ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 17(1), 2022
https://doi.org/10.18778/1505-9065.17.1.16

Magdalena Wojciechowska* Orcid

Université de Varsovie

De la crise à une réconciliation (im)possible dans l’univers houellebecquien

RÉSUMÉ

L’objectif du présent article est de démontrer que malgré le pessimisme apparent de la narration, témoignant d’une société en crise, les récits de Michel Houellebecq fournissent également des indications précieuses quant à la manière dont ces crises peuvent être surmontées, ce qui les situe parmi les ouvrages littéraires dits « réparateurs ». L’analyse des origines et des enjeux de la crise sociétale ainsi que de la manière dont celle-ci résonne dans l’univers houellebecquien constitue la première partie de l’étude et le point de départ de réflexions sur le rôle de la poétique du désordre dans la réconciliation avec soi-même et avec le monde. Les dispositifs assurant une meilleure gestion des phases critiques – l’empathie, l’ironie, l’humour – sont bien présents chez l’écrivain. L’examen d’extraits de deux de ses romans, La Possibilité d’une île (2005) et Sérotonine (2019), permettra de mieux comprendre comment y sont exploitées les possibilités qu’offrent ces outils.

MOTS-CLÉS — crise, Houellebecq, marché, postmodernité, réparation, société

From the Crisis to a(n) (Im)possible Reconciliation in the Houellebecquian Universe

SUMMARY

The aim of the article is to show that despite the apparent pessimism of the narration, reflecting the society in crisis, Michel Houellebecq’s narratives also provide valuable insights into how these crises can be overcome, which places them among the so-called “repairing” literary works. The analysis of the origins as well as of the stakes of the societal crisis and the way in which it resonates in the Houellebecqian universe constitutes the first part of the study and the starting point for a reflection on the role of the poetics of disorder in the reconciliation with oneself and with the world. The dispositions ensuring a better management of the critical phases – empathy, irony, humor – are present in Houellebecq’s works. A review of excerpts of two of his novels: The Possibility of an Island (2005) and Serotonin (2019) will provide us with a better understanding of how the possibilities offered by these tools are exploited by the author in his works.

KEYWORDS — crisis, Houellebecq, market, postmodernity, repair, society


Chacun des personnages romanesques de Michel Houellebecq est profondément ancré dans l’univers contemporain, angoissant et clivé, dans une réalité « postmoderne »[1]. En nous appuyant sur des citations provenant notamment de deux récits de l’écrivain : La Possibilité d’une île (2005) et Sérotonine (2019) – sans toutefois nous limiter à ce corpus – nous verrons quelles sont les origines de cette double crise contemporaine, concernant tout ensemble la société et l’individu, ainsi que les solutions que propose Houellebecq afin de remédier à ce malaise. Pour ce faire, aborder la question de la poétique du désordre s’impose – laquelle se manifeste à divers niveaux de l’écriture houellebecquienne – avant d’analyser des extraits représentatifs du processus de dépassement des phases critiques tel qu’il fonctionne dans ces romans, impliquant de pouvoir voir à l’œuvre chez Houellebecq une poétique de la réparation. Cette hypothèse s’oppose à la tendance générale dans les recherches sur l’écrivain, qui va dans le sens d’une interprétation plus pessimiste, voire catastrophique de ses romans[2]. La question qui sous-tend le présent travail serait donc celle de savoir s’il est possible de classer les romans de Houellebecq parmi les ouvrages dits « réparateurs ». Pour tenter d’y répondre, nous nous appuierons sur les réflexions d’Alexandre Gefen quant à la vocation et au rôle de la littérature au tournant du siècle[3].

Il est impossible de parler de la société contemporaine sans tenir compte des mutations en cours et des aléas qui la traversent à l’heure où elle vit une, pour ne pas dire des crises, dont les enjeux sont loin d’être univoques. Plusieurs phénomènes peuvent être reconnus à l’origine de cette évolution sociétale critique : la reconnaissance de la finitude des ressources naturelles, la réflexion globale sur les limites de la croissance, les crises économiques à répétition – parmi lesquelles la très dure crise financière mondiale des années 2007-2008 –, crises aussi politiques, écologique et, plus récemment, sanitaire, pour s’en tenir au plus évident. La désillusion, le désenchantement et le malaise lié au déclin de la prospérité ont suscité le besoin de repenser le monde. La société avait, dès les années 1970, période marquée par deux sévères chocs pétroliers, commencé à prendre véritablement conscience du fait que le progrès, le consumérisme et la liberté tous azimuts questionnaient ses limites et risquaient de se retourner contre elle. D’autant que la société de la seconde moitié du XXe siècle, marquée par deux guerres d’une violence inédite, était particulièrement vulnérable aux aléas de l’histoire, ayant été atteinte dans ses fondements et sentant le besoin d’une pensée nouvelle, non plus totalisante, et moins encore totalitaire, mais ouverte à l’altérité et au dialogue.

À ce contexte pesant s’ajoute la question de la condition de l’individu postmoderne avec ses revendications de liberté, de consommation et de plaisir, tout aussi importante du point de vue de l’évaluation de la situation critique actuelle. Encouragé à sans cesse s’autoanalyser et à rechercher sa propre vérité psychologique, l’homme contemporain perd progressivement ses repères et devient de plus en plus aliéné, angoissé et désemparé. C’est ce qu’avait relevé Gilles Lipovetsky[4], suivi par Zygmunt Bauman[5], tirant un diagnostic de solitude, d’aliénation, d’isolement et d’indifférence envers les autres. À cheval entre les champs du social et de l’économique, qu’il reconnaît régis par les mêmes lois, Houellebecq conçoit son approche de manière interdisciplinaire en s’efforçant de démontrer la similitude du fonctionnement du marché et de la société, tous deux soumis à la loi de l’offre et de la demande et assujettis à la soif de vendre, qu’il s’agisse d’un produit, d’un service, ou de soi-même. Dans un tel système, les désirs, constamment aiguisés, se portent sur des objets sans cesse renouvelés et demeurent inassouvis, condamnant à une insatisfaction perpétuelle un homme que l’angoisse livre à des pulsions irrationnelles et souvent destructrices.

La littérature n’ignore évidemment pas les tensions liées à la condition postmoderne. Si chaque moment historique commande une poétique nouvelle apte à exprimer l’ensemble des transformations qu’il engage, la poétique de la postmodernité relève de la discontinuité, de la fragmentation et de l’aléatoire. Morcellement du discours, recours à l’intertextualité, mélange des genres, des styles et des registres caractérisent l’écriture « postmoderne ». Or, dès les années 1960, à l’illisibilité et à l’intransitivité du Nouveau Roman de la décennie précédente se substitue une autre manière d’écrire le monde qui en périme les codes. Dès lors, les écrivains s’emparent d’autres outils pour traduire l’univers clivé et discontinu de la postmodernité quand bien même, au premier abord, la narration semble aller vers une plus grande linéarité et lisibilité que chez les Nouveaux Romanciers. Mais ce retour à une forme de continuité n’est qu’apparent ; les écrivains de l’extrême contemporain, parmi lesquels Michel Houellebecq, renoncent également à penser et à représenter le monde de manière linéaire et unifiée. Ainsi Houellebecq use-t-il largement de l’intertextualité, citant des extraits d’ouvrages divers, brisant de ce fait les codes de la cohésion narrative. Par là, ses écrits témoignent d’une crise lisible aussi dans l’écriture, miroir sensible de la société qu’elle peint.

Mais la poétique du désordre se lit aussi dans la composition de l’univers romanesque houellebecquien. Dans les années 1970, les milieux scientifiques et intellectuels ont été traversés par une onde de choc que s’attache à rendre le deuxième roman de Houellebecq, Les Particules élémentaires. L’écrivain s’inspire là de la théorie du chaos qui s’est imposée dans la deuxième moitié du XXe siècle, mettant en avant les notions d’imprédictibilité, de contingence, de discontinuité et de flou, ce qui a ouvert la voie à des pistes épistémologiques et scientifiques jusqu’alors inconnues. Le comportement des deux personnages principaux, les demi-frères Bruno et Michel, s’avère totalement aléatoire, tel le comportement des particules et des atomes dans la théorie quantique. Puisque tout est soumis à l’imprévu et au hasard, il n’est plus besoin, de prime abord du moins, d’énoncer une pensée cohérente capable de remédier aux maux et aux problèmes de la société. Toutefois, il nous faut relever la fragilité de ce type de rapprochements : extrapoler une théorie si étroitement liée à la physique quantique et l’appliquer à un comportement social est en soi une tentative hasardeuse. Nombreuses sont les voix des scientifiques et des penseurs appelant à la nécessité d’élaborer un nouveau domaine de savoir, à cheval entre les humanités et les sciences dures et capable d’intégrer tout type de connaissance. On pourrait alors répondre de manière plus adaptée aux défis des temps nouveaux marqués par l’omniprésence des machines mathématiques et des algorithmes. Pourtant, la coupure semble nette : les sciences exactes se fondent sur les chiffres et les calculs ; c’est là leur langage et le principe qui les fonde. Principe qui n’est pas transférable au domaine des sciences humaines en intégrant la totalité des données et en conservant la signification première, tout comme il serait impossible de décrire avec validité la réalité des sciences humaines à travers les formules mathématiques. Voici un autre défi pour notre temps qui reste pour le moment irrésolu et qui participe d’un clivage critique : celui de la coupure entre ces deux types de sciences d’une part et, d’autre part, la nécessité d’accéder à un domaine universel qui puisse rendre compte de la complexité extrême de la réalité contemporaine[6]. La démarche de Houellebecq consisterait-elle alors en tentative infructueuse pour concilier l’inconciliable ? C’est en tout cas l’opinion de nombreux physiciens. Rappelons par exemple la fameuse affaire Sokal, dont le but était de démontrer les abus du langage soi-disant scientifique chez les chercheurs en sciences humaines qui empruntent des concepts aux sciences « dures »[7]. Démarche qui, pour Sokal, relève du non-sens. La question n’est toutefois pas tranchée et il n’est pas exclu que, métaphoriquement parlant (au détriment, donc, de l’exactitude scientifique, soit moyennant une perte significative), le parallèle qu’effectue Houellebecq puisse ouvrir sur une dimension réparatrice. Il provoquerait un sentiment paradoxal d’harmonie motivé par la conscience de se trouver à sa juste place dans l’univers, réconcilié avec soi-même comme avec le monde. Se rendre compte que chacun participe d’un cadre existentiel qui le dépasse peut effectivement mener à une reconquête progressive du sens de la vie et à un dépassement de la phase critique. En cela, la tentative de Houellebecq s’appuie sur un mode de fonctionnement philosophique propre au roman traditionnel.

Houellebecq envisagerait-t-il donc l’écriture romanesque comme remède au désarroi ? Afin d’y voir plus clair, nous avons choisi de nous intéresser à trois extraits provenant de deux romans : La Possibilité d’une île et Sérotonine. Tous trois figurent en toute fin d’ouvrage. Quant aux romans, ils décrivent, à une quinzaine d’années d’écart, les tentatives des personnages romanesques de se délivrer du poids de l’existence, qui leur devient insupportable. L’exemple le plus radical est présenté dans Sérotonine où le narrateur, Florent-Claude Labrouste, à bout de force, décide d’en finir. Mais est-ce vraiment là un remède ? Oui, dans la mesure où cela permet d’échapper à la société et à ses fondements viciés. Mais la solution est bien illusoire, qui ne s’attaque en rien à la cause de ses maux, laissant intacte la crise de la société qui en est la source. Citons ce passage qui clôt le récit et qui se présente comme le discours d’adieu du narrateur :

Dieu s’occupe de nous en réalité, il pense à nous à chaque instant, et il nous donne des directives parfois très précises. Ces élans d’amour qui affluent dans nos poitrines jusqu’à nous couper le souffle, ces illuminations, ces extases, inexplicables si l’on considère notre nature biologique, notre statut de simples primates, sont des signes extrêmement clairs. – Et je comprends, aujourd’hui, le point de vue du Christ, son agacement répété devant l’endurcissement des cœurs : ils ont tous les signes, et ils n’en tiennent pas compte. Est-ce qu’il faut vraiment, en supplément, que je donne ma vie pour ces minables ? Est-ce qu’il faut vraiment être, à ce point, explicite ? – Il semblerait que oui[8].

La solution finale envisagée par le narrateur relève concomitamment d’un désir irrépressible d’évasion et d’une souffrance déchirante. Il tente ainsi de faire entendre que s’accrocher à ces idées dans l’air du temps ne va pas sans risque. Le libéralisme postmoderne, avec sa surabondance de choix, ses exigences irréalistes et souvent contradictoires, ses abus, mène inévitablement au désenchantement et à une perte de repères. Sous le masque du mépris envers ceux que le narrateur qualifie de « minables » se dissimule possiblement une bienveillance et une tendresse pour l’espèce humaine dont il tâche qu’elle prenne conscience des dangers qui s’attachent aux postures nombrilistes et individualistes et qu’elle fasse un pas en arrière avant qu’il ne soit trop tard, avant que s’accomplisse la sinistre prédiction concernant la fin de la société parvenue au terme de l’ère capitaliste, formulée par Bernard Maris dans son ouvrage consacré à Houellebecq[9].

Dans Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle[10], Alexandre Gefen livre des réflexions sur les pouvoirs réparateurs et consolateurs de la littérature. Il se pose la question de savoir si, après toutes les atrocités du XXe siècle, il est encore possible d’envisager la littérature comme un remède aux maux de la société, en questionnant en parallèle ses finalités et ses fondements. Dans ce contexte précis, trois notions nous semblent particulièrement opératoires : l’empathie (« [f]aculté intuitive de se mettre à la place d’autrui, de percevoir ce qu’il ressent »[11]), l’ironie (« [m]anière de railler, de se moquer en ne donnant pas aux mots leur valeur réelle ou complète, ou en faisant entendre le contraire de ce que l’on dit »[12]) et l’humour (« [f]orme d’esprit qui s’attache à souligner le caractère comique, ridicule, absurde ou insolite de certains aspects de la réalité […] »[13]). Gefen considère l’empathie comme « forme de relation et de communication in absentia avec l’autre »[14]. De même, il met en avant le potentiel hautement subversif de l’ironie. Chez Houellebecq, cette première vertu transparaît derrière le dédain apparent, ce que démontrent, entre autres, les extraits cités plus haut. Le protagoniste présente sa résolution comme un sacrifice, espérant sans doute par là que son geste ne soit pas vain. Acte à la fois empathique et ironique ? Son suicide, potentiellement « réparateur » pour les autres, relève pour lui-même d’une pure négativité : la réconciliation est-elle encore possible si, lui, n’est plus ? Quant à l’ironie, elle sert également d’outil à l’auteur de Sérotonine afin de rendre compte de l’état d’âme de son personnage ; elle génère et multiplie les paradoxes et les antiphrases, mettant ipso facto en lumière l’idée du contresens et de l’aporie. Or, le protagoniste suggère que, les choses étant on ne peut plus limpides, pourquoi faudrait-il se montrer explicite quant aux risques que font courir les postulats inhumains imposés par la société néolibérale ? L’ironie permet de se distancier de la déplaisante réalité et, ainsi, de prendre le recul nécessaire pour affronter les difficultés avec une force nouvelle, en exploitant ses ressources internes d’une manière différente, possiblement plus efficace. En outre, elle fait naître un sentiment de solidarité entre les individus, leur permettant de s’identifier des alliés chez ceux qui souffrent des mêmes maux (pour peu, évidemment, que l’ironie ne les concerne pas). Dans la gestion des situations de crise, il semble que l’usage que Houellebecq fait de l’ironie puisse se comprendre au prisme de la pensée bergsonienne, notamment rapportée à sa théorie du rire[15]. Selon Bergson, on le sait, le rire serait une sorte de régulateur qui sert de rappel à l’ordre en cas de dérapage senti comme un écart par rapport aux normes sociales en vigueur. À supposer qu’il faille considérer l’état contemporain de la société comme une aberration, signaler cet égarement à travers le rire en espérant pouvoir ainsi ramener les individus fourvoyés dans le droit chemin semble une stratégie légitime. Quelques lignes plus haut, Florent-Claude Labrouste s’est livré à une méditation sur la plaisanterie aux derniers moments de la vie. L’humour dont est imprégnée sa réflexion constitue une tentative de se distancier de la réalité qu’il juge hostile et amère :

[…] je venais de dépasser quatre-vingts kilos, mais ça n’influencerait pas le temps de chute, comme l’avaient déjà établi les remarquables expériences de Galilée, effectuées selon la légende à partir du sommet de la tour de Pise, mais plus probablement du sommet d’une tour de Padoue. – Ma tour avait également un nom de ville (Ravenne ? Ancône ? Rimini ?). La coïncidence n’avait rien d’hilarant, mais cependant il ne me paraissait pas absurde d’essayer de développer une attitude humoristique, d’envisager comme une plaisanterie le moment où je me pencherais par la fenêtre, ou je m’abandonnerais à l’action de la pesanteur, l’esprit de plaisanterie était après tout, concernant la mort, atteignable, des tas de gens mouraient à chaque seconde et ils y réussissaient parfaitement, du premier coup, sans faire d’histoires, certains en avaient même profité pour faire des bons mots[16].

L’ironie et l’humour font naître un fort sentiment de complicité avec le lecteur. Dans cette optique, il importe d’expliciter le lien entre cette connivence et l’empathie : ne sont-elles pas interdépendantes ? Rappelons que l’empathie consiste en une capacité de se mettre à la place d’autrui, impliquant de fait un rapport de complicité entre les parties. Elle apporte un sentiment de soulagement, autant pour le sujet qui l’éprouve que pour celui qui en est l’objet. Chacune de ces trois modalités discursives aurait donc une valeur réparatrice, ce que soulignait également Gefen. Ainsi pourrait-on les voir comme des outils cathartiques, la notion de catharsis étant strictement liée à la réparation et à la consolation, qui sont les deux faces de la réconciliation, quelle qu’elle soit.

Dans La Possibilité d’une île, l’écrivain propose une solution différente. La réalité dans laquelle vit Daniel25, l’un des héros du récit, est bien distincte de celle où a vécu Daniel1, son prototype. Humain d’abord, il s’est sacrifié à la science et, sous l’égide des autorités du mouvement élohimite, s’est soumis au clonage. Voici les mots de Daniel25 qui forment le dernier paragraphe du livre et qu’il prononce au terme d’un long périple supposé lui apporter des réponses décisives et le délivrer des incertitudes de sa condition :

Le bonheur n’était pas un horizon possible. Le monde avait trahi. Mon corps m’appartenait pour un bref laps de temps ; je n’atteindrais jamais l’objectif assigné. Le futur était vide […]. Mes rêves étaient peuplés de présences émotives. J’étais, je n’étais plus. La vie était réelle[17].

Le clone de Daniel1, las de mener une vie dénuée d’intérêt, se décide à sortir du cadre où il évoluait jusque-là. Il semble avoir accédé, à la toute fin du roman, à un état d’esprit qui le situe au-delà de la perception du monde communément admise. La juxtaposition de deux assertions s’excluant mutuellement (« J’étais, je n’étais plus ») donne l’impression d’un accès à une vérité supérieure, celle qui n’est abordable que par transgression et qui figure la possibilité du dépassement des souffrances ordinaires[18]. C’est donc une évasion au sens baudelairien qui est présentée dans ce paragraphe, vue comme un autre moyen de surmonter la crise vécue.

Le fait que cette constatation referme le roman est symptomatique : on ne sait rien de l’issue ni des conséquences d’une telle évasion. Il en est de même pour ce qui est du retentissement de la décision du protagoniste de Sérotonine. A-t-il accompli l’objectif qu’il s’était fixé ? La réponse à la question n’est pas vraiment claire [19].

Parallèlement, Houellebecq soulève dans plusieurs de ses romans la question de l’extinction de l’homme, méditant sur la possibilité d’une société post-humaine. Ce n’est donc pas, une fois de plus, d’une fin définitive qu’il s’agit, mais plutôt d’une nouvelle ouverture, d’un point temporel où passé et futur s’entrecroisent. Dans son article consacré à la question des rapports entre les hommes et les animaux dans l’œuvre romanesque houellebecquienne, Stephanie Posthumus[20] se focalise notamment sur ces deux romans que sont Les Particules élémentaires et La Possibilité d’une île pour analyser les enjeux d’une société post-humaine selon Houellebecq, mais une telle forme de vie collective organisée apparaît également, par exemple, dans La Carte et le territoire[21]. Le narrateur y décrit, dans une sorte d’épilogue, un paysage dominé par la nature, où la végétation – que l’espèce humaine disparue n’est plus en mesure de contenir – s’approprie le territoire jusqu’alors occupé par les Homo sapiens. Chute de l’homme donc, mais pas de la nature : le monde suit son cours habituel, une fois affranchi de la domination de l’humanité.

Dans tous les cas mentionnés, nous avons donc affaire à une fin qui n’en est pas une, à un dénouement qui n’est que symbolique. Pour le lecteur, tout se termine à cet instant précis, mais en même temps, il est libre d’imaginer une suite potentielle à l’histoire et un immense champ des possibles s’ouvre devant lui. L’écrivain laisse ainsi sous-entendre que rien n’est définitif, qu’une autre issue est toujours envisageable. À chaque fin correspond un nouveau départ, selon un adage qui semble s’imposer dans l’univers houellebecquien. Toutefois, la signification de ce recommencement est trouble puisque, désormais, l’homme ne fait plus partie de l’univers. Dès lors, comment rendre compte de ce à quoi il nous est impossible d’assister ?

Olivier Cadiot, dont les propos sont repris dans Réparer le monde de Gefen, se montre méfiant à l’égard de la vocation thérapeutique de la littérature, affirmant que celle-ci n’est en rien un remède, mais seulement une « transcription » des faits historico-sociaux passés[22]. Ne peut-on néanmoins repérer dans les romans de Houellebecq les problèmes auxquels fait actuellement face l’ensemble de la société et ne peut-on dire qu’en les exposant sous une forme plus manifeste et plus intelligible à ses contemporains, Houellebecq contribue à une prise de conscience collective qui ménage la possibilité d’un passage à l’acte afin de panser les maux de la société ? Catherine Malabou, quant à elle, souligne que la fiction ne reste pas sans effets sur nos vies mais joue un rôle important de régulateur des comportements sociaux[23]. Pour la philosophe, l’empathie, l’amour d’autrui, la bienveillance et jusqu’à l’ironie, toutes choses bien présentes dans l’œuvre romanesque houellebecquienne, nous influenceraient à leur tour, parfois sans même que l’on s’en rende compte. En outre, les paroxysmes, quels qu’ils soient, ne sont-ils pas des éléments essentiels et nécessaires de notre existence, nous permettant d’évoluer et de progresser ? C’est en tout cas l’hypothèse vers laquelle semble pencher Houellebecq : « Une vie humaine dans nos sociétés contemporaines passe nécessairement par une ou plusieurs périodes de crise, de forte remise en question personnelle »[24]. Tout compte fait, les périodes de crise ne sont pas irrévocables. Mais, pour pouvoir les surmonter, il est nécessaire d’être conscient de les traverser. Cette lucidité n’est pas facile à développer. Cependant, une fois acquise, elle aide à voir les choses en face, favorisant authenticité et sérénité. Elle permettrait donc de dépasser la phase du désordre indissociable des crises et d’atteindre celle de la réconciliation, qui caractérise les périodes de stabilité et d’équilibre. Dans cette optique, classer les romans de Houellebecq parmi les ouvrages « réparateurs », c’est-à-dire en état de remédier, dans une certaine mesure du moins, à la crise sociale autant qu’existentielle, semble tout à fait justifié.



*Magdalena Wojciechowska, doctorante à l’École Doctorale des Sciences humaines de l’Université de Varsovie. Diplômée en 2021 (parcours à l’Institut d’études romanes de la même université, spécialisation en littérature française moderne), le titre de son mémoire de maîtrise étant Le médecin (malgré lui) triomphant : la critique du paradigme médical dans « Le Médecin malgré lui » de Molière et dans « Knock ou le Triomphe de la médecine » de Jules Romains (direction de M. Kulesza). Elle a soutenu son mémoire de licence en 2019, sous la direction de M. Sokołowicz (Isabelle Eberhardt : l’histoire d’une transfuge culturelle (‘écrits intimes’)). Elle s’intéresse aux rapports entre le littéraire, le social et le politique, notamment dans la prose narrative de l’extrême contemporain, mn.wojciechowska@uw.edu.pl, ORCID: https://orcid.org/0000-0002-3141-0753


Bibliographie

Œuvres de référence :

Houellebecq Michel, La Carte et le territoire, Flammarion, 2010

Houellebecq Michel, Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998

Houellebecq Michel, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005

Houellebecq Michel, Sérotonine, Flammarion, 2019

Houellebecq Michel, Soumission, Flammarion, 2015

Sources critiques :

Bauman, Zygmunt, Płynne życie (trad. de l’anglais par Tomasz Kunz), Kraków, Wydawnictwo Literackie, 2007

Bergson, Henri, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses Universitaires de France, 1940

Cadiot, Olivier, Histoire de la littérature récente, t. I., Paris, P.O.L., 2016

Les Cahiers de l’Herne : Houellebecq, dir. Agathe Novak-Lechevalier, 2017

Gefen, Alexandre, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti, 2017

Latour, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 2006, https://doi.org/10.3917/dec.latou.2006.01

Lipovetsky, Gilles, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983

Malabou, Catherine, Les Nouveaux Blessés : de Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Paris, Bayard, 2007

Maris, Bernard, Houellebecq économiste, Paris, Flammarion, 2014

Novak-Lechevalier, Agathe, Houellebecq, l’art de la consolation, Paris, Stock, 2019

Pagès, Claire, « Les postmodernismes philosophiques en question », Tumultes, 2010, vol. 34, no 1, p. 115-134, [en ligne] https://doi.org/10.3917/tumu.034.0115, consulté le 23.09.2021

Posthumus, Stephanie, « Les Enjeux des animaux (humains) chez Michel Houellebecq, du darwinisme au post-humanisme », French Studies, 2014, vol. 68, no 3, p. 359–376, [en ligne] https://doi.org/10.1093/fs/knu079, consulté le 23 septembre 2021


Notes de bas de page

  1. Il importe de souligner que le terme « postmodernité », employé pour rendre compte de la réalité vécue par les communautés industrielles occidentales depuis les années 1960, fait parfois polémique pour les sociologues et certains philosophes. Il provoque également de nombreuses discussions au sein des milieux littéraires. Parmi ceux qui se sont montrés réticents, on peut citer J. Habermas, A. Honneth, G. Lipovetsky ou R. Rorty. Leur critique repose notamment sur la fluidité de la notion, les nombreuses contradictions dans sa définition ou encore les diagnostics erronés concernant la réalité sociale dans la seconde moitié du siècle, faits par ceux qui ont théorisé la notion. (Cf. C. Pagès, « Les postmodernismes philosophiques en question », Tumultes, 2010, vol. 34, no 1, p. 115-134. Disponible en ligne. https://doi.org/10.3917/tumu.034.0115, consulté le 23.09.2021). Toutefois, nous optons pour conserver la ligne de division entre les deux périodes dans la mesure où un changement de paradigme a incontestablement eu lieu dans la deuxième moitié du XXe siècle, à la suite duquel les repères ont été brouillés et les individus contraints de redéfinir les catégories qui jusqu’alors semblaient arrêtées.
  2. Cf. Les Cahiers de l’Herne : Houellebecq, dir. Agathe Novak-Lechevalier, 2017.
  3. A. Gefen, Réparer le monde : la littérature française face au XXIe siècle, Paris, Éditions Corti, 2017.
  4. G. Lipovetsky, L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.
  5. Z. Bauman, Płynne życie (trad. de l’anglais par Tomasz Kunz), Kraków, Wydawnictwo Literackie, 2007.
  6. Dans son essai Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (Paris, La Découverte, 2006), Bruno Latour rend compte des contradictions de notre contemporanéité, affirmant que nous fonctionnons dans une communauté où priment les objets hybrides, participant à la fois de plusieurs domaines et appartenant de ce fait à un ordre nécessitant une redéfinition continuelle des catégories et une transgression constante des frontières préalablement instaurées. Cela implique aussi le besoin pour les sciences sociales de prendre en compte les acquis des sciences exactes et vice versa, sans quoi aucun progrès réel n’est envisageable.
  7. Afin de démontrer la vanité des discours soi-disant scientifiques à l’époque postmoderne, le physicien Alan Sokal a fait publier, en 1996, un article pseudo-scientifique intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », paru dans le journal Social Text. Malgré son caractère aberrant et son inexactitude manifeste, le texte a été accepté par les éditeurs et publié dans la revue.
  8. M. Houellebecq, Sérotonine, Paris, Flammarion, 2019, p. 228-229.
  9. B. Maris, Houellebecq économiste, Paris, Flammarion, 2014, p. 119-122.
  10. A. Gefen, op. cit.
  11. Voir la définition complète sous le lien https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/empathie/28880, consulté le 17.02.2022.
  12. Voir la définition complète sous le lien https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/ironie/44252, consulté le 17.02.2022.
  13. Voir la définition complète sous le lien https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/humour/40668, consulté le 17.02.2022.
  14. Ibid., p. 153.
  15. H. Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, Paris, Presses Universitaires de France, 1940. Le narrateur du roman La Possibilité d’une île semble d’ailleurs faire allusion à la pensée de l’académicien en questionnant le côté mécanique des conduites des êtres humains mus « par une foi profonde, par quelque chose qui outrepasse l’instinct de survie » (M. Houellebecq, La Possibilité d’une île, Paris, Fayard, 2005, p. 238). De surcroît, Houellebecq semble bien préoccupé par la thématique du rire : c’est un motif qui est l’objet de nombreuses réflexions et commentaires et dont les occurrences sont nombreuses dans son œuvre, notamment dans ce roman.
  16. M. Houellebecq, Sérotonine, op. cit., p. 226-227.
  17. M. Houellebecq, La Possibilité d’une île, op. cit., p. 485.
  18. Cf. A. Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation, Paris, Stock, 2019.
  19. Notons que cette fin qui n’en est pas vraiment une apparaît aussi dans les autres ouvrages de Houellebecq : le roman Soumission se clôt par la conversion à l’islam du protagoniste, François, dont les derniers mots sont les suivants : « […] une nouvelle chance s’offrait à moi ; et ce serait la chance d’une deuxième vie, sans grand rapport avec la précédente. Je n’aurais rien à regretter » (M. Houellebecq, Soumission, Paris, Flammarion, 2015, p. 299-300).
  20. S. Posthumus, « Les Enjeux des animaux (humains) chez Michel Houellebecq, du darwinisme au posthumanisme », French Studies, 2014, vol. 68, no 3.
  21. M. Houellebecq, La Carte et le territoire, Flammarion, 2010, p. 427-428.
  22. A. Gefen, op. cit., p. 95-96 (Olivier Cadiot, Histoire de la littérature récente, t. I., Paris, P.O.L., 2016, p. 10-11).
  23. Ibid., p. 175 (Catherine Malabou, Les Nouveaux Blessés : de Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, Paris, Bayard, 2007).
  24. M. Houellebecq, Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 262.

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Received: 2021-09-28; Revised: 2022-02-15; Accepted: 2022‑03‑16.