréablement. Comme l’explique le linguiste polonais Jerzy Bral­czyk (interviewé par Kowalska, 2010[2]), le vocatif polonais de Żyd fr. Juif, à savoir Żydzie, fut employé, durant la seconde guerre mondiale, dans des situations d’humiliation et possède toujours une potentialité agressive qui peut, intuitivement, provoquer chez les énonciataires des sentiments de honte, de responsabilité et de culpabilité. La constatation des linguistes quant au caractère dégradant des surnoms comme Żyd, żyd, żiydy (et autres, absents de notre corpus) est amère :

It is difficult not to agree with such an opinion as in both every day, ordinary conversations, as well as official communication (the media) the word Jew is most commonly used as an offensive word, showing the inferiority of a person called this way (Wierzbicka, 2015 : 58).

Même s’il n’est pas facile de l’admettre, tel est le fait langagier : le mot żyd c’est, malheureusement aussi, un surnom dépréciatif, marqué axiologiquement. Il témoigne du passé non glorieux et de rencontres difficiles entre voisins. Il recouvre ainsi une certaine mémoire de mot (Moirand, 2007), une habitude quotidienne communicative et fait penser aux proverbes stéréotypant, relevant de l’image linguistique du monde. Aussi, le slogan « Tęsknię za Tobą, Żydzie » pourrait-il être considéré en tant qu’oxymore rhétorique, du moins tel aurait pu être son impact pragmatique durant sa propagation. Certes, s’étant ancrée sur un paradoxe logique : ‘Chassé, haï, ridiculisé, le Juif nous manque’, la constatation recouvre en elle un acte perlocutoire fort et culturellement enrichissant.

2. Imitations graphiques de la prononciation

2.1. Équivalence de la prononciation archaïsante

Si on suit la problématique du vocatif et de son impact argumentatif, il s’avère pertinent de voir de près le fonctionnement particulier d’un appellatif occasionnel. Dans l’interaction polonaise, nous avons observé un hapax intéressant :

[2] Żiydy ![ʒɨ :dɨ] [ʒɨ :dʏ][3]
fr. ‘Juifs !

Son emploi nécessite des explications. C’est une variante non normative du Npr pl. Żydzi, fr. Juifs, employé au vocatif. L’orthographe transmet, de façon approximative, l’effet phonétique moqueur imitant la façon de prononcer des Juifs de l’entre-deux-guerres qui allongeaient certaines voyelles. Il en résulte l’imitation archaïsante de la prononciation. Le cas décrit est l’appellatif « Ô ! Juifs ! » Le statut discursif est réactif – le locuteur a pointé ironiquement les propos qui mettaient en relief la présence des Juifs dans la vie quotidienne. Ainsi, la valeur pragmatique contextuelle d’un tel emploi est évidente ; il consiste en la ridiculisation du comportement des anciens Juifs afin de démontrer leur sous-entendue étrangéité.

2.2. Équivalence de la prononciation marquée

Si l’on traite déjà de la problématique de l’impact phonétique, secondaire ou additionnel soit-il dans le fonctionnement argumentatif des discours antisémites, on peut se proposer de mentionner aussi l’exemple français :

[3] Annie Cordy a aussi chanté : « Oui Missié ». Allez écouter sur Youtube

L’évocation de la prononciation française approximative « à la juive »[4] a été faite, durant l’interaction, par l’énonciateur afin de déjouer des qualifications ‘antisémite’ ou ‘raciste’ portées sur la façon de parler, entre autres, de Dieudonné. Ceci constitue un bel exemple de l’impact que la prosodie exerce sur l’argumentation, véhiculé ici par le biais des équivalents fonctionnels du Npr comme ceci vient d’être mentionné précédemment (pl. Żiydy). Un autre exemple où l’énonciateur ironise à propos d’une certaine sur-exagération et irritation, issues des prétendus discours antisémites, est le suivant :

[4] ca c’était de l autodérisions pas comme mtnt juste dire bonjour on te regarde deja si t as pas mis un accent anti sémite a la prononciation [émoticône ‘sourire’]

L’évocation métadiscursive des facteurs prosodiques est évidemment une sorte d’anti-commentaire sur la fragilité pro-sémite des co-énonciateurs.

2.3. Effets secondaires issus de l’imitation

L’exemple suivant ne sera pas évident avant que l’énonciateur ne le prononce à haute voix :

[5] On va les retourner ces chiens de Youdens... inch’Allah. Prends soin de toi et des tiens.

La lexie employée est fortement injurieuse car elle fait référence à la désignation allemande des Juifs, employée aux temps de la Shoah par les nazis. Youdens provient de youde ‘juif’, en allemand jude. L’exemple témoigne de l’usage conscient du terme résultant des sentiments hostiles envers les Juifs en général. Nous y voyons ou, plus précisément, entendons aussi l’élément prosodique – la prononciation dure sous-entendue « à l’allemande » évoque les images cruelles de la Shoah. Probablement, tel était le but de l’énonciateur qui en plus y a rajouté la salutation arabe traditionnelle.

3. Jeux de mots

3.1. Ressemblances homonymiques

Soient les deux exemples illustrant le même concept :

[6] Déjà a l’époque ont voyait bien que Semoun ne vallait rien qu’il n’arriverai jamais a la cheville de Dieudo!!! Shoh [émoticône ‘ananas’][5] j’ai chaud a la tête devant le barbecue [émoticône ‘sourire’]
[7] Les assos lda, licra, tpmpote[6], blm,.... Etc sont en train d’écrire.... C etait ChôKakaÔ á l époque [émoticône ‘clin d’œil]

Le cas le plus connu de tout le discours de Dieudonné et du discours centré sur ses activités et performances, c’est le jeu de mots reposant sur les similitudes sonores et analogies phonético-morphologiques entre Shoah et toute une série de productions : chaud cacao, choix ananas, chaud ananas, Shoah nana, shoananas, shouhouha etc, ce que l’on peut voir dans les exemples [6] et [7]. Sans entrer dans les détails puisque la problématique a été déjà étudiée (cf. Pirogowska, 2020 : 151-153), il convient de rappeler que les jeux mentionnés se réfèrent toujours au même poids illocutoire, à savoir mépris et dérision par rapport au positionnement victimaire des Juifs. Leurs emplois dans les interactions sont toujours l’expression de la fierté de l’engagement islamiste. Nous les qualifions de pragmatèmes ; en effet un pragmatème, c’est une formule fonctionnelle, sanctionné par le facteur diaphasique – stylistique et situationnel. Bref, \ʃɔ.a.na.nɑ\ c’est l’expression d’enthousiasme des admirateurs des performances dont l’auteur est Dieudonné. Étant donné sa force illocutoire, le pragmatème fonctionne en tant que confirmation des convictions antisémites.

Le cas suivant est un exemple caractéristique de jeux de mots qui repose, lui aussi, sur les ressemblances sonores. L’énonciateur l’a même souligné dans la graphie :

[8] C’est toujours d’actualité, regardez zemmour ou zUmmour !

Ayant fait référence aux propos racistes de l’homme politique d’extrême droite Éric Zemmour, l’énonciateur établit l’analogie entre le discours créé par Zemmour et les performances des humoristes lors des stand-up, de manière à s’en distancier. On assiste à un jeu de sens – tout ce que le politique présente, est qualifié de drôle, ridicule et aucunement sérieux. L’implicite qui ressurgit de toute l’énonciation fait comprendre que l’origine juive de Zemmour n’est pas sans importance, ce qui d’ailleurs traduirait son discours tourné contre les musulmans.

Dans l’exemple suivant, provenant du corpus polonais, on entend resonner les consonnes : ch’ fricative vélaire sourde [x] et ‘z fricative alvéolaire voisée [z] :

[9] Betlej! Weź nie bądź drugim Chaj-zerem albo Chazarem.
fr. ‘Betlejewski ! Arrête de te poser comme un second Chaj-zéro ou un Khazar.’

Il est question d’un jeu de mots qui repose sur une similitude phonétique et morphologique et sur une analogie interprétative. Les composants sémantiques sont les suivants :

pl. Chazar fr. Khazarancêtre hypothétique des Juifs ashkénazes, la dénomination est employée dans le discours antisémite;
Chaj-zero n. composé dérivé de patronyme Chajzer[7] + zéro

On observe encore une fois une sorte de stratégie de production de nouveaux sens, ce qui est si caractéristique des flux discursifs qui contiennent des renvois à l’actualité et qui sont fortement ancrés dans un contexte et une co-situation événementiels (dans le sens de Calabrese Steimberg, 2009). Les deux objets désignés ne sont pas des êtres du monde, mais des constructions discursives, fréquemment employées par les intervenants acharnés. Un Khazar ne renvoie pas à une ethnie historique, mais au prototype d’un Juif non européen, cela veut dire : un autre, pas « le nôtre ». La construction occasionnelle de type hapax Chaj-zero est un vrai jeu de références. Le renvoi, implicitement antisémite, aux Khazars d’un côté et, de l’autre, au journaliste dont on déprécie les activités, positionne le locuteur en tant que tribun, voix critique d’autorité. La mise en relief sonore qui se réaliserait (si on le prononçait) au moyen de deux fricatives n’est pas sans importance, quelque implicite soit-elle ; en effet, un des mots vulgaires en polonais le plus employé, où la fricative vélaire sourde est prononcée nettement, ressemble au premier composant du vocable Chaj-zero dénoncé.

3.2. Répétitions rythmiques

[10] Étonnant que la société de con bobo socialo dans laquelle ont vie[8] aujourd’hui n’ai pas encore lever le point pour crier au scandale et demander à l’ina de bruler cette infamie ...

La forme phonique de la soi-disant étiquette société de con bobo socialo ressemble à une comptine à cause de sa sonorité rythmique harmonieuse comme s’il s’agissait d’un slogan scandé. L’emploi du mot vulgaire et des mots familiers[9] dénoncent l’attitude de l’énonciateur qui se réfère ainsi à un système d’appréciation commun (cf. Dyoniziak, 2012 : 26) à une communauté de valeurs, celle des opposants à la politique gouvernementale française des années 2020-2021[10]. Le discours du cyberespace, surtout là où on se confronte à des opinions opposées, abonde en de telles formules. Toujours est-il que le décodage de l’implicite consiste en une analyse de l’attitude adoptée par une communauté vis-à-vis de l’objet référentiel choisi. Celle-là est entièrement défavorable au style de vie qualifié d’artificiel, ce que l’énonciateur communique par le slogan.

4. Mise en relief – accentuation spéciale portée sur le topic de l’énoncé

[11] Ci sąsiedzi zostali wyróżnieni spośród nas opaskami, wsadzeni do gett – i w ten sposób przestali być nami, stali się ONYMI. Innymi.
fr. Ces voisins furent désignés par des bandeaux avec une étoile de David et placés dans des ghettos ; aussi cessèrent-ils d‘être nous et devinrent EUX. Les Autres.

La démarche souvent rencontrée qui consiste à employer des majuscules pour marquer un cri ou pour mettre en relief une partie de l’énoncé, reçoit, dans l’exemple [10], un sens additionnel. L’énonciateur a voulu mettre en évidence la forme actuellement incorrecte du pronom polonais, employée dans le polonais ancien, à savoir *onymi qui, normalement, au cas instrumental devrait avoir la forme nimi. De cette façon, l’énonciateur fait référence à la division axiologique entre nous et eux, pl. my et oni (cas instrumental nimi) (cf. Markowska, 2013) et a recours au concept de l’Autre (Kearney, 2001).

Conclusions

Ayant interprété l’emploi de quelques exemples, nous constatons ce qui suit. En premier lieu, les éléments prosodiques dans les interactions écrites qui relèvent des questions juives sont peu nombreux et difficilement observables, sauf d’innombrables inventions iconiques dont la force illocutoire est trop manifeste.

Ainsi, l’association de marqueurs oraux aux éléments énonciatifs s’effectue surtout grâce aux potentialités interprétatives issues du savoir extralinguistique [1] [3] [10], de la mémoire des mots [2], de l’intuition discursive qui permet de décoder le rebus sémantique à la base du jeu de mots [6] [7] [8] [9] ; l’exemple [11] est évident car c’est l’énonciateur qui prononce un mot de façon apparemment incorrect et qui, paradoxalement, par sa forme archaïsante transmet le concept de l’Autre.

Certes, les énonciateurs expriment leurs émotions et situent leurs convictions sur l’axe axiologique. Nous tenons à différencier entre, d’un côté, l’expression des émotions – colère, irritation, mépris [2] [5], mais aussi nostalgie et espoir de l’avenir [1], douleur et regret [11]), et, de l’autre côté, la démonstration de l’attitude (positionnement énonciatif) et du système de valeurs – ouvertement antisémite [5] [6] [7], ouvertement pro-juif [1][11], réconciliant [3], ironisant [4] [8] [9].

Or, on argumente par le biais des émotions (Amossy, 2006 : 179-199). Si on observe de près nos exemples, il devient clair que les énonciateurs s’expriment avec une exagération subjectivante, en mettant en opposition des expressions pragmatiquement contradictoires : Tęsknię / Żydzie ; Youdens / prends soin de toi ; Shoah / ananas. Dans le processus de l’hyperbole, ils incluent le pathos dans leur énonciation. Le pathos est l’une des techniques d’argumentation destinée à produire la persuasion, car par ce moyen l’énonciateur impressionne, attise, attendrit, touche son interlocuteur. Même si Reboul distingue les moyens qui découlent de la raison (les arguments), de ceux qui relèvent de l’affectivité et qui sont « d’une part l’ethos, le caractère que doit prendre l’orateur pour capter l’attention et gagner la confiance de l’auditoire, et d’autre part le pathos, les tendances, les désirs, les émotions de l’auditoire, sur lesquels peut jouer l’orateur » (Reboul, 1991 : 7, cité par Amossy, 2008 : 114), le discours peut accréditer un « devoir croire » à un « devoir faire » (cf. Plantin, 1997 : 81). Si l’on regrette l’absence des Juifs, on voudra les connaître. Si on méprise leurs actions, on voudra se positionner aux côtés du militant politique Dieudonné. En exprimant des émotions, on déclenche les suivantes qui sont suivies par une prise de conscience, par une construction d’une attitude valorisante. Dans les exemples, l’impact argumentatif (issu de la mise en fonctionnement des émotions) se manifeste dans la force persuasive des expressions au contenu explicite, à travers les éléments prosodiques. Il s’ensuit que les émotions déclenchées renforcent l’illocution et, de cette façon, renforcent aussi la démarche argumentative. Ce qui plus est, certains emplois sont devenus des pragmatèmes – entités phraséologiques suscitant automatiquement les mêmes émotions chez les interactants et conduisant vers les mêmes attitudes.

On peut et on doit se demander, à la fin de nos réflexions, quel est le rôle des émotions dans le processus de la validation des contenus antisémites ou, à l’opposé, comment elles déjouent l’impact antisémite. Assurément, l’utilisation des pragmatèmes (ce qui va jusqu’à les rendre ‘usités’), comme « Żydzie », « Chaud ananas » dans le discours marqué, raciste, y compris antisémite, renforce la vision stéréotypée des ethnies et procède, bon gré mal gré, à la construction de l’image linguistique. Un Juif sera donc visionné en tant qu’être méprisé, ou bien ironisé en tant qu’éternelle victime. Toutefois, parfois le jeu sur des connotations [1], malgré sa forme choquante et bizarre, réveille des sentiments positifs, profondément humanistes. Le dernier exemple est d’autant plus sérieux qu’il est apparu dans le discours médiatique polonais.



*Ewa Pirogowska – est docteure en linguistique romane à l’Université Adam Mickiewicz de Poznan, en Pologne ; chercheuse-enseignante dans l’Institut des Langues et Littératures Romanes. Son cercle d’intérêt est la problématique des stéréotypes linguistiques et culturels et de leur actualisation dans le discours. Elle se spécialise particulièrement en analyse de l’argumentation dans les interactions françaises et polonaises portant sur des questions juives, dans l’optique contrastive. pirogov@amu.edu.pl


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TAJFEL, Henri (Hersz, Mordche) (1974), « Social identity and intergroup behavior », Social Science Information, no 13(2), p. 65-93. (https://doi.org/10.1177/053901847401300204)

WIERZBICKA, Agnieszka (2015), « Żyd, Żydzi, Żydy, Żydki – stereotypes and judgments ingrained in the Polish language », Acta Universitatis Lodziensis. Folia Linguistica, no 49, p. 57-67. (https://doi.org/10.18778/0208-6077.49.05)


Notes de bas de page

  1. Dire « Moniko ! » (« Ô ! Monique !) semble bizarre ; le vocatif des prénoms n’étant que rarement employé au quotidien.
  2. Traduction de l’auteure : Le mot Żyd ‘Juif’ a une telle puissance. Chez plusieurs, cela provoque un sentiment de honte, de responsabilité. En outre, utilisé dans un cri, au vocatif, « Juif ! » était auparavant prononcé dans des situations de danger, dans l’insulte « Toi, juif ! ». Le vocatif a souvent une potentialité d’agression. Le slogan « Les Juifs nous manquent » sonnerait différemment. Certes, ce n’est pas uniquement le vocatif qui compte. « Norvégien, tu me manques ! » n’évoque pas de telles émotions. [...] Je crains que le public ordinaire ne voie que ce vocatif. En effet, « Tu me manques » est fort, mais « juif » est beaucoup plus fort (Kowalska, A. « Odczarujmy słowo „Żyd”. Rozmowa z prof. Jerzym Bralczykiem » in: Gazeta Wyborcza Stołeczna du 22 mars 2010, https://warszawa.wyborcza.pl/, consulté le 22 octobre 2022).
  3. International Phonetic Alphabet (IPA).
  4. L’allusion est faite à l’humoriste Popeck et au héros principal du film « Les aventures de rabbi Jacob » (1973).
  5. C’est justement le seul cas, du point de vue de l’impact prosodique, où l’emploi du signe iconique (émoticône) d’ananas est approprié car le tout constitue un véritable ensemble sémiotique.
  6. Fam. « Tu n’es pas mon pote » – le locuteur présente son avis défavorable envers les associations qui luttent contre le racisme.
  7. Référence au journaliste polonais Zygmunt Chajzer, reconnu plutôt pour son activité publicitaire, ou bien à Filip Chajzer, son fils, célébrité TV.
  8. L’orthographe, rappelons-le, est authentique, sans interventions de notre part.
  9. D’après le dictionnaire Larousse et le dictionnaire de http://www.toupie.org, un bobo (contraction de ‘bourgeois-bohème’) c’est une jeune personne cultivée, affichant son anticonformisme, appartenant à la catégorie socioprofessionnelle de personnes aisées, habitant les grands centres urbains et politiquement situées plutôt à gauche et sensibles à l’écologie.
  10. En simplifiant et en généralisant : les gilets jaunes et les partisans de Dieudonné.

COPE

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Received: 28.10.2022. Accepted: 28.01.2023.