ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 18, 2023
https://doi.org/10.18778/1505-9065.18.02

Jean-Pierre Goudaillier* Orcid

Université Paris Descartes

Vocabulaire des amours illicites en argot parisien de la deuxième moitié du XIXe siècle d’après Alfred Delvau

RÉSUMÉ

Dans la deuxième partie du XIXe siècle la prostitution à Paris se concentre essentiellement dans le quartier Saint-Georges, plus précisément dans la partie appelée Breda-Street. Les dictionnaires d’argot et / ou de langue populaire de l’époque recensent un certain nombre de termes et d’expressions, plus particulièrement le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau dans son édition de 1867. Même si le classement en différents argots proposé par l’auteur pose des problèmes (validité linguistique ?), il est possible d’utiliser ce dictionnaire comme point de départ d’une étude du vocabulaire de la prostitution des années 1850-1900, car certaines catégories proposées sont intéressantes. La presse des décennies de fin de siècle témoigne de l’utilisation de certains des termes notés par Alfred Delvau, tout comme le font des grands auteurs de la littérature, tels Gustave Flaubert, Victor Hugo et Émile Zola.

MOTS-CLÉS — Alfred Delvau, argot parisien, Bedra-Street, lexique, prostitution

The Vocabulary of Illicit Loves in Parisian Slang from the Second Half of the 19th Century According to Alfred Delvau

SUMMARY

During the late 19th century, prostitution was a prevalent issue in Paris and was mainly concentrated in the Saint-Georges district and the Breda-Street area. To understand the language and slang related to this topic, Alfred Delvau’s Dictionnaire de la langue verte, published in 1867, offers a fascinating insight. The dictionary lists various terms and expressions used by prostitutes, their clients, and other individuals involved in the trade. The classification of these slangs is debatable, but they provide a starting point for studying the vocabulary of prostitution from the 1850s to 1900s. Some of the categories proposed in the dictionary are particularly intriguing, such as the different types of prostitutes or the locations where they worked. These categories not only are valuable for language scholars, but they also have been found in literature from the time, including works of authors such as Gustave Flaubert, Victor Hugo, and Émile Zola. By studying this vocabulary, we can gain a deeper understanding of the culture and society of Paris during the late 19th century, as well as the role of prostitution in shaping it.

KEYWORDS — Alfred Delvau, Parisian slang, Breda-Street, lexicon, prostitution


Cet article a pour objectif de mettre en parallèle les termes, contenus dans l’édition de 1867 du Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, se rapportant aux amours illicites dans la deuxième moitié du XIXe siècle et ce que l’on trouve dans la littérature de l’époque (utilisation de frantext et retronews (pour la presse), entre autres). L’analyse présentée, grâce à quelques exemples sélectionnés dans le corpus du dictionnaire d’Alfred Delvau et pour certains d’entre eux retrouvés dans d’autres dictionnaires, est à considérer dans le cadre d’un projet d’étude plus vaste consacrée à la prostitution au XIXe siècle au travers de dictionnaires et d’écrits de toutes sortes, essentiellement littéraires, en langue académique, standard et populaire / argotique, ce afin de documenter les usages en vigueur. Par ailleurs, cet exposé tient à mettre en regard les appellations diverses des prostituées et certaines de leurs pratiques, ainsi que celles de leurs clients et/ou de leurs proxénètes, telles qu’elles ont été retenues par Alfred Delvau, mais aussi par d’autres rédacteurs de dictionnaires, parmi lesquels Lorédan Larchey Lucien Rigaud, Charles Virmaître.

À Paris au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, parmi les femmes aux mœurs légères qui se prostituent, on distingue les grisettes, les plus défavorisées, qui sont au bas de l’échelle, les lionnes, qui sont entretenues en règle générale par un seul homme riche et qui se situent au sommet de la pyramide, et les lorettes, que l’on peut classer entre les deux autres catégories et qui ont plusieurs ‘amants’, leurs Arthurs étant peu ou pas fortunés. « … par leur métier, mais aussi leur frottement permanent aux élites et leur confrontation aux richesses urbaines » les jeunes ouvrières « risquent…. de tomber sous la coupe de séducteurs sans scrupules » (Retaillaud, 2020 : 145). Elles œuvrent dans le quartier Saint-Georges[1] à proximité de l’église Notre-Dame-de-Lorette, d’où le surnom donné aux lorettes, principalement dans Bréda-Street et le lotissement de la Nouvelle Athènes[2].

La deuxième édition du Dictionnaire de la langue verte – Argots parisiens comparés datant de 1867 d’Alfred Delvau contient un nombre important de mots, voire de locutions ayant trait aux amours illicites dans la société parisienne de la deuxième moitié du XIXe siècle. Persiller (racoler sur la voie publique), aller voir Moricaud (aller au dispensaire), aller au trot (reprendre son ‘travail’ de prostitution) sont des mots et expressions, que l’on relève dans le dictionnaire d’Alfred Delvau. Leur emploi par les drôlesses de Bréda-Street, les grisettes, les lorettes, les gigolettes et autres gourgandines, mais aussi par les bourgeoises et les bourgeois, les ouvriers, etc. est donc attesté et un certain nombre d’items mérite d’être étudié de manière détaillée. Même si le classement en différents argots proposé par Alfred Delvau pose de réels problèmes et peut être sujet à caution quant à sa validité linguistique[3], il est possible de l’utiliser, car certaines catégories proposées s’avèrent intéressantes pour cette étude. Ainsi, il subdivise l’argot du peuple en argot des : ouvriers, bourgeois, faubouriens, gens de lettres, artistes, bohèmes, voyous, mais aussi en argot des : filles (habituées du trottoir), petites dames ou de Bréda-Street, grisettes, lorettes, entre autres. À en croire Alfred Delvau ce sont là autant de variétés d’argot, de sous-groupes, qui viendraient alimenter une sorte d’argot commun de l’époque.

Bréda-Street est décrite en ces termes : « Cythère parisienne, qui comprend non seulement la rue Bréda, mais toutes les rues avoisinantes, où s’est agglomérée depuis une vingtaine d’années une population féminine dont les mœurs laissent à désirer » (Delvau, 1867 : 59). Alfred Delvau considère que le langage spécial parlé dans ce quartier de Paris à la fin du XIXe siècle est « formé de tous les argots parisiens qui sont venus se fondre et se transformer dans cette fournaise amoureuse » (Delvau, 1867 : 59). Gustave Flaubert mentionne Breda-Street dans Madame Bovary : « L’apothicaire, autrefois, se fût bien gardé d’une telle expression ; mais il donnait maintenant dans un genre folâtre et parisien qu’il trouvait du meilleur goût ; et, comme Madame Bovary, sa voisine, il interrogeait le clerc curieusement sur les mœurs de la capitale, même il parlait argot afin d’éblouir... les bourgeois, disant turne, bazar, chicard, chicandard, breda-street, et je me la casse, pour : je m’en vais » (Gustave Flaubert, 1857 : 129).

Le cadre, le lieu parisien de la prostitution, ayant été fixé, rappelé, il importe de présenter les appellations et pratiques des personnes se livrant à celle-ci. Dans la seconde moitié du XIXe siècle le substantif putain est le terme le plus communément utilisé pour désigner une prostituée. De 1850 à 1899 on relève 23 occurrences de putain dans la littérature (cf. frantext), 2760 occurrences dans la presse (cf. retronews.fr[4]), alors qu’aucune occurrence n’est constatée pour bitumeuse et persilleuse (cf. plus loin dans le texte pour ces deux appellations) dans la littérature et que ces mêmes termes apparaissent respectivement 4 et 19 fois dans la presse pour la même période du XIXe siècle. Avec le sens de femme de mauvaise vie, putain existe déjà au début du XIIe siècle d’après le tlfi. L’ensemble des dictionnaires de langue argotique et/ou populaire du XIXe, essentiellement dans la deuxième moitié de celui-ci, comportent une entrée putain[5]. Ce qui est le cas du dictionnaire d’Alfred Delvau : « PUTAIN, s.f. Femme qui vend l’amour ‒ ou qui donne trop facilement. Argot du peuple » (Delvau, 1867 : 402). Précision : une putain comme chausson est particulièrement débauchée (idem)[6]. Gustave Flaubert nous donne son point de vue à propos de la putain : « Oui, et cent mille fois oui, j’aime mieux une putain qu’une grisette, parce que de tous les genres celui que j’ai le plus en horreur est le genre grisette » (Flaubert, 1839 : 43). Il n’est pas le seul écrivain du XIXe siècle à utiliser le terme putain, puisque Victor Hugo et Émile Zola l’emploient : « Qui se ressemble s’assemble. Il aime son Élysée, où il n’y a pas un homme qui ne soit un escroc et une femme qui ne soit une putain » (Hugo, 1885 : 1232) / « un joli métier de garder la maison, pendant que ta putain de fille est là-haut, les jambes en l’air ! » (Zola, 1885 : 1332). Ce sont les termes autres que putain, mot générique, qu’il importe d’étudier, afin d’essayer de comprendre « Un foutu métier, éreintant, contraignant les femmes à se coller avec d’ignobles michés » (Adam, 1885 : 184).

Dans le dictionnaire d’Alfred Delvau comment sont désignées par un vocabulaire spécifique les pratiques ‘amoureuses’ illicites ? Qu’en est-il des actrices et acteurs de ces pratiques ? Persiller, synonyme de raccrocher, au sens de racoler, serait couramment utilisé dans l’argot des souteneurs de filles (Delvau, 1867 : 364), aller au persil et travailler dans le persil en étant des synonymes, tout comme cueillir le persil, faucher le persil (Delvau, 1867 : 187)[7]. « … persiller pourrait bien venir de l’habitude qu’ont les filles d’exercer leur déplorable industrie dans les lieux déserts, dans les terrains vagues ‒ où pousse le persil » (Delvau, 1867 : 364). L’emploi du verbe persiller est confirmé par Charles Virmaître qui y voit, quant à lui, une déformation de pessiller, pêcher, hameçonner (Virmaître, 1889 : 82). Le substantif correspondant est persilleuse (Delvau, 1867 : 364) : « Les persilleuses appartiennent à toutes les catégories de femmes, elles se subdivisent à l’infini, chacune à sa spécialité, depuis la fille qui raccroche en équipage, jusqu’à la malheureuse qui traîne la savate et raccroche les poivrots dans les caboulots » (Virmaître, 1889 : 84).

Suivent (illustrations 1 et 2) des exemples d’utilisation de persiller et persilleuse dans la presse :

Illustration 1 : persiller
Le Figaro, 26 juillet 1882, p. 4
(document gallica/bnf/RetroNews)

Illustration 2 : persilleuse
La Dépêche (Toulouse), 29 septembre 1886, p. 3
(document gallica/bnf/RetroNews)

Une autre appellation, à savoir pierreuse[8], rappelle, elle aussi, le lieu d’exercice de celles qui se prostituent : « son nom lui vient de ce qu’elle exerce dans les lieux déserts, derrière des monceaux de démolition, etc. » (Delvau, 1867 : 370). En termes d’occurrences on en dénombre 6 dans la littérature et aucune dans la presse pour la période prise en considération. Voici un exemple d’utilisation du terme pierreuse dans la littérature du XIXe siècle : « Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et sanglantes, de la boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le désordre effaré d’une pierreuse qui sort d’une chasse de police, c’est Fanny » (Daudet, 1884 : 525). Gaston Esnaul dans son Dictionnaire des argots (1965) attribue ce terme à l’argot de la police. Il le date de 1807 et précise qu’il s’agit d’une « prostituée, opérant parmi les matériaux des bâtiments en construction, notamment du Louvre en 1802 ». Alfred Delvau signale aussi l’existence de gadoue en tant que « Fille ou femme de mauvaise vie, ‒ dans l’argot des faubouriens, sans pitié pour les ordures morales » (Delvau, 1867 : 215)[9]. Pour le tlfi, gadoue, terme populaire, vieilli désigne une « femme suspecte, salement mise, une prostituée de bas étage ». L’origine du sens de persilleuse, pierreuse et gadoue est similaire.

Autre terme, toupie, qu’Alfred Delvau présente ainsi : « Toupie, s. f. Fille ou femme de mauvaise vie, qui tourne au gré du premier venu, – dans l’argot du peuple, cruel pour les drôlesses, ses filles. Les voyous anglais emploient la même expression (gig) à propos des mêmes créatures » (Delveau, 1867 : 477). Pour le Trésor de la Langue Française, la toupie est une « personne de peu de volonté, qui subit les influences d’autrui et mène une vie dissolue » (tlfi consulté en mai 2022).

D’autres désignations mettent plutôt en avant le rôle des filles auprès de leurs souteneurs ; il en est ainsi, par exemple, de marmite signifiant « dans l’argot des souteneurs, qui n’éprouvent aucune répugnance à se faire nourrir par les filles » (Delvau, 1867 : 301). Charles Virmaître utilise ce terme dans Paris qui s’efface : « ces dames les marmites quand elles étaient jeunes, casseroles fêlées quand elles étaient sur le déclin, poêlons sans queue quand elles étaient vieilles ne chômaient pas » (Virmaître, 1887 : 119). Les marmites sont classées par les proxénètes des plus performantes à celles qui rapportent le moins comme suit : marmites de cuivre, de fonte, de carton, qui fuient, mauvaises marmites[10].

L’activité de racolage des persilleuses ou pierreuses est aussi désignée par bitumer ou faire le bitume, « raccrocher les passants, ‒ dans l’argot des filles, habituées du trottoir » (Delvau, 1867 : 43)[11], mais aussi par faire le boulevard, la rue, le trottoir, ce que décrit en termes imagés Alfred Delvau : « se promener, en toilette provocante et en crinoline exagérée, sur les boulevards élégants, ‒ dans l’argot de Breda-Street, qui est l’écurie d’où sortent chaque soir, vers quatre heures, de si jolis pur-sang, miss Arabella, miss Love, etc. » (Delvau, 1867 : 180). À propos de faire le trottoir, expression encore utilisée de nos jours[12], Charles Virmaître nous précise qu’« il n’est pas nécessaire pour faire le trottoir d’être sur le trottoir. Le trottoir est partout où la femme lève l’homme. Pendant l’Exposition de 1889, le trottoir de ces dames était le pont de l’Alma » (Virmaître, 1889 : 296). Aller au trot, dans l’argot des faubouriens, se dit d’une « fille en toilette de combat qui va « faire le boulevard » » (Delvau, 1867 : 8).

Plusieurs désignations ‘techniques’ sont précisées par Alfred Delvau à propos des divers types de filles rencontrés : « Fille d’amour : femme qui exerce par goût et qui n’appartient pas à la maison où elle exerce. Fille en carte[13] : femme qui, avec l’autorisation de la préfecture de police, exerce chez elle ou dans une maison » (Delvau, 1867 : 192). La fille en carte est aussi appelée fille à parties ou fille soumise, la fille insoumise étant une « femme qui exerce en fraude, sans s’assujettir aux règlements et aux obligations de police, ‒ une contrebandière galante » (Delvau, 1867 : 192). Surveillées par la police, les filles le sont aussi par les services sanitaires, d’où l’expression aller voir Moricaud, dont Alfred Delvau nous fournit l’explication : « aller au dispensaire, ‒ dans l’argot des filles, qui disent cela depuis une vingtaine d’années, par allusion au nom de M. Marécot, chargé de statuer sur le sort des visitées après le rapport du médecin visiteur, M. Denis » (Delvau, 1867 : 10). Dès lors, on comprend le synonyme aller à Saint Denis. Plus prosaïques on peut noter les expressions princesse de l’asphalte et princesse du trottoir, qu’Alfred Delvau attribue à l’argot des gens de lettres (Delvau, 1867 : 398). Euphémiquement petite dame serait employée dans l’argot du peuple[14] pour une « fille ou femme, grande ou petite, qui, depuis plus ou moins de temps, a jeté son bonnet par-dessus les moulins[15] et sa pudeur par-dessus son bonnet, et qui fait métier et marchandise de l’amour » (Delvau, 1867 : 366)[16].

Le milieu de la prostitution a pour fondement un trio, celui des trois M, la morue (prostituée), le micheton (client) et le maquereau (proxénète), si l’on emploie des termes plus récents. Qu’en est-il du micheton ? D’après le tlfi, miché (aussi orthographié michet, d’où micheton) avec le sens d’« amant qui paie les faveurs d’une fille » est relevé dans un texte de Mérard de Saint-Just datant de 1764 : « On appelle miché Quiconque va de nuit et se glisse en cachette Chez les filles d’amour, Barbe, Rose ou Fanchonnette »[17]. Alfred Delvau nous présente ainsi le miché : « Homme quelconque, jeune ou vieux, laid ou beau, disposé à acheter ce qui ne devrait jamais se vendre, ‒ dans l’argot des filles, qui emploient depuis longtemps cette expression » (Delvau, 1867 : 313), le micheton étant un « petit miché, homme à qui les marchandes d’amour font un rabais » (Delvau, 1867 : 314). Il existe en effet deux grandes catégories de miché : le miché de carton, qui est l’« amant de passage, qui n’offre que des gants de filoselle » et le miché sérieux, qui est le « protecteur, ou amant généreux qui offre une boîte entière de gants » (Delvau, 1867 : 314)[18]. Pour l’anecdote, il est à noter que les gants sont un moyen de paiement, réel ou fantasmé, d’où l’emploi du verbe ganter, « payer plus ou moins généreusement, ‒ dans l’argot des filles », et des expressions ganter 5½, « n’être pas généreux », et ganter 8 ½, « avoir la main large et pleine » (Delvau, 1867 : 219). Quand le client ne se montre pas généreux, on dit de lui qu’il gante dans les numéros bas et les dames de petite vertu lui attribuent, par exemple, la côte trois urges selon une échelle comportant dix échelons : « le premier urge s’emploie à propos des pignoufs ; le dixième urge seulement à propos des grands seigneurs » (Delvau, 1867 : 492). Quand une fille est amoureuse d’un miché, qu’elle n’exige rien que son amour et se passe de gants (de rémunération donc) on emploie l’expression avoir un trait pour un miché, un trait étant dans ce contexte un caprice amoureux (Delvau, 1867 : 480).

Pour ce qui est de la presse, micheton est employé, entre autres, dans l’édition du 3 juin 1894 du journal Le Mot d’ordre (cf. ci-dessous).

Illustration 3 : Micheton[19]

Alfred Delvau propose par ailleurs dans son dictionnaire un ensemble de termes relatifs aux émotions liées aux amours tant licites qu’illicites. Un chançard (Delvau, 1867 : 84) est un homme heureux non seulement en affaires mais aussi en amour. Aimer à crédit (Delvau, 1867 : 8) c’est être l’amant de cœur d’une femme entretenue. Le dardant désigne, quant à lui, l’amour d’après Alfred Delvau, qui précise que le mot est essentiellement utilisé dans l’argot des voleurs (Delvau, 1867 : 128), la daronne du dardant désignant Vénus, la mère de l’amour (Delvau, 1867 : 129)[20]. Tous ces termes, ainsi que les expressions qui ont pu en être tirées, sont désormais désuets, mais ils ont été bien ancrés dans leur époque.

Conclusion

Dans la deuxième partie du XIXe siècle, la prostitution à Paris se concentre essentiellement dans le quartier Saint-Georges, plus précisément dans la partie appelée à l’époque Breda-Street. Les dictionnaires d’argot et / ou de langue populaire de l’époque recensent un certain nombre de termes et d’expressions, ce qui est le cas du Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau dans son édition de 1867. Même si le classement en différents argots proposé par l’auteur pose des problèmes (validité linguistique ?), il est possible d’utiliser ce dictionnaire comme point de départ d’une étude plus large du vocabulaire de la prostitution des années 1850-1900, car certaines catégories proposées sont cependant intéressantes. La presse des décennies de fin de siècle (Le Figaro, La Dépêche (Toulouse), Le Mot d’Ordre, entre autres) témoigne de l’utilisation de certains des termes notés par Alfred Delvau, tout comme le font de grands auteurs de la littérature française, tels Gustave Flaubert, Victor Hugo et Émile Zola.



*Jean-Pierre Goudaillier – professeur émérite de l’Université de Paris (Paris Descartes). Ses travaux de recherche actuels se situent pour l’essentiel dans les domaines lexicographique et argotologique et sont consacrés d’une part aux usages périphériques non normés des langues, plus particulièrement du français contemporain des cités (FCC), analysés dans le cadre d’une argotologie générale, d’autre part aux pratiques linguistiques des soldats de la 1ère guerre mondiale. Il publie en 1997 à Paris la première édition de Comment tu tchatches ! – Dictionnaire du Français Contemporain des Cités (FCC) chez Maisonneuve & Larose (nouvelle édition augmentée parue en novembre 2019 : Maisonneuve & Larose / Hémisphères). De 1990 à 1999 il exerce les fonctions de Directeur de l’U.F.R. de Linguistique Générale et Appliquée de l’Université René Descartes de Paris et de 1999 à 2007 celles de Doyen de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales – Sorbonne de l’Université Paris Descartes. jeanpierregoudaill@yahoo.fr


Bibliographie

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ZOLA, Émile (1885) [édition1964, 1ère éd. Paris, G. Charpentier et Cie], Germinal, Paris, Gallimard


Notes de bas de page

  1. Situé dans l’actuel 9e arrondissement de Paris.
  2. De ce fait elles sont parfois appelées brédas.
  3. Alfred Delvau précise d’ailleurs : « Chaque fois qu’il m’a été impossible de savoir à quel argot spécial appartenait une expression, je me suis abstenu de la ranger dans telle ou telle catégorie…. » (Delvau, 1867 : XXVII).
  4. RetroNews est une plateforme dont la mission est de donner un accès privé aux archives publiques de presse issues des collections de la Bibliothèque nationale de France. Elle permet d’explorer et de partager des pages de presse parues entre 1631 et 1966 (wikipedia).
  5. La 5ème édition de 1798 du Dictionnaire de l’Académie française a une entrée putain : « Terme d’injure, qui se dit d’une fille ou d’une femme prostituée. C’est un terme malhonnête » (p. 2604). Voir aussi, entre autres, Virmaître, 1894 : 233.
  6. Cf. aussi Rigaud, 1881 : 315.
  7. Cf. aussi Larchey, 1865 : 245.
  8. Jean-Paul Colin et Jean-Pierre Mével considèrent que la pierreuse est une « prostituée des bas étage » (Colin et Mével 1990 : 479). Ils retiennent comme datation 1807 (cf. Gaston Esnault, 1965).
  9. Cf. aussi Larchey (1865 : 131).
  10. Voir à ce sujet Aimée Lucas, Vocabulaire indispensable pour comprendre le langage des souteneurs et des filles publiques, Des dangers de la Prostitution, 1841 : « Ces hommes [souteneurs] appellent ces maîtresses des marmites ; et si parmi elles il s’en trouve qui leur donnent un minime salaire, elles sont désignées sous le nom de marmites de carton. Les marmites sont taxées à une rente journalière de 2 à 5 fr » (Lucas, 1841).
  11. 1867 est la datation retenue par le tlfi qui reprend à son compte cette citation de Delvau.
  12. Cf. Colin et Mével, 1990 : 640, la prostituée étant appelée femme de trottoir.
  13. L’appellation fille en carte est utilisée en 1863 par Jules de Goncourt dans son Journal : mémoires de la vie littéraire.
  14. La catégorisation de certains vocables en argot du peuple par Alfred Delvau est particulièrement large et non opératoire dans le cas présent.
  15. Jeter son bonnet par-dessus les moulins : « dire adieu à la pudeur, à l’innocence, et, par suite, au respect des honnêtes gens, et se lancer à cœur perdu dans la voie scabreuse des aventures amoureuses » (Delvau, 1867 : 263). À noter le ton moraliste employé ici, comme dans d’autres passages de son dictionnaire, par Alfred Delvau.
  16. Lorédan Larchey retient l’expression demoiselle du bitume (Larchey, 1881 : 43). À signaler aussi le terme gadoue, peu usité, pour prostituée : « Des hommes travestis en femmes et quelles femmes ! en gadoues, en pierreuses, en putains de chemin de ronde ! » (Goncourt, 1890 : 1127).
  17. Cf. aussi Larchey, 1865 : 206.
  18. Le miché sérieux est aussi appelé bobosse (Delvau, 1864 : 44).
  19. Le Mot d’ordre, 3 juin 1894, p. 4, document gallica/bnf/RetroNews.
  20. Alfred Delveau relève barbeau pour désigner le proxénète : « Barbeau, s. m. Souteneur de filles, homme-poisson qui sait nager entre deux eaux, l’eau du vice et celle du vol » (Delvau, 1867 : 31).

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Received: 21.09.2022. Accepted: 08.11.2022.