ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 17(1), 2022
https://doi.org/10.18778/1505-9065.17.1.17

Anna Maziarczyk* Orcid

Université Marie Curie-Skłodowska

Crise économique et drame humain dans Article 353 du code pénal de Tanguy Viel

RÉSUMÉ

L’article porte sur les modalités d’investissement littéraire de la crise dans Article 353 du code pénal, le plus réaliste des romans de Tanguy Viel. En nous appuyant sur des théories de la crise, nous étudions la manière dont l’auteur parle du drame humain engendré par la récession économique et des phénomènes pathologiques qui y sont liés. Nous faisons aussi ressortir la dimension didactique du texte qui consiste à dénoncer les arnaques financières, appuyées sur une parfaite connaissance des mécanismes psychiques qui s’activent chez l’individu dans des situations critiques. Notre but est de démontrer que, par Article 353 du code pénal, Viel cherche à éclairer sur le fait que la crise existentielle déclenchée par des pertes ou des abus de confiance subis dans la vie et le sentiment d’impuissance face au destin est une épreuve encore plus accablante et dévastatrice si elle atteint un individu vulnérable qui manque de force psychique pour s’en relever.

MOTS-CLÉS – crise, fraude, drame humain, Tanguy Viel

Economic Crisis and Human Drama in Article 353 du code pénal by Tanguy Viel

SUMMARY

The article focuses on the methods of literary engagement with the crisis in Article 353 du code pénal, the most realistic novel by Tanguy Viel. Drawing on selected theories of the crisis, it analyses the way in which the author speaks of the human drama engendered by the economic recession and the pathological phenomena linked to it. It also highlights the didactic dimension of the text, which consists in denouncing of the strategies of financial scams, based on a perfect knowledge of the psychological mechanisms that are activated in an individual in critical situations. The aim of the article is to demonstrate that in Article 353 du code pénal Viel seeks to shed light on the fact that the existential crisis triggered by loss or abuse of trust suffered in life and the feeling of powerlessness in the face of destiny is an even more difficult ordeal, overwhelming and devastating if it strikes a vulnerable individual who lacks the psychological strength to recover.

KEYWORDS — crisis, fraud, human drama, Tanguy Viel


Tanguy Viel est, sans conteste, un peintre remarquable des destins contrariés et des vies effondrées ou dépouillées de sens qu’il faut reconstruire péniblement. Ses romans mettent régulièrement en scène des petites gens ordinaires, dépassées par les événements et éreintées par des espérances vaines qui n’ont pas de chances à se réaliser. Article 353 du code pénal[1] continue dans cette veine, tout en proposant une variante nouvelle du motif préféré de l’écrivain, marquant une inflexion dans son œuvre littéraire. L’action se déroule à l’époque de la grande récession des années 1990[2] qui a profondément touché nombre de pays, fragilisant leurs économies et confrontant les sociétés aux rudes épreuves des faillites, du chômage et de toutes sortes de précarités. Avec cette crise en toile de fond, Viel donne à voir le drame intime et saisissant de Martial Kermeur, ouvrier licencié du chantier naval en déclin industriel qui est devenu un assassin. Le présent article porte sur les modalités de la présentation romanesque de la crise existentielle engendrée par la crise économique dans le roman évoqué. En nous appuyant sur certaines théories de la crise (Arendt 1972 ; Morin 2012 ; Lamizet 2012), nous étudierons la manière particulièrement originale dont Tanguy Viel investit cette problématique.

Le prologue d’Article 353 du code pénal donne à voir la scène de meurtre, qui se passe en pleine mer, au milieu de nulle part, où au bruit des vagues déferlantes ne se mêlent que les cris stridents des mouettes qui volent en tous sens. Voici Kermeur, protagoniste et narrateur du roman, en train de précipiter à l’eau Antoine Lazenec, promoteur immobilier avec qui il est sorti en mer. Le roman de Viel transcrit l’interrogatoire juridique auquel l’ouvrier est soumis juste après son arrestation, où sera déterminée sa responsabilité pénale pour le crime commis.

Convoqué devant le juge pour s’expliquer sur les raisons de son acte, Martial Kermeur explicite de son mieux l’escroquerie d’Antoine Lazenec, promoteur immobilier qui lui a extorqué toutes ses économies et volé son avenir. Il a fallu beaucoup de temps à ce simple ouvrier pour découvrir comment il s’était laissé séduire par un projet qui ne devait pas voir le jour:

Maintenant, je vous raconte ça comme si j’avais eu toutes les clés en mains dès le début, mais bien sûr pas du tout, bien sûr j’étais aveugle comme saint Paul après sa chute de cheval. Et vous dire comment les choses se sont vraiment enchaînées, comment le temps s’est mis à se diluer en jours pluvieux, non, c’est comme une nappe de brouillard dont on ne sait jamais où elle a commencé à tomber, ni sur quelle portion de route elle est descendue (A, 71).

Ces aveux d’ignorance, de bêtise et de lucidité qui émaillent le récit du narrateur caractérisent un individu qui commence à sortir d’un profond ébranlement intellectuel et à comprendre les événements advenus et leur logique longtemps imperceptible. On sait bien que la notion de crise, dont l’étymologie est à chercher dans le verbe grec krinein qui signifie « choisir », « juger », « décider »[3], renvoie à l’idée de discernement dans une situation confuse, quand les choses se mettent au clair et que l’on peut les saisir par la raison. C’est cette phase de prise de conscience qu’enregistre Viel ou plutôt sa recréation orale devant la justice : laissant le narrateur reconstituer le plus fidèlement possible le processus qui l’a amené à jeter l’escroc à la mer.

Aucun remords n’accable le protagoniste qui ne regrette pas son acte et accepte le prix à payer pour l’homicide volontaire. À lire sa déposition, où passe l’histoire de sa vie racontée quelque peu chaotiquement, on découvre que Kermeur n’est pas un meurtrier terrifiant mais plutôt une victime tragique des événements qui ont déclenché chez lui une profonde crise existentielle. C’est, par ailleurs, une constante de tous les textes de Viel qui ne cesse de narrer des « histoires de perte »[4] et d’interroger les raisons des échecs dans une vie. En ce qui concerne Martial Kermeur, ces raisons sont multiples et diverses, il n’y a pourtant aucun doute qu’à l’origine de son drame personnel figure la récession économique qui frappe la presqu’île du Finistère où il habite. Elle met en branle toute une série de drames qui s’abattent sur le personnage et semblent ne jamais devoir s’arrêter. Kermeur subit « une cascade de catastrophes qui a l’air de [lui] être tombée dessus sans relâche » (A, 60) : pour cause de fermeture du chantier naval, il se voit licencier comme la quasi-totalité du personnel qui y travaillait. Le voilà à l’abri des problèmes financiers : avec l’indemnité de départ, un demi-million de francs, il peut subvenir aux besoins de sa famille et se réorienter vers une autre activité professionnelle, d’autant que le bon sens l’empêche de dépenser la totalité de la somme pour un superbe « Merry Fischer de neuf mètres de long » (A, 9). La situation le dépasse pourtant quand sa femme le quitte du jour au lendemain et que Kermeur se retrouve seul avec son fils dont il doit désormais s’occuper.

En plaçant l’action dans un Brest secoué par les répercussions de l’effondrement économique global, Viel semble écrire un de ces récits qui cherchent à dire les failles et les dérives du monde contemporain, très en vogue ces derniers temps. Il s’abstient pourtant d’adopter leurs stratégies romanesques ni ne cherche à documenter, par le biais de la fiction, cette période de turbulences qui a bousculé le pays et la société. Les descriptions des institutions en faillites, de l’infrastructure en ruine, des inégalités qui se creusent, toutes ces figurations angoissantes du monde qui prolifèrent dans la littérature « critique »[5] sont ici quasi absentes. Le roman ne thématise que très peu la récession elle-même, c’est à peine si elle se voit évoquée dans ce passage morne, centré sur l’avenir plutôt que sur l’état présent:

Dans moins de dix ans […], l’arsenal, il sera désaffecté. Dans moins de dix ans, il ne sera plus qu’un mémorial au cœur de la ville. Peut-être il y aura toujours de hauts grillages et des gendarmes à l’entrée pour qu’on n’entre pas. Peut-être on se demandera toujours ce qu’on fait à l’intérieur. Mais en réalité il sera vide, il n’y aura plus rien que des gestes oubliés, la poussière sur les machines, la foule absente (A, 24).

Pareillement, l’imaginaire de la crise économique auquel se sont intéressés Bernard Lamizet et Bertrand Gervais[6] est ici activé dans une forme rudimentaire. Le déclin de la prospérité ayant des conséquences menaçantes[7], la destruction, l’anéantissement, le vide – tous ces motifs emblématiques de la « fin radicale, complète et incontournable »[8] d’une époque n’apparaissent que dans la scène de la démolition du château municipal. Patrimoine architectural local et demeure du narrateur-protagoniste, il est abattu au bénéfice du projet de « complexe immobilier » (A, 54) censé permettre à la communauté meurtrie de retrouver la prospérité économique. Brutale et inutile, cette action dévastatrice fait visualiser avec une puissance extraordinaire les ravages qui se produisent dans les périodes de turbulences et leurs conséquences autrefois remarquées par Hannah Arendt : « À chaque crise, c’est un pan du monde qui s’en va, quelque chose de commun à tous qui s’écroule »[9]. Dans le roman de Viel, la destruction de la vieille bâtisse située à l’extrémité de la ville et symbolisant sa domination sur la mer marque la fin d’une époque, celle des idéaux socialistes auxquels adhèrent nombre d’habitants de Brest dont Kermeur, autrefois conseiller municipal dans la mairie de gauche.

Au lieu d’activer « un imaginaire de la causalité, des sources de la crise »[10], largement privilégié par la littérature à visée politique et sociale, Viel, qui s’est fait connaître comme un écrivain intimiste sans pareil, se concentre sur le sort de l’individu qui en est touché. À lire l’histoire du narrateur, on découvre avec effroi à quel point les coups du destin peuvent être terribles et écraser l’individu, surtout si, fragile psychologiquement, il se sent incapable d’affronter les épreuves de la vie. Face à ce qui lui arrive, Kermeur ne se bat pas : il ne cherche à retrouver ni un emploi ni sa vie perdue mais se résigne à son sort. Démobilisé, impuissant, Kermeur sombre dans l’inactivité, n’ayant pas, comme il le dit, la personnalité ni le dynamisme nécessaire pour « mener [sa] barque tout seul » (A, 73). Le prouvent à l’envi plusieurs épisodes de son passé qui datent surtout de l’époque où il a renoncé à être conseiller municipal afin d’avoir plus de temps pour son fils mais n’a réussi qu’à passer des journées entières à regarder bêtement la télé. Il est, en effet, un de ces êtres pusillanimes qui manifestent une « capacité à consentir à ce qui les opprime »[11] dont Viel parle constamment dans ses romans. Après le licenciement, ses efforts sont principalement orientés vers la gestion du triste quotidien, vivre au jour le jour en travaillant comme concierge au château municipal et veiller sur son fils qui grandit. Plus tard, il avouera au juge ce qui comptait le plus pour lui : « je vous dis qu’Erwan, je m’en suis bien occupé » (A, 158).

La résignation du protagoniste et son inertie existentielle ne résultent pas seulement de son manque de courage et de confiance en soi, mais dépendent également des conditions extérieures qui engendrent une ambiance de désespoir et de morosité. Dans la presqu’île où habite Kermeur, le rude climat, maussade et grisâtre, ne rend pas optimiste : brumes et brouillards épais, vents humides et pluies à l’année ont une puissance anxiogène inégalée et influent de façon néfaste sur le moral des habitants. Viel, que la critique qualifie de « peintre de la mélancolie poisseuse »[12], évoque cette impression morne par des détails suggestifs, tout en montrant que la crise économique ne fait que la renforcer. Avec la fermeture de l’arsenal, Brest tombe en décrépitude : ses maisons aux façades usées par le temps et la saleté épouvantables des rues où des déchets traînent partout trahissent que l’essor de la ville n’est qu’un souvenir lointain. La région du Finistère où se déroule l’action est un de ces endroits touchés par ce qu’Edgar Morin aurait pu appeler une « rigidité cadavérique »[13]. Ce lieu semble étouffer sous les effets conjugués de la récession et de rudes conditions environnementales, plongeant les habitants dans un marasme total. Les images de cette lassitude affleurent dans le texte où le mot « fatigue » revient régulièrement tel un refrain, soulignant le découragement général et le sentiment d’impuissance qui flottent dans l’air. Viel, qui excelle à peindre la réalité dans sa « dimension crépusculaire »[14], présente la crise économique comme son principal responsable, s’attachant à la manière dont elle se répercute pour entraîner le déclin du monde et des hommes.

Incapable de se débattre contre son sort, accablé autant par son impuissance que par la morose réalité, Kermeur mène une existence insipide et sans avenir, basée sur une stratégie d’inertie. Elle trahit mieux que tout le sentiment de confusion existentielle, de lassitude et de désorientation généralisée qui ont envahi le protagoniste après ses échecs. Kermeur n’a pas la moindre idée de ce qu’il pourrait faire d’autre qu’entretenir le gazon du parc et, dans la crainte qu’un changement ne détériore encore sa situation, sa vie est au point mort. Or, on sait bien que tant que la crise n’est pas jugulée, la vie ne peut pas reprendre son cours normal. Hannah Arendt l’a déjà signifié : « une simple persévérance sans réflexion, qu’elle agisse dans le sens de la crise ou qu’elle demeure attachée au train-train quotidien, qui croit naïvement que la crise ne submergera pas son domaine particulier, peut seulement […] conduire à la ruine […] »[15]. Précaire et fragile, la stabilité existentielle du protagoniste s’écroule à jamais avec un investissement manqué dans le secteur immobilier dont le développement aurait dû être la solution à tous les problèmes économiques de la région brestoise et une force motrice du renouveau de sa prospérité. C’est, du moins, ce qu’affirme Antoine Lazenec qui débarque un jour on ne sait d’où dans le Finistère avec le projet de créer « une station balnéaire dans la rade de Brest » (A, 38). Longtemps sceptique, Kermeur se laisse enfin séduire et place toute son indemnité de licenciement dans les affaires de Lazanec, qui ne vont jamais se concrétiser. S’en vont alors les rêves d’acquisition d’un Merry Fischer mais, avant tout, la sécurité de la petite famille dont la maison risque d’être démolie et le calme se trouve perturbé par des craintes sur l’avenir.

Ce n’est pourtant pas là que réside le véritable drame de cette histoire ; celui-ci consiste en une incapacité du père à s’insurger contre le mal, à dénoncer l’escroc tirant profit de l’ignorance des simples gens en matière de « mécanismes de placement et d’emprunt »[16] et à lui demander le remboursement de son argent. Car Kermeur n’entreprend aucune démarche cette fois-ci non plus, quoiqu’il soit à plusieurs reprises sur le point de le faire. À chaque fois, quelque force l’empêche de s’exprimer, les mots refluent avant d’être prononcés et il renonce à ses accusations, les laissant circuler uniquement dans sa tête. Une des scènes qui dénudent le mieux sa faiblesse de caractère et les hésitations qui le tiraillent est celle de sa conversation avec Lazenec sur l’annulation du contrat:

Et cela c’est totalement fou, n’est-ce pas, un type qui vous y a mis, sur la paille […] vous laisse la porte ouverte pour crier tout ce que vous pouvez directement à son oreille, et au lieu de ça vous répondez : Non, bien sûr, je ne suis pas sur la paille, mais enfin, vous comprenez… alors qu’évidemment, vous l’êtes, sur la paille, évidemment la veille vous étiez chez le banquier à négocier un découvert insondable […] (A, 104).

Certes, longtemps il entretient l’illusion que le projet va miraculeusement redémarrer et qu’à la place du « non-chantier » avec « des non-travaux » (A, 97) va s’élever un ensemble immobilier resplendissant de luxe. Mais ce qui le retient par-dessus tout, c’est la honte. Ce sentiment se voit, par ailleurs, régulièrement montré par Viel comme la cause des échecs existentiels et des critiques comme Stéphane Chaudier et Julian Négrel n’ont pas manqué de remarquer que ses personnages « vivent dans le désir et la crainte que leur être, leur nullité intime, soient révélés dans une spectaculaire apocalypse »[17]. Dans le cas de Kermeur, la honte est particulièrement paralysante et toxique : elle l’envahit progressivement, touchant des sphères de plus en plus larges de son identité pour le dominer entièrement, au plus profond de son être. Même si, au départ, elle découle du sentiment d’avoir trahi, en investissant dans l’immobilier, les idéaux socialistes auxquels il adhérait avec ses collègues, ce qui l’empêche de réagir, c’est la crainte que ne soient dévoilés ses manquements : inaptitude à prendre son destin en main, déficit d’intelligence, naïveté trop poussée. Avec le temps, s’éveillent également des remords de conscience liés à la conviction d’avoir échoué comme père censé encadrer son fils. Pleinement conscient de sa personnalité médiocre, il réalise n’être pour Erwan ni un soutien nécessaire dans la vie, ni un modèle moral ni même un parent digne d’estime:

[…] c’était lui qui s’efforçait de venir avec moi, comme pour me faire plaisir ou pire encore, ne pas crier partout sa pitié ou sa honte, parce que je sais maintenant, de n’importe où vous preniez le problème, un fils, il ne veut pas voir cela – votre faiblesse. Un fils n’est pas programmé pour avoir pitié de vous (A, 101).

Aussi, pour Kermeur, la crise n’est pas cette « brèche du temps »[18] dont parle Arendt mais, plutôt, une situation enkystée. Pris dans les filets d’une honte intense qui le paralyse, il ne peut qu’espérer que les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. Cette impuissance l’accable car il voit sa vie s’écrouler sous ses yeux et perd ce à quoi il tenait le plus – sa relation avec son fils. Qui plus est, il découvre avec effroi les dommages psychologiques subis par Erwan, privé de l’insouciance de l’enfance et confronté à des situations trop compliquées pour son âge dont chacune « est devenue une image fixe dans son cerveau, au point de faire comme la lame d’un cutter qui a fini par lui déchirer la peau ou non pas la peau mais la chair dessous […] et à la fin son visage intérieur, il fut comme lacéré » (A, 98). Sa responsabilité dans le tort fait à son propre enfant lui paraît écrasante, sans pour autant l’encourager à reprendre l’initiative. Il s’y résout seulement après qu’Erwan s’est retrouvé en prison pour s’en être pris au bateau de Lazenec : c’est ainsi qu’il a essayé, avec ses moyens d’adolescent, de régler seul son compte au promoteur véreux. Tout le tragique de l’acte de Kermeur vient de ce qu’il se produit trop tard, quand il n’y a plus rien à sauver. L’histoire que l’on découvre en entendant les confidences du narrateur révèle que ramener la crise à « l’idée de perturbation, d’épreuve, de rupture d’équilibre »[19] est dans une large partie une euphémisation. Pour les protagonistes du roman analysé, la crise n’est pas seulement une de ces sérieuses difficultés auxquelles la fortune nous confronte parfois, mais apparaît comme une puissance destructrice, une véritable « force de mort »[20] qui ruine complètement leurs vies.

Parallèlement au récit de sa vie, Kermeur livre au juge un portrait multidimensionnel de l’escroc et de ses stratégies pour appâter des victimes. Il le dénonce comme un individu ignoble qui sait parfaitement jouer des faiblesses humaines pour satisfaire ses propres intérêts. Sa manière d’agir consiste à occuper l’espace dans la ville, à sympathiser avec les personnalités influentes et à créer autour de lui une aura de confiance. Les habitants se laissent alors convaincre facilement par ses propositions immobilières, d’autant plus qu’elles sont présentées de façon suggestive. Lazenec affiche une excellente maîtrise de l’art rhétorique propre aux escrocs et autres vendeurs de châteaux en Espagne qui ne manquent pas de « puissance […] discursive »[21] pour flouer les gens crédules. Il sait adroitement manier les phrases séduisantes, son expression préférée étant « avoir du potentiel » (A, 35), qui lui sert à dérouler la vision alléchante d’une « station balnéaire dans la rade de Brest » (A, 38) et fait rêver les habitants à un avenir doré. Ses paroles portent, appuyées par des chiffres et tout un ensemble de termes économiques destinés à garantir le sérieux de l’initiative. Ce qui pourrait susciter des doutes et décourager les investisseurs, à savoir l’incertitude de la réussite de son projet, est discrètement passé sous silence, négligé par le langage dont Kermeur note un manque de nuances significatif : « Et moi j’aurais voulu ajouter des adverbes à chacune de ses phrases, des “probablement”, des “éventuellement”, des “peut-être”, du moins aujourd’hui que je raconte ça, c’est sûr que je ne manquerais pas d’adverbes » (A, 72). Si l’on y joint une excellente connaissance du psychisme humain et des techniques de manipulation censées susciter des besoins ou influer sur des attitudes, on voit tout le danger que représente Lazenec. Kermeur le compare à ces « types qui embrassent tout le monde avec un poignard dans l’autre main » (A, 63), c’est pour lui un individu cynique qui se livre avec sang-froid à des manigances lucratives pour lui et destructrices pour les autres, une véritable incarnation du mal absolu.

L’exceptionnel intérêt d’Article 353 du code pénal repose sur le fait que cette image réprobatrice de « l’initié de la crise »[22], comme Jacques Attali appelle les individus sans scrupules profitant des effondrements de marchés pour réaliser des gains, se voit doublée d’une explication littéraire de cette pathologie. Tout comme les récits engagés qui cherchent à éclairer sur les problèmes du monde moderne aveuglé par sa course au profit, Viel illustre les mécanismes des escroqueries financières. Une des particularités de la crise est qu’elle active des processus de réparation censés freiner la « progression des désordres, des instabilités, et des aléas »[23] et rétablir le fonctionnement correct du système endommagé. Or, plus la crise est profonde, plus il est difficile de trouver des dispositifs de règlement et des situations d’impasse peuvent survenir qui paralysent l’évolution des choses. On a alors tendance à se tourner vers ce que Morin appelle les « solutions mythiques »[24], pourvu qu’elles offrent une possibilité de remédier aux problèmes préoccupants et donnent de l’espoir dans un avenir meilleur.

Le promoteur visionnaire du roman de Viel est justement traité comme un tel remède aux problèmes causés par le déclin économique de la région : faute d’idée pour les résoudre, les habitants se tournent vers lui avec une confiance inconditionnelle et adhèrent naïvement à ses projets d’investissement saugrenus. On le prend pour un bienfaiteur tombant du ciel avec mission de rétablir la fortune perdue de chacun, sinon même d’assurer un âge d’or perpétuel. Le texte développe largement cet imaginaire salutaire suscité par Lazenec, exploitant à cet effet des stéréotypes culturels, des motifs littéraires connus ou les ressources du langage. « [I]l y a quelque chose en lui qui serait comme une main tendue pour nous extraire des flots » (A, 21), remarque ainsi le narrateur. Particulièrement fréquentes sont les références bibliques censées caractériser Lazenec : il est présenté comme choisi par « la providence qui le met sur notre chemin » (A, 40), on le considère d’ailleurs non seulement comme « l’envoyé d’on ne sait quel dieu pour nous sortir du marécage » (A, 22), mais comme l’incarnation même de cette force suprême, les mots « messie » ou « dieu » étant également employés pour le désigner (A, 35, 63). Sa stratégie est également précisée à travers un intertexte religieux : la parabole du Semeur, célèbre allégorie sur la diffusion de l’Évangile, évoquée pour montrer les fruits que recueille la redoutable persévérance de Lazenec en faisant céder les résistances de Kermeur. Ailleurs, l’insistance dont font preuve ses agents commerciaux est dénoncée par la comparaison qu’elle reçoit avec les méthodes propagandaires des Témoins de Jéhovah. Est enfin activé tout un champ lexical lié à l’idée de majesté, régulièrement associée aux apparitions du personnage. On constate surtout une abondance de métaphores lumineuses qui s’appuient sur la symbolique héliocentrique : architecte d’un avenir fabuleux, Lazenec l’est à tel point que « même le mot promoteur apparaissait ensoleillé » (A, 54) ; son arrivée au château municipal se fait dans des conditions météorologiques exceptionnelles puisque « la lumière […] baignait la rade » ce jour-là (A, 59) et la maquette censée visualiser son projet – au nom significatif : « Les Grands Sables » – éblouit les spectateurs par la perfection des formes au point de donner l’impression que « le soleil avait l’art de se refléter sur les vitres » (A, 46). Lazenec lui-même, bien habillé et propriétaire d’une voiture de luxe, brille par son apparence soignée, sa vision entrepreneuriale et sa personnalité charismatique, qui charment l’entourage. Nimbé de clarté et auréolé de lumière, le personnage contraste avec la noirceur du pays que plombe une lassitude générale, assimilant Lazenec à un soleil qui se lève sur une nouvelle aurore, en vrai sauveur suprême. Article 353 du code pénal rejoue magistralement le scénario de l’escroquerie régulièrement investi par Viel dans ses romans[25], sans toutefois en faire le ressort d’une intrigue prenante. Si la littérature qui a pour ambition d’envisager la réalité déroule souvent des « savoirs économiques alternatifs »[26], l’écrivain fournit ici un savoir tout à fait réel sur ce point, laissant voir les procédés de l’emprise et les processus psychologiques sur lesquels reposent les fraudes financières.

Les fictions de crise sont souvent des fictions critiques qui, à travers une forme littéraire, documentent les bouleversements d’une époque, disent ses faillites et fractures ou dénoncent les systèmes qui en portent la responsabilité. Viel, qui veut principalement « raconter des histoires »[27], comme il le dit dans une interview, investit à sa façon la problématique dans Article 353 du code pénal. Activant une image suggestive de la région brestoise plongée dans la récession économique, il narre la vie d’un ouvrier brisé par les événements. Il ne s’agit pourtant pas d’un texte traitant des malheurs et détresses d’une victime de la crise dont abonde ce genre de littérature. Article 353 du code pénal, comme tous les romans de Viel, raconte le destin d’un « perdant-né »[28] et laisse voir que la crise renvoie l’individu à ses propres démons, qu’elle ravage brutalement son existence et tout ce qu’il a péniblement construit. Cette histoire terrible et tragique se voit doublée d’un savoir – savoir concret, fût-il romanesque – sur les processus qui s’activent dans des situations extrêmes et fragilisent encore davantage les gens sans pouvoir, les exposant aux abus d’aigrefins sans scrupules. La crise est « une situation de confusion, d’incertitude, de “brumes” »[29] où il n’est pas aisé de déterminer la conduite à tenir, note Lamizet, et le mérite indéniable de Viel consiste à nous rappeler qu’elle constitue une réalité d’autant plus complexe et problématique pour des gens qui se sentent dépassés même par l’ordinaire du quotidien.



*Anna Maziarczyk est professeure de littérature française des XXe et XXIe siècles à l’Université Marie Curie-Skłodowska de Lublin. Ses recherches portent sur la narration dans les littératures contemporaines française et francophone, surtout sur les stratégies narratives, les écritures subversives et la littérature ludique. Elle a publié plusieurs articles relatifs à ces problématiques ainsi que les ouvrages Reconfigurations romanesques de Minuit : Jean Echenoz, Éric Chevillard, Tanguy Viel et Le Roman comme jeu. L’esthétique ludique de Raymond Queneau, e-mail: anna.maziarczyk@mail.umcs.pl, ORCID: https://orcid.org/0000-0001-8485-0915


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Notes de bas de page

  1. T. Viel, Article 353 du code pénal, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, dans la suite du texte désigné par A.
  2. Deux faits romanesques permettent cette datation : la fermeture de l’arsenal de Brest, force mobile de l’intrigue, qui fait écho aux événements réellement advenus en 1990 où ce port maritime a été gravement affecté par la récession mondiale et le passé socialiste du protagoniste que l’on voit dans une scène fêter la réélection de François Mitterrand. L’écrivain en parle également dans l’interview accordée à la parution du livre : T. Viel, « Habiter une langue qui a ses connivences dans le réel » (Article 353 du code pénal), entretien avec J. Faerber, Diakritik, le 8 février 2019, en ligne, https://diacritik.com/2019/02/08/tanguy-viel-habiter-une-langue-qui-a-ses-connivences-dans-le-reel-article-353-du-code-penal/, consulté le 5.03.2022.
  3. M. Revault d’Allones, La Crise sans fin. Essai sur l’expérience moderne du temps, Paris, Seuil, 2012, p. 19.
  4. J.-D. Ebguy, « “Effacer le mal” : Tanguy Viel et le réel », in Écrire, disent-ils. Regards croisés sur la littérature du XXIe siècle, éd. A. Cousseau, J.-D. Ebguy, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2012, p. 56.
  5. D. Viart, « Le moment critique de la littérature. Comment penser la littérature contemporaine ? », in Le roman français aujourd’hui. Transformations, perceptions, mythologies, éd. B. Blanckeman, J.-Ch. Millois, Paris, Prétexte Éditeur, 2004, p. 29.
  6. B. Gervais, Logiques de l’imaginaire, Montréal, Le Quartanier, 2009 ; B. Lamizet, L’Imaginaire politique, Paris, Hermes Science Publications, 2012.
  7. B. Lamizet, op. cit., p. 194.
  8. B. Gervais, op. cit., p. 13.
  9. H. Arendt, La Crise de la culture [1954], Paris, Gallimard, 1972, p. 231.
  10. B. Lamizet, op. cit., p. 194.
  11. S. Chaudier, J. Négrel, « Tanguy Viel : l’empire des passions tristes », La Revue internationale des livres et des idées, 2009, no 12, p. 55.
  12. J.-D. Ebguy, op. cit., p. 53.
  13. E. Morin, « Pour une crisologie », Communications, 2012, no 91, p. 145.
  14. R.-M. Allemand, « Tanguy Viel : imaginaires d’un romancier », @nalyses, 2008, vol. 3, nº 2, p. 308.
  15. H. Arendt, op. cit., p. 249.
  16. J. Attali, op. cit., p. 145.
  17. S. Chaudier, J. Négrel, op. cit., p. 55.
  18. H. Arendt, op. cit., p. 21.
  19. E. Morin, op. cit., p. 136.
  20. Ibid., p. 147.
  21. J. Faerber, « Le livre aveugle ou la passion anthologique dans l’œuvre de Tanguy Viel », Relief, 2012, no 6 (2), p. 83.
  22. J. Attali, La crise, et après ?, Paris, Fayard, 2008, p. 144.
  23. E. Morin, op. cit., p. 144.
  24. Ibid., p. 148.
  25. Sur ce scénario reposent, par exemple, Le Black Note, L’ Absolue perfection du crime ou Insoupçonnable. Cf. A. Maziarczyk, Reconfigurations romanesques de Minuit. Jean Echenoz, Éric Chevillard, Tanguy Viel, Lublin, Wydawnictwo UMCS, 2017, p. 189-203.
  26. G. Sicotte, « Ce que la littérature peut dire de l’économie », in Fiction et économie. Représentations de l’économie dans la littérature et les arts du spectacle, XIXe–XXIe siècles, éd. G. Sicotte et al., Québec, Presses Universitaires du Laval, 2013, p. 11.
  27. M. Pierre, « Entretien avec Laurent Mauvignier et Tanguy Viel », Publifarum, 2008, no 8, p. 2.
  28. J.-D. Ebguy, op. cit., p. 56.
  29. B. Lamizet, op. cit., p. 190.

COPE
CC

Received: 2021-10-01; Revised: 2022-02-15; Accepted: 2022‑03‑18.