ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 17(1), 2022
https://doi.org/10.18778/1505-9065.17.1.11

Sylwia Kucharuk* Orcid

Université Marie Curie-Skłodowska

De crise en crise − Le Roi, le rat et le fou du Roi de Matéi Visniec

RÉSUMÉ

Le présent article se propose d’analyser les différents aspects de la crise présents dans la pièce Le Roi, le rat et le fou du Roi de Matéi Visniec. Dans cette pièce grotesque, on passe d’une crise de la monarchie, située dans un univers à la fois carnavalesque et révolutionnaire, à une crise de l’humanité dans la société démocratique. La folie des dirigeants, la dégénérescence de la société, la crise de la parole et la manipulation de l’Histoire, qui est au service de la politique, tels sont les principaux visages de la crise dénoncés par l’auteur à travers les différentes formes du grotesque et autour desquels s’articule la présente analyse.

MOTS-CLÉS — crise, carnaval, révolution, Visniec, pouvoir, grotesque

From one Crisis to Another – The King, the Rat and the King’s Fool by Matéi Visniec

SUMMARY

The purpose of this article is to analyze different aspects of the crisis present in the play entitled The King, the Rat and the King’s Fool by Matéi Visniec. In this grotesque play, we move from a crisis of the monarchy, situated in a world that is both carnivalesque and revolutionary, to a crisis of humanity in democratic society. The madness of the leaders, the degeneration of the society, the crisis of the words and the manipulation of the history, which is at the service of the politics, are the main facets of the crisis, denounced by the author through the various forms of the grotesque and around which the present analysis is structured.

KEYWORDS — crisis, carnival, revolution, Visniec, power, grotesque


1. Introduction

L’œuvre dramatique de Matéi Visniec est définie par certains comme un théâtre de l’actualité, car elle présente les diverses facettes de la crise de l’humanité de nos temps, à savoir les guerres[1], les viols et les génocides qui y sont utilisés comme des armes[2], les idéologies subjuguant les esprits comme le totalitarisme[3] ou « le lavage de cerveaux » par toute sorte de manipulations dans la société de consommation au service de l’uniformisation et de la globalisation[4].

Le Roi, le rat et le fou du Roi, pièce carnavalesque par excellence, y occupe une place particulière, car elle aborde la crise du pouvoir à travers les siècles et semble constituer la quintessence de la vision visniecienne du monde d’aujourd’hui. On assiste à une révolution qui abolit la monarchie absolue, mettant ainsi fin au pouvoir concentré dans les mains d’un fou, révolution qui met tout sens dessus dessous mais qui fait naître l’espoir d’un monde meilleur, régi par les lois de la démocratie, où les droits des citoyens soient respectés. Un espoir que partageaient à l’époque du communisme les habitants de l’Europe de l’Est, dont Visniec.

Évidemment, pour mettre en place ce nouvel ordre, il faut réorganiser le monde et cela n’est pas possible sans victimes ni sacrifices, car comme le constate Edgar Morin à propos de la crise créatrice, « toute désorganisation accrue porte effectivement en elle le risque de mort, mais aussi la chance d’une nouvelle réorganisation, d’une création, d’un dépassement »[5]. La désorganisation et la réorganisation du monde décrites par Visniec dans la pièce analysée sont accentuées par le carnavalesque, mais elles aboutissent à une crise encore plus profonde qui s’inscrit dans la conception de la crisologie du philosophe français cité ci-dessus, car elle semble illustrer « une sorte de crise actuelle » qui « est engendrée par la perte de foi dans un progrès supposé apporter le bien-être à l’ensemble de l’humanité conformément à l’idéal de la philosophie européenne des Lumières ». De fait, le peuple, personnage collectif de la pièce, semble subir comme la société d’aujourd’hui les conséquences du bien-être apporté par la démocratie et le progrès jadis tant espérés.

2. Crise de la monarchie

Enfermés dans une pièce obscure qui ressemble à une cellule de prison, le Roi et son bouffon, protagonistes éponymes de la pièce analysée, ont fait l’objet « d’une terrible moquerie » (R, 5)[6]. Le Roi porte sur la tête une couronne faite d’un gâteau d’anniversaire orné de bougies. Il est assis sur une sorte de trône roulant qui ressemble à une brouette. Quant au bouffon, on l’a enveloppé dans du papier toilette et on lui a mis un ruban rouge à la hauteur de la bouche, pour en faire un cadeau d’anniversaire. Dehors, dans les rues, la révolution bat son plein sous la forme d’un carnaval. Le peuple fête la liberté retrouvée et la mort du roi, qui va être bientôt jugé et exécuté.

Il suffit de lire l’exposition de l’action présentée plus haut pour constater que la monarchie se trouve dans une crise grave, une crise du pouvoir. Cela est symbolisé, dès le début de la pièce, par la profanation de ses attributs. La vraie couronne royale et le spectre traînent aux pieds des deux protagonistes humiliés. Le peuple leur jette des ordures à la tête par la fenêtre de la cellule :

Une pluie d’ordures déferle sur le roi et sur le bouffon. On dirait qu’une grosse poubelle se renverse sur la tête des deux personnages. D’ailleurs les deux s’écroulent par terre. Dehors, la musique, les cris et les chants montent encore en intensité. Des ordures continuent à s’abattre sur les deux personnages : des confettis, des œufs, des tomates pourries, des boules de papier, des morceaux de masques (des yeux, des nez, des bouches, des langues, des oreilles géantes) etc. En quelques dizaines de secondes le Roi et le bouffon sont couverts par un tas de détritus. Le bouffon se recroqueville aux pieds du Roi et protège sa tête avec ses mains. Le roi reste digne, mais à genoux (R, 17).

Non seulement le Roi est défait de sa royauté et de sa dignité par le peuple, mais il est aussi dédaigné par le bouffon, son domestique le plus intime. Ce dernier le néglige manifestement, car la seule question qui le préoccupe est de sauver sa peau : « Majesté, ne me parlez pas car je ne vous parle pas. Entre nous, c’est fini ! Maintenant je suis libre ![7] Et je veux sortir… » (R, 9). Avec le temps, son manque de respect à l’égard du Roi devient de plus en plus évident. Il commence à lui donner des ordres et il n’hésite pas à lui crier : « Tais-toi, petit Roi » (R, 31). Il se sent supérieur au Roi et monte sur ses épaules pour regarder, par la fenêtre de la cellule, le spectacle grandiose du carnaval. Quand le Roi lui demande d’échanger les positions, il refuse en disant : « Ah, non pas question. J’ai les épaules fragiles. Ça suffit que je porte le monde sur mon dos. Et puis, ce n’est pas digne d’un Roi d’épier par la fenêtre de sa prison » (R, 16). Le bouffon manipule le Roi à sa guise. Ce dernier est une marionnette entre ses mains. Le bouffon lui donne des ordres qu’il exécute bon gré mal gré. Il lui dicte même ce qu’il doit dire, même si cela fait voir le Roi sous un mauvais jour :

Le bouffon : Dites-leur que je suis innocent.
Le Roi : Mon bouffon est innocent.
Le bouffon (il allume une deuxième bougie sur la tête du Roi et lui souffle le texte) : J’exige qu’il soit mis en liberté immédiatement !
Le Roi : J’exige qu’il soit mis en liberté immédiatement !
Le bouffon (à voix basse) : N’oubliez pas que c’est lui qui vous a fait rire !
Le Roi : N’oubliez pas que c’est lui qui vous a fait rire !
Le bouffon (il allume une troisième bougie sur la tête du roi, à voix basse) : Et il peut toujours vous faire rire ! La révolution a besoin d’un bouffon ! Si vous voulez que votre révolution réussisse, gardez le bouffon du Roi ! Toute la révolution qui réfute les anciens bouffons se dirige vers le précipice, vers l’avortement.
Le Roi (sans être forcément contre cette idée) : Triboulet, un peu de respect. Je ne peux pas dire ça.
Le bouffon : Dites-le quand même, Majesté. De toute façon, personne ne nous entend.
Le Roi : Je suis désolé, Triboulet, mais tu ne peux pas me demander ça.
Le bouffon : Allez, Majesté, faites-moi plaisir…
Le Roi (en criant) : Toute la révolution qui réfute les anciens bouffons se dirige vers le précipice, vers l’avortement.
Le bouffon : Vous voyez… Ce n’est pas aussi difficile que ça (R, 10-11).

Pour complaire à son bouffon, le Roi ajoute de sa propre volonté : « Tuez-moi, si vous voulez ! Tuez votre Roi, mais pour le bien de la patrie, gardez le bouffon du Roi, il saura toujours vous régaler ! » (R, 11). Ainsi, le bouffon est mis au rang de bienfaiteur de la Patrie comme la personne la plus importante du royaume, au détriment du Roi dont l’importance est diminuée. Leur vie à tous les deux est mise en balance, le bouffon vaut plus que le Roi, et cela, non seulement parce qu’il procure du divertissement au peuple, mais en vertu du renversement hiérarchique qui s’opère sous nos yeux. Tout d’abord, le Roi exprime la volonté d’être enterré dans le costume jaune et vert du bouffon et d’emporter dans sa tombe la marotte du bouffon au lieu du sceptre royal. En revanche, le bouffon s’approprie le costume royal. Il enfile les gants du roi pour se protéger de la saleté quand il ramasse les ordures. Il se couvre de sa cape pour se protéger du froid. Ensuite, il met ses chaussures et se coiffe même de sa couronne. À la fin de la pièce, il porte tous les vêtements du roi. Néanmoins, ce jeu de costumes ne fait que sanctionner l’ordre déjà existant. Rappelons les paroles du bouffon lorsqu’il dit qu’il porte le monde sur ses épaules. De fait, le pouvoir a toujours été entre ses mains, ce dont témoigne la citation suivante :

Le bouffon (à voix basse) : C’est lui qui a écrit mes discours, qui a soufflé les mots d’esprits, qui a fait courir le bruit que j’avais le don de la prophétie, c’est lui qui a fait de moi un vrai Roi !
Le Roi : Je suis désolé, Triboulet, mais tu ne peux pas me demander de dire ça.
Le bouffon (il recommence à lui masser la pierre de la folie) : Allez, Majesté, faites-moi plaisir…
Le Roi (en criant) : C’est lui qui a fait de moi un vrai Roi !
Le bouffon : Vous voyez, ce n’est pas aussi difficile que ça.
Le Roi (emballé, il continue à crier) : C’est lui le vrai Roi, je vous jure, vous avez la parole du Roi que c’est Triboulet, mon fou et mon bouffon, qui a été le vrai Roi ! (R,10-11)

Le Roi est un personnage grotesque. Détaché du monde réel, il se ridiculise constamment. Son manque d’intelligence est symbolisé par la pierre de la folie qui, apparemment, pousse dans son crâne et lui provoque des maux de tête, lesquels s’intensifient quand il essaie de réfléchir. À un moment donné, le Roi constate tristement : « Ma couronne ne vaut pas plus qu’une vessie de porc enflée et remplie d’une poignée de pois secs » (R, 9), ce qui résume le mieux sa situation.

3. Crise de l’humanité

L’action de la pièce commence au moment où la révolution bat son plein. Le roi et son bouffon emprisonnés, le peuple fête la fin de l’oppression dont il a été victime. Car le Roi, comme il l’avoue lui-même, « a toujours traité [son] peuple comme s’il était [son] propre chien » (R, 17), ce qui, selon lui, est valorisant. Le Roi, qui surestime ses qualités de souverain, ne comprend pas les raisons de la révolte :

Le Roi : Pourquoi, pourquoi se livrer à tant de fureur haineuse ? J’ai été la bonté même, la légitimité même. C’est moi qui ai inventé la tendresse de l’État, l’extase devant le droit naturel… J’ai été pur dans mon âme, j’ai nourri la loi morale avec cette pureté. […] J’ai toujours voulu inspirer à mes sujets l’amour viril de la vertu, l’amour vigoureux de la gloire… Les faire jouir de l’amour de la patrie, c’est tout ce que j’ai voulu. Triboulet, dis-moi que je n’ai pas été un mauvais Roi…
Le bouffon : Mais si, quand même…
Le Roi : Non, je n’ai pas été un mauvais Roi…
Le bouffon : Mais si, quand même… (R, 14)

La révolution n’est pas sanglante. Elle prend la forme d’un carnaval, d’une fête grandiose où toutes les inégalités sont abolies. Le peuple est au comble du bonheur :

Le bouffon : Ils dansent la farandole et ils chantent ! Et tout le monde s’embrasse. Les riches sanglotent dans les bras des pauvres et les pauvres pleurnichent dans les bras des riches. Ils s’étreignent et ils s’essuient les armes*[8] les uns aux autres. Les nains s’enlacent avec les géants, les gros avec les maigres, les beaux avec les laids… Les aveugles ont jeté leurs cannes blanches, et ils déambulent dans la foule, guidés par les sourds. Les estropiés sont portés sur les épaules par les soldats de la garde royale. Les voleurs, les assassins et les violeurs sont portés en triomphe sur les épaules des élèves de l’Académie des bouffons. Il paraît qu’on a proclamé l’amnistie générale. Les prisonniers et les maisons de fous ont été vidées […] Oh, Majesté, c’est dommage que vous ne puissiez pas voir ça. C’est vraiment déchirant. Le peuple et la liberté retrouvée ! C’est trop féerique pour décrire tout ça en paroles. C’est la plus divine fête des fous que j’ai jamais vue. Ils s’arrachent les vêtements, ils s’arrosent avec du champagne, il se pelotent et ils se chatouillent… Ils se roulent par terre et ils grimpent dans les arbres. Toute la ville pleure de joie. C’est la liberté totale. […] C’est le plus beau moment de leur vie » (R, 13).

Les allusions au carnaval sont explicites[9] et ce n’est pas un hasard. Car à cette joie momentanée de la liberté retrouvée, dans ce monde à l’envers où règnent le chaos et l’abolition de toutes les frontières – ce qui est perçu comme une conquête de la révolution –, succède une nouvelle crise. La révolution s’est avérée n’être qu’une fête, un événement passager, qui n’a apporté rien de constructif, sauf un peu de divertissement pour le peuple. Le paysage postcarnavalesque en dit long : les rues sont vides, pleines d’ordures et de rats. Le peuple a pris la fuite, chassé par la musique épouvantable des rats qui perfore les tympans. Le bouffon le décrit ainsi :

Le bouffon : […] le peuple a tout abandonné et s’est précipité vers la mer. Il paraît que ça a été assez violent. Dans la ville, il y a du sang partout… Les rues, les murs, les portes, les fenêtres, les toits des maisons, tout est éclaboussé par le sang des tympans pétés […] Les rats sont tellement nombreux qu’ils ont couvert toutes les rues. Pour les enjamber, il vous faut des échasses (R, 51).

La question se pose de savoir quelles sont les raisons de cette crise qui fait penser à la fin de notre civilisation, car les rats « demandent d’être reconnus comme un composant à part entière de l’être humain » (R, 43). Tout porte à croire que le peuple, qui incarne toute l’humanité, est à l’origine de cette catastrophe :

Le Roi : L’homme sécrète trop de saleté. Les rats sont inquiets. Ils ne sont plus capables de tenir le rythme de l’accumulation des saletés par l’homme. […] après leur fugue, les humains ont laissé derrière eux une montagne inrongeable d’ordures… Et que les rats ont de plus en plus de mal à dévorer tout ça, à nettoyer tout ça… (R, 43).

De quelle saleté s’agit-il ? Le Roi, qui dans un de ses rares moments de perspicacité, devient le porte-parole de l’auteur, nous donne la réponse :

Le Roi : En fait, la définition de l’homme passe par le rapport qu’il entretient avec les rats. Et chaque individu peut calculer son poids métaphysique… en rats. […] Un homme qui vaut un rat… Ça veut dire quoi ? Ça veut dire un homme dont la saleté produite nécessite l’intervention d’un seul rat. Un homme qui vaut deux rats… […] Ça veut dire que, pour cet homme, ou plutôt pour la saleté secrétée par cet homme, s’impose l’intervention de deux rats. […] C’est pareil avec la vie intérieure et la sécrétion des idées. Un homme qui, par ses pensées, réveille le dégoût d’un seul rat, pèse du point de vue métaphysique… un rat. […] Un homme qui, par ses pensées, réveille le dégoût de dix rats, pèse du point de vue métaphysique dix rats. […] Toute idée, tout produit de l’esprit peut être pesé comme ça. Il y a des idées à un rat, des idées à deux rats, des idées à treize rats, des idées à cent rats. […] Le rat est une unité de mesure fiable pour la vie spirituelle et physique de l’homme (R, 48).

La valeur de la vie spirituelle et physique de l’homme étant donc inversement proportionnelle au nombre des rats, la dégénérescence de l’humanité devient évidente.

4. Crise de la parole

Dans son étude consacrée à l’œuvre théâtrale de Visniec, Olga Gancevici observe à juste titre que « la dramaturgie de Matéi Visniec se caractérise par une crise de la communication, concrétisée, progressivement, par une décomposition du langage »[10]. Cela n’a rien d’étonnant, puisqu’il est un admirateur déclaré de Ionesco et de Beckett, qu’il considère comme ses maîtres. En abordant le problème de la communication, il s’inscrit aussi dans une tendance de l’écriture dramatique contemporaine dont parle, entre autre, Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre[11]. La crise de l’échange dialogué, ou l’adialogisme[12], devient une particularité chez Visniec, et dans la pièce analysée, le phénomène prend différentes formes dignes d’intérêt.

La crise de la communication est déjà visible dans la scène initiale. Le bouffon, enveloppé dans du papier toilette et bâillonné, reste muet et se débat comme un fou pour se libérer. Son attitude contraste avec celle du Roi qui, détaché de la réalité, poursuit son monologue et demande à un moment : « Triboulet, pourquoi tu ne me réponds jamais quand je te parle ? » (R, 7). Impassible, habitué à ne pas recevoir de réponse, il continue son monologue. Quand le bouffon réussit à se détacher et à arracher son bâillon, la communication entre les deux personnages ne s’améliore pas pour autant. Le bouffon continue de n’accorder aucune attention aux paroles du Roi, il ne s’adresse qu’à des gens qui sont censés se trouver derrière la porte de la cellule, mais qui ne lui répondent pas. Le Roi, observant ces vaines tentatives de contact, décide de répondre à la place du peuple :

Le bouffon : Vous n’allez quand même pas vous salir les mains avec le sang d’un bouffon innocent !
Le Roi (qui assume sournoisement le rôle du peuple) : Mais si.
Le bouffon (furieux): Je ne parle pas avec vous. (Il arrive à s’agripper finalement aux barreaux, mais ne réussit pas à se hisser pour regarder de l’autre côté). Je ne suis qu’un bouffon innocent ! Vous m’entendez ?
Le Roi (qui assume, de nouveau, la voix du peuple) : Non.
Le bouffon (toujours, à ceux qui sont censés être de l’autre côté de la fenêtre) : Je veux parler au Juge ! Je veux parler au Gardien en chef. Allez, laissez-moi sortir ! Arrêtez cette mascarade.
Le Roi : Dis-moi une blague, dis-moi une ânerie, Triboulet… […]
Le bouffon : Majesté, ne me parlez pas car je ne vous parle pas. Entre nous, c’est fini ! Maintenant je suis libre ! Et je veux sortir… (R,48)

En fait, les rares échanges verbaux efficaces entre les protagonistes sont ceux qui ont pour but de rompre la communication qui vient de s’amorcer, ou de passer à un discours indirect qui devient, au cours de l’action, le principal mode de communication.

Il est à noter que les deux protagonistes sont confrontés à des personnages collectifs, le peuple et les rats, avec lesquels ils essaient d’entrer en dialogue. Mais ni l’un ni les autres ne répondent. La communication est donc impossible. Dans le cas des rats, qui sont présents sur scène, ils comprennent les paroles qui leur sont adressées, mais ils peinent à se faire comprendre ; dans le cas du peuple, qui est absent sur scène, ce qui rend la communication encore plus difficile, on doute même de son existence. Les deux protagonistes sont conscients du fait que personne ne les entend, pourtant ils continuent leurs tentatives de se faire entendre, ce qui rend la situation absurde. Face à cette difficulté, ils assument des rôles d’intermédiaires : le Roi dans la conversation du bouffon avec le peuple, et le bouffon dans la conversation du Roi avec les rats. Cette dernière s’avère beaucoup plus efficace que la première. Tout porte à croire qu’il est plus facile d’entrer en dialogue avec des rats qu’avec les humains, même si ces interlocuteurs refusent de prendre la parole.

C’est la parole même, et plus précisément, son ambiguïté, qui se trouvent ainsi au centre de la problématique. La parole non seulement est par nature ambiguë, car dans la communication, il arrive qu’on lui accorde des significations différentes, mais elle fait aussi l’objet d’une manipulation. Le bouffon explique ce problème quand il prépare le dernier discours que le Roi est censé prononcer juste avant de mourir :

Le bouffon : Il faut réfléchir, Majesté. Les derniers mots d’un Roi restent gravés à jamais dans la mémoire du peuple. Ce sont des mots qui traversent les tronfières * et fécondent l’imaginaire de l’humanité. Portés par les fantasmes des peuples, vos derniers mots vont traverser aussi les siècles… Il faut un message universel, confus et énigmatique, de pardon et de sagesse.
Le Roi : Mais très bien, écris-le, alors !
Le bouffon (avance vers la rampe, adopte l’attitude du Roi et se met à déclamer) : Dites-moi une ânerie… Mais quelle pantalonnade ! Mon cousin germain Strozzi est là, lui aussi. Je te salue, cousin ! Ah, pauvre histrion, escamoteur, fripon de génie, je t’aime ! Mais fais attention aux rats ! Dorénavant ils ont le droit de chier et de pisser dans la chambre du Roi. Il faudra bouffer les cerveaux de ceux qui, tout au long de leur vie, n’ont rien compris. Il y avait une fois un peuple. Adieu ! Exorciser, vous dites ? Regardez-moi bien, je suis votre exorciste. Merci, Triboulet, je vais te faire maître de la poste aux chevaux de Paris. Le bien et le mal sont souvent voisins. Tenez, je vous prête mon chaperon de fol, vivent les arts foliants. Adieu ! […]
Le Roi : Ils me croiront fou.
Le bouffon : Peut-être, un petit peu, au début. Et puis, ils se mettront à interpréter le sens de vos paroles… Et ça ne s’arrêtera jamais… Les historiens, les philosophes, les poètes, les alchimistes de la pensée, tous vont essayer de comprendre les dernières paroles du Roi. On écrira là-dessus des milliers de pages, il y aura des bagarres universitaires à ce sujet, la flamme de l’incertitude ne s’éteindra jamais… Vos paroles deviendront prophétiques, elles seront bonnes à tout justifier, à tout comprendre, à tout mettre en doute… L’Histoire, mon petit Roi, s’écrit comme ça. Et parce qu’on doit crever, il faut qu’on leur laisse, à ces abroutis, une bombe philosophique à retardement, qui va leur exploser à la figure sans cesse, génération après génération, jusqu’à la fin des temps. L’art de l’ambiguïté essentielle c’est ça, et c’est moi, Triboulet, le fou et le bouffon royal bientôt oublié, qui aurait tout déclenché… (R, 39).

Cela nous fait penser à Ionesco et à son intention, lorsqu’il a écrit La Cantatrice chauve. Sa pièce devait être un canular, une série de jeux de mots. Mais à la grande surprise de l’auteur, elle a été prise au sérieux par la critique et a suscité maintes discussions et interprétations. Comme il l’a avoué lui-même : « Je voulais jouer avec les mots et puis tout d’un coup, je me suis aperçu qu’on donnait toutes sortes d’interprétations à ces mots »[13]. Dans le sillage de son maître, Visniec observe le même paradoxe, mais il le transpose dans le domaine de l’Histoire mise au service de la politique. Comme le constate Christine Ramat, Visniec y « met à nu la théâtralité farcesque de la parole politique »[14].

5. Conclusion

Pour conclure, on peut dire, toujours à la suite de Christine Ramat, que la pièce est « une comédie du pouvoir qui assiste à sa mort historique ». Mais pas seulement. En prenant en considération la vision du monde actuel présentée par Visniec dans son œuvre et dans ses interviews[15], on pourrait constater qu’elle reflète l’histoire de l’Europe qui, libérée du communisme, espérait un avenir lumineux reposant sur l’intégration, le libre-échange, le développement, un système de valeurs universel. Europe qui, à présent, doit se rendre à l’évidence qu’elle a raté l’occasion de rendre le monde meilleur et qui, au contraire, est devenue « une mère des frustrations »[16]. La société d’aujourd’hui, comme le peuple de la pièce analysée, se trouve face à une crise qui est « le signe d’une désillusion face à la promesse d’un développement progressif illimité. Cela ne marche pas ou cela ne marche plus, le moteur s’est enrayé, survient le scepticisme quant à l’ouverture promise d’un avenir radieux »[17].

On est enclin à constater que la fuite des humains, dans la pièce, symbolise l’incapacité de l’homme d’aujourd’hui à combattre les « effets indésirables » de la démocratie et du progrès. Déçu et impuissant, le peuple cède la place aux rats, animal dévorateur né de la bêtise humaine, ce qui symbolise le fait que l’humanité dégénérée tend vers son propre anéantissement. Visniec semble partager l’idée d’Évelyne Grossman qui constate, en se référant à la crisologie de Morin:

Nous avons longtemps cru […] que la science, la technique, l’économie pouvaient résoudre les grands problèmes du monde. Or, en dépit de bénéfices indéniables, les prétendus « effets secondaires » sont en fait cataclysmiques et les potentielles « victimes collatérales » se comptent par millions[18].


*Sylwia Kucharuk, professeure de l’université, travaille à la Philologie romane de l’Université Marie Curie Skłodowska de Lublin. Elle est l’auteure de Pirandello i Szaniawski – przyczynek do badań komparatystycznych (2011) [Pirandello i Szaniawski – étude comparative] et de Jean Anouilh. En quête de la métathéâtralité (2019). Son domaine d’intérêt est le théâtre français et francophone des XXe et XXIe siècles, e-mail: sylwia.kucharuk@umcs.pl, ORCID: https://orcid.org/0000-0002-2897-6983


Bibliographie

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Visniec, Matéi, L’Histoire des ours pandas racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort, Éditions du Cosmogone, Lyon, 1996

Visniec, Matéi, L’Histoire du communisme racontée aux malades mentaux, Éditions Lansman, 2007

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Visniec, Matéi, Migraaaants, Éditions théâtrales L’Œil du Prince, Paris, 2016.

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Wołowski, Witold, L’Adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, Towarzystwo Naukowe KUL, 2005


Notes de bas de page

  1. M. Visniec, Le mot progrès dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux, Éditions Lansman, 2007 ; Idem, Les Chevaux à la fenêtre, Éditions Lansman, 1986.
  2. Idem, La Femme comme champ de bataille ou Du sexe de la femme comme champ de bataille dans la guerre en Bosnie, Actes Sud-Papiers, 1997.
  3. Idem, L’Histoire du communisme racontée aux malades mentaux, Éditions Lansman, 2007 ; Idem, De la sensation de l’élasticité lorsqu’on marche sur des cadavres, Éditions Lansman, 2010.
  4. Idem, Théâtre décomposé ou L’homme poubelle, Éditions L’Harmattan & L’Institut Français de Bucarest, 1994 ; Idem, Migraaaants, Éditions théâtrales L’Œil du Prince, Paris, 2016.
  5. E. Morin, « Pour une crisologie », Communications, no 25, La Notion de crise, sous la direction d’A. Béjin et E. Morin, 1978, p. 161.
  6. R = M. Visniec, Le Roi, le rat et le fou du Roi, Lansman Éditeur, 2002.
  7. Paradoxalement, le bouffon se considère comme libre au moment où il se retrouve en prison.
  8. Le bouffon et le Roi aiment, parfois, « tordre » les mots.
  9. Pour en savoir plus, voir S. Kucharuk, « L’univers carnavalesque dans Le Roi, le rat et le fou du Roi », Anagnorisis, 1er décembre 2021, no 24, p. 190-201.
  10. O. Gancevici, Matéi Visniec – parole et image, Casa Cartii de Stiinta, Cluj-Napoca, 2012, p. 91.
  11. A. Ubersfeld, Lire le théâtre III, Paris, Édition Belin, p. 42.
  12. Pour en savoir plus, voir W. Wołowski, L’Adialogisme et la poétisation du texte dramatique dans le théâtre de François Billetdoux, Lublin, Towarzystwo Naukowe KUL, 2005.
  13. https://www.jstor.org/stable/389058, consulté le 13.12.2021
  14. Ch. Ramat, « Les farces politiques de Matéi Visniec », inLa farce aujourd’hui, textes réunis par M. Gally et F. Fix, Paris, CNRS Éditions, 2014, p. 114.
  15. Dans une interview accordée à Christian Auger, après avoir constaté que « le libéralisme économique, bon ou mauvais, est le seul à fonctionner », Visniec parle d’un paradoxe qu’il considère comme le plus tragique des temps modernes : « Cette merveilleuse Europe qui a inventé le progrès risque de tomber dans le piège de sa propre création. Après avoir inventé ce modèle économique et ce style de vie (basé d’ailleurs sur la démocratie, la tolérance et le respect de la différence), l’Europe l’a imposé au monde entier (il ne faut pas oublier que les États-Unis sont une création d’individus venus d’Europe). Mais voilà que sur tous les continents, les traditions s’effacent peu à peu dans la course vers l’uniformisation. Le progrès est devenu un animal dévorateur qui se nourrit de l’identité profonde de l’homme. On ne peut plus imaginer notre vie dans l’absence de cette bête, avec elle notre vie et notre identité sont exposées à tous les dangers et à tous les pièges… » Interview publiée dans M. Visniec, L’Histoire des ours pandas racontée par un saxophoniste qui a une petite amie à Francfort, Éditions du Cosmogone, Lyon, 1996, p. 90.
  16. Expression empruntée à Christophe Mory, formulée à propos de l’Europe présentée par Visniec dans Migraaaants, une pièce sur la crise migratoire. M. Visniec, Migraaaants, Éditions théâtrales L’Œil du Prince, Paris, 2016, Préface, p. VI.
  17. É. Grossman, La Créativité de la crise, Les Éditions de Minuit, Paradoxe, 2020, p. 13-14.
  18. Ibid. p. 14.

COPE
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Received: 2021-10-23; Revised: 2022-04-12; Accepted: 2022‑04‑29.