ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 17(1), 2022
https://doi.org/10.18778/1505-9065.17.1.04

Sonia Zlitni-Fitouri*

Université de Tunis, FSHST

L’ Amas ardent de Yamen Manai ou comment penser la crise politique au miroir de l’écologie

RÉSUMÉ

Il s’agit de montrer, dans cette étude, comment l’écrivain tunisien Yamen Manai, met en scène dans L’ Amas ardent les mécanismes d’une crise environnementale doublée d’une crise politique. Il y pose un double regard à la fois nostalgique sur le temps d’« avant-crise », celui d’une relation harmonieuse entre l’homme et la nature, et inquiet face à un monde en danger. Cette inquiétude écologique semble s’affirmer à travers un réalisme magique et une imagerie donnant l’impression d’un climat de « crise » générale. Ce récit, sous forme de conte, mêle en effet subtilement écologie et satire politique dans la Tunisie moderne. Le Don, un apiculteur vivant auprès de ses abeilles, loin des hommes et de l’agitation du monde, voit un jour ses ruches saccagées et ses abeilles coupées en deux par milliers. En s’interrogeant sur ce redoutable fléau, il part en quête de ce mystère dans une contrée bouleversée par le printemps arabe, en proie aux fanatiques de Dieu. L’écriture de la crise, écartant toute forme de pathos, s’appuie sur une verve ironique rappelant les contes philosophiques de Voltaire et une réflexion sur les questions environnementales qui débouche sur un imaginaire écologique.

MOTS-CLÉS — Yamen Manai, littérature tunisienne, crise politique, printemps arabe, crise écologique

L’ Amas ardent of Yamen Manai or How to Think the Political Crisis in the Mirror of Ecology

SUMMARY

The purpose of this study is to show how the Tunisian writer Yamen Manai, describes, in L’ Amas ardent, the mechanisms of an environmental crisis coupled with a political crisis. He looks at it both with nostalgia for the “pre-crisis” time, that of a harmonious relationship between man and nature, but also with concern about a world in danger. This ecological concern seems to assert itself, through a magical realism and imagery giving the impression of an atmosphere of general “crisis”. This story, in the form of a tale, subtly mixes ecology and political satire in modern Tunisia. Le Don, a beekeeper living with his bees, far from men and the hustle and bustle of the world, one day sees his hives ransacked and thousands of his bees cut in two. Wondering about this terrible disaster, he goes out searching to understand this mystery in a land upset by the Arab Spring, where God’s fanatics raged. The writing of the crisis, discarding any form of pathos, is based on an ironic wit reminiscent of Voltaire’s philosophical tales and a reflection on environmental issues that leads to an ecological fantasy.

KEYWORDS — Yamen Manai, Tunisian literature, political crisis, Arab Spring, ecological crisis


1. Introduction

Les mouvements d’insurrection qui ont eu lieu en Tunisie en janvier 2011 constituent désormais un sujet de prédilection pour les écrivains tunisiens qui attendaient judicieusement d’avoir le recul nécessaire pour en parler dans leurs récits de témoignage ou de fiction. Ils s’intéressent vivement au phénomène de mutations économique et politique de la société tunisienne. Aussi le thème de la crise a-t-il rapidement trouvé sa place dans de nombreux romans[1] tel que L’ Amas ardent[2] de Yamen Manai, paru en 2017 aux Éditions Elyzad, six ans donc après la révolution[3].

L’ Amas ardent est l’histoire d’un apiculteur, appelé le Don et vivant auprès de ses abeilles. Voyant un jour ses ruches saccagées et ses abeilles mutilées par une espèce de frelons inconnue jusqu’alors, il part à la capitale en quête d’informations sur ces envahisseurs et traverse une contrée bouleversée par le printemps arabe, en proie aux fanatiques de Dieu.

Ce qui, au départ, correspondait, dans le langage de la révolution et de la post-révolution, au rêve d’asseoir, en Tunisie, une démocratie voire l’idée même de démocratie, qu’elle soit occidentale, participative, représentative ou autre, verse, dans le roman de Manai, dans le discours de la crise. Nous tenterons, justement, de montrer comment l’écrivain tunisien met en scène dans L’ Amas ardent les étapes d’une crise environnementale doublée d’une crise politique en les situant dans un rapport de cause à effet pour ensuite interroger la formulation littéraire d’un choc succédant à l’insurrection du « printemps arabe » et annonçant le spectre d’une crise qui s’installe dans la durée car ces nouvelles libertés favorisent également la montée de l’intégrisme et l’apparition de nouveaux comportements sociétaux.

Nous nous efforcerons enfin de montrer comment l’écriture de la crise, dans ce roman, écarte toute forme de pathos et s’appuie à la fois sur un discours allégorique rappelant les fables de La Fontaine et sur une verve ironique rappelant les contes philosophiques de Voltaire.

2. L’écologie comme métaphore de la crise politique

En quoi sa propre époque est-elle, selon Manai, une époque de crise ? L’on sait que les crises sont à l’origine de changements d’un état vers un autre. Bien que le personnage de L’ Amas ardent vive éloigné des hommes, il commence à observer une transformation du paysage ambiant et un changement dans l’attitude des villageois. Les signes de la crise sont a priori perceptibles dès les intitulés des cinq chapitres qui constituent le roman[4].

L’auteur construit son roman sur un parallélisme : d’un côté, un hymne à l’environnement rendu à travers cette relation fusionnelle entre l’apiculteur et ses abeilles qu’il appelle « ses filles ». Le Don nous en propose un tableau idyllique : « L’environnement était idéal et un tel nectar était la juste récompense de cette harmonie entre l’homme et la nature » (A, 25) et, d’un autre côté, les prémisses d’une démocratie naissante vécue par les Tunisiens comme une aubaine et une conséquence attendue de la révolution : « Après des décennies de dictature, ce peuple avait surpris son monde. Il s’était soulevé, avait réalisé la révolution et appelé à l’auto-détermination et à la démocratie » (A, 18). Seulement, le Don va très vite déchanter. Il est confronté à deux événements inhabituels : le saccage de ses ruches et l’invasion de son village par des caravanes électorales. Mais ce qui aurait pu être annonciateur d’une démocratie en marche, prometteur d’un avenir meilleur, puisque l’on ira au fin fond de la Tunisie pour faire prendre conscience aux paysans de l’importance de voter, de leur expliquer que le vote est la fois un droit et un devoir, eux qui sont plutôt rompus aux choses de la terre et qui ignorent tout de ce processus, devient donc source de perplexité et d’inquiétude. Ce qui fera dire au narrateur, sur un ton un peu ironique, après le discours du politicien : « Très chers citoyens, les temps ont changé » / « Les villageois étaient tout chamboulés. Pour la plupart, ils n’avaient même pas choisi leur conjoint qu’il leur fallait aujourd’hui choisir par qui ils allaient être gouvernés » (A, 29).

Afin de mieux configurer la crise socio-politique, Yamen Manai la fait relayer, sur le mode de l’analogie, par une crise écologique afin d’en souligner davantage l’acuité. Il serait intéressant d’examiner comment l’écrivain tunisien construit d’abord un discours écopoétique, lequel va glisser subrepticement vers une satire socio-politique.

L’auteur a consacré des pages entières à la description du monde des abeilles, leur mode de fonctionnement, la relation fusionnelle entre l’homme et la nature, une nature vierge et abondante. Il plonge le lecteur dans une sorte d’osmose qui englobe homme, faune et flore dans un cadre pastoral des plus lyriques : « les butineuses oscillaient entre les ruches et le maquis où elles s’enivraient de marrube, de myrte et d’acacia. Le battement de leurs ailes montait au ciel en une prière collective qui rendait grâce à Dieu » (A, 117). Nous décelons dans cette citation comme une volonté chez l’auteur de se situer dans ce besoin de repenser l’inscription de l’homme dans son environnement afin d’assurer un certain équilibre à l’homme comme à la nature.

Cependant, l’auteur met en exergue une cruelle réalité, premier symptôme de la crise : comment ce pays regorgeant d’atouts naturels, appelée jadis « le grenier de Rome » ou encore « La Tunisie verte », peut-il présenter un paysage aussi désolant à la ville comme à la campagne car toutes ces descriptions n’évoquent la douceur de vivre au contact des abeilles et de la nature que pour mieux stigmatiser l’âpre réalité du paysage à la fois campagnard et urbain. Par des retours en arrière ou par des constats au présent, le personnage dépeint le cadre environnant d’une manière contrastée. En effet, si dans son village et « dans leur terre, les paysans ne répandaient que de la bouse de vache et sarclaient à la main les mauvaises herbes. Loin de l’agriculture massive, de ses champs uniformes et de ses pesticides mortels » (A, 25), « la verdure est en voie d’extinction, les plages sont polluées » (A, 18) et les steppes sont arides et asséchées. Plus loin, la ville devient cet espace lugubre, morne et sale : « Les poubelles débordaient et les hommes leur disputaient leur place sur les trottoirs » (A, 26). En outre, les pâturages, les collines, les champs de blé, le miel des abeilles ne sont pas susceptibles de faire oublier au lecteur la description de la condition de vie misérable des villageois, le manque de provisions, la pénurie en eau et en électricité affectent l’intérieur du pays. Elle laisse prévoir une crise économique qui sévit dans le pays et touche surtout ces contrées oubliées et marginalisées que l’on appelle d’ailleurs en Tunisie « les zones d’ombre ». L’équilibre précaire assuré par cette conscience aiguë de la nécessité de prendre soin de son environnement, qui est presque innée chez les habitants de Nawa et chez l’apiculteur, va être fragilisé, secoué par une menace étrangère : ses ruches sont envahies par des frelons géants, étrangers, une race inconnue de lui – l’invasion des frelons asiatiques et le massacre des abeilles du Don. À l’attaque des ruches, toute la colonie a été décimée et les abeilles massacrées. Le personnage crie à la crise écologique, car les abeilles assurent un équilibre de l’écosystème, non seulement parce qu’elles fabriquent du miel, mais surtout parce qu’elles pollinisent les arbres et assurent aux paysans une bonne récolte et, donc, de quoi survivre.

Mais cette agression des frelons n’est pas la seule étrangeté dans l’histoire récente de Nawa. Parallèlement au drame écologique qu’est en train de vivre le personnage principal, le « printemps arabe » bat son plein dans le pays. Le Beau qui dirigeait la nation s’étant enfui, des élections nationales véritablement démocratiques sont organisées. Afin d’inscrire les paysans sur les listes électorales, des caravanes sillonnent les régions les plus reculées. Peu de temps après, c’est une tout autre sorte de caravanes qui débarque avec des hommes barbus affublés de tuniques et arborant un drapeau noir estampillé d’un pigeon… Le paysage socio-politique change vertigineusement, prend des apparences inquiétantes, importées d’ailleurs et rappelant une époque révolue : « Les références à ce temps révolu ne s’arrêtaient pas aux barbes et aux habits, ces ornements étaient sublimés par un langage d’époque, foisonnant de mots sacrés, miroir d’une rhétorique rigoriste que les Nawis ne tarderaient pas à découvrir » (A, 42).

Quand on sait que la Tunisie, de par son histoire, a toujours été terre d’accueil, de métissage et de tolérance[5], que la politique post-indépendance, favorable à la laïcité, a encouragé l’ouverture à l’Occident, la mixité, a affranchi la femme du carcan des traditions arabo-musulmanes, l’on comprend l’étonnement, voire le choc, du Don en voyant défiler devant lui des femmes de « noir nippées » et des hommes barbus et « flanqués de longues tuniques et de coiffes serrées. Tous le saluaient en récitant moult et moult prières sur des prophètes qu’il connaissait et d’autres qu’il ne connaissait pas. Plus rien ne lui était familier » (A, 62). Ainsi aux belles pages poétiques et presque naturalistes du microcosme apicole se mêle désormais le portrait mordant d’une Tunisie qui se cherche, pire qui vacille ! Le désenchantement du personnage est résumé dans ce constat amer teinté d’ironie : « Mais la montagne accoucha d’une souris barbue et le parti de Dieu se hissa au pouvoir. […] Le pays resta scotché dans la misère et sa jeunesse dans le chômage, alors que la violence d’une frange de radicaux et leurs discours de haine proliférèrent avec la complaisance des gouvernements. Du rêve de prospérité et de tolérance, il ne resta de la fragile démocratie que le droit illusoire de dire merde ». L’auteur fait bien sûr allusion, à la liberté d’expression, seul acquis de la révolution.

Le scepticisme du personnage principal et son manque d’intérêt pour la chose publique reflètent un certain malaise dans cette démocratie nouvelle. Il y avait une croyance forte dans certains milieux que la révolution devait apporter des solutions radicales aux nombreux problèmes sociaux comme le chômage, les inégalités régionales, la précarité et l’exclusion. Il faut dire que cette conviction a été nourrie par de nombreux discours politiques populistes et des vendeurs d’illusions qui ont fait les promesses les plus folles lors des campagnes électorales et ont fait naître un espoir qui s’est rapidement transformé en un grand désenchantement. Le Don a très vite compris que toutes ces promesses étaient une stratégie machiavélique et calculée pour remporter les élections. Il en ressort une représentation désabusée de la démocratie et une mise en scène, dans L’ Amas ardent, du processus démocratique récemment acquis qui frôle la caricature ; car il est sous-tendu de démagogie religieuse et de manipulation du peuple : « Quand viendra l’heure du vote, votez pour le parti de Dieu. […] une fois dans l’isoloir, vous cochez ici, cochez le pigeon ! Expliqua-t-il. Le pigeon était l’emblème du parti de Dieu » (A, 45). Le Don se rend très vite à l’évidence : cette « fameuse » démocratie que l’on fait miroiter comme un butin de guerre appartient à celui qui y met le prix. Quelle différence y a-t-il alors entre la dictature d’hier, celle du parti unique, et la dictature d’aujourd’hui, celle du parti de Dieu ? Le peuple affamé et privé des premières nécessités succombe vite à la tentation et tombe dans le piège d’une pseudo-démocratie : « La semaine qui séparait cette visite des élections fut douce au village. La nuit, les Nawis dormirent le ventre plein, sous des couvertures chaudes, et au réveil, ils revêtirent des tuniques neuves. Le jour dit, tous ceux qui étaient en âge de voter pointèrent à la première heure et cochèrent le pigeon » (A, 46). Une telle situation interdit que l’on considère la démocratie comme une notion stable. C’est que l’auteur tunisien questionne le principe même de la représentation démocratique dans l’imaginaire collectif. La crise naît, en effet, d’une conscience aiguë de cette inadéquation entre ce qui est souhaité, désiré, rêvé et ce qui existe réellement. Il y va, en somme, d’une crise de la représentation d’une démocratie voulue, voire idéalisée, qui débouche sur une crise affectant la rationalité, semant le doute, le soupçon, qui conduirait à la dissolution, à la destruction de cette notion nouvellement acquise. L’auteur déconstruit l’idée que l’on se fait de la démocratie. Dès lors, l’attitude et les agissements de la nouvelle classe politique constituent un indicateur intéressant sur le choc des cultures :

Depuis l’avènement au pouvoir du parti de Dieu, sous son regard indifférent et souvent complice, des groupes de pression se sont créés. Ils rongent en souterrain les fondements de notre culture. Ils y greffent une mouvance inédite, sèche et aride comme le vent du désert où elle est née et implantent ici et là des drapeaux noirs et des références importées. Ils rejettent l’idée d’un État-nation souverain, s’en prennent à ses symboles et à ses représentations (A, 159).

Si le spectacle de l’organisation du monde des abeilles, de leur hiérarchie si bien huilée, de leur solidarité et de leur entente invitait métaphoriquement à une projection par procuration dans une Tunisie démocratique, ouverte, solidaire, la présence du frelon asiatique est annonciatrice du danger venu de l’étranger qui guette ce peuple, symbolise l’idéologie wahabite. Dans sa représentation de la démocratie, l’auteur en propose une autre acception : celle d’une démocratie faite sur mesure, créée par des marionnettistes tirant les ficelles, des joueurs d’échecs déplaçant des pions au gré de leurs humeurs et de leurs ambitions. Yamen Manai annonce en effet la couleur dès le chapitre d’ouverture en mettant en scène un politicien italien et un Prince du golfe Persique, en train de décider du sort de la Libye et de son leader, de celui de la Tunisie dont la « position géostratégique demeurait alléchante : à droite comme à gauche, deux immenses étendues d’hydrocarbures que les puissants du monde, sans exception, avaient en ligne de mire » (A, 18). À lire ces lignes, le lecteur s’aperçoit très vite que la démocratie est une supercherie, un jeu d’échecs créé par les puissants de ce monde, un miroir aux alouettes : « Qu’y a-t-il de plus facile à détourner que la démocratie ? précise le Prince – et d’ajouter – Comme la plupart des choses du domaine de l’Homme, la démocratie était avant tout une affaire d’argent, et le prince n’en manquait pas » (A, 18). Les dés sont jetés. Le prince du Qafar soutiendra son poulain, un cheikh, membre éminent d’un parti islamiste, et lui fera gagner les élections afin de réhabiliter les préceptes de l’Islam, non pas celui prôné par Bourguiba, mais celui des wahabites.

Crise donc de cette démocratie si jeune, malmenée à l’état embryonnaire ; mais les périodes de transition véhiculent avec elles ces doutes et ces interrogations, l’espoir aussi. Yamen Manai en parle avec beaucoup de lucidité sans que son discours ne tombe dans le pathos, ce dont je parlerai dans la partie suivante. À cette double crise à la fois écologique et politique au cours de laquelle l’équilibre de la situation initiale est détruit, le Don propose de résister par le savoir et l’éducation, la lutte contre les forces de l’argent et l’obscurantisme fanatique, la nécessité du rassemblement de toutes les bonnes volontés, par la solidarité à la manière de L’ Amas ardent que forment les abeilles pour protéger leur reine et défendre leur ruche, par une aptitude à résister aux menaces étrangères en fortifiant une capacité d’adaptation. Dans ce geste du Don qui le pousse à libérer les frelons asiatiques pour prendre d’assaut les terroristes, la nature prend sa revanche sur la violence humaine. Le lecteur passe alors aisément du contrat social de Rousseau au XVIIIe siècle, qui se fait d’homme à homme, au contrat naturel de Michel Serres au XXe s., qui se fait entre l’homme et la nature, l’homme et le monde. Ce sont toutes ces valeurs et bien d’autres encore qui sont prônées au fil des pages de L’ Amas ardent, où se mêlent l’humour, l’ironie et l’inquiétude.

3. La poétique de la crise

On remarquera, dans L’ Amas ardent, que la littérature possède ce pouvoir de restituer le choc de la double crise écologique et démocratique ainsi que la puissance du désenchantement en les atténuant par le recours à une écriture reprenant les schèmes narratifs du conte innervée d’une verve ironique des plus déstabilisantes.

Dès l’incipit, le narrateur nous parle d’un pays dont il tait le nom ; un pays qui a connu récemment une insurrection populaire donnant naissance à un printemps arabe. Cela aurait pu être la Syrie, l’Égypte ou la Libye, mais certains détails historiques sont autant d’indices qui semblent tous désigner la Tunisie, terre natale de l’écrivain. Cette manière de brouiller les pistes traduit chez l’auteur de L’ Amas ardent une volonté d’inscrire son récit dans une vieille tradition de la poésie arabe qui consistait à parler d’une personne sans la nommer comme, par exemple, la bien-aimée dont on ne déclamait pas le nom dans le poème afin d’éviter les représailles de sa famille. Toute la subtilité de Manai consiste à parsemer le récit de doute, en ne rattachant le village de Nawa, somme toute inventé, à aucune géographie réelle, existante, afin de maintenir le suspens typique du conte.

En outre, le travestissement des noms tels que le Prince de « Qafar » pour Qatar, « Le Beau » pour Ben Ali, « Le vieux » pour Bourguiba, « Mamar » pour Maamer Gadafi [Mouammar Kadhafi], « Silvio Cannelloni » pour Silvio Berlusconi ; un travestissement qui va jusqu’à la caricature ajoute une dimension parodique à l’écriture qui se base sur le détournement, l’amplification, les jeux de mots. En témoignent le mot Qafar dont la sonorité évoque le cafard et qui signifie en arabe « mécréant » alors que le wahabisme se considère comme le plus proche des préceptes musulmans, le mot « cannelloni », quant à lui, renvoyant à la cuisine italienne et la pâte farcie, d’où cette image de démocratie farcesque. Toutes ces pratiques ludiques rappellent inéluctablement au lecteur les contes philosophiques de Voltaire en exacerbant la verve ironique de l’auteur qui critique le pouvoir en place et les multiples partis politiques érigeant la démocratie comme un principe de citoyenneté alors que le citoyen est le grand oublié ou, plutôt, le grand manipulé de l’Histoire. La composition allégorique du récit qui met en scène des insectes rappelle les fables moralisatrices de Voltaire et de La Fontaine avec un discours plus moderne sur la nécessité de sauver l’écosystème, de prendre soin de son environnement, de transmettre cet amour de la nature aux générations futures puisque l’on assiste, aux dernières pages du roman, à une scène pastorale et idyllique où une petite fille gambadant en pleine nature et se confondant avec les abeilles, porte, toutes espèces confondues, des noms de fille : Farah, Aya, avec la promesse d’un avenir meilleur.

Par ailleurs, en tant qu’événement dysphorique, la crise entraîne une expression linguistique dont l’intensité participe de la « modalisation énonciative » ainsi que l’explique J. Fontanille dans Sémiotique du discours[6]. La crise met à l’épreuve tout un champ sémiotique de la subjectivité et de l’émotion. La topique de l’angoisse, du choc et de la catastrophe est particulièrement privilégiée en temps de crise[7]. Cependant, l’auteur de L’ Amas ardent, grâce à sa verve ironique, évite de verser dans les complaisances du pathos, même si les constats sont amers et que le ton est désenchanté. L’ironie se déploie surtout dans le premier chapitre où Silvio Cannelloni complote avec le Prince du Qafar pour se partager la Libye et la Tunisie dans une stratégie digne de Machiavel et toute en caricature, une stratégie au service des ambitions de l’un et des convictions idéologiques de l’autre. Quand le politicien occidental justifie le bouleversement socio-politique d’un pays arabe, caché derrière la bannière du printemps arabe, « Silvio avait cruellement besoin d’argent. Il avait pas mal de juges à arroser et une élection à financer » (A, 14). Pour lui, « Rien de personnel. C’est uniquement les affaires » (A, 17). Quand le lecteur apprend que le cheikh qatari envisage de manipuler le peuple libyen avec cette propagande : « Il nous faut avoir la même ligne politique et médiatique globale. Dans toutes les tribunes, en Orient et en Occident, il faut marteler ce message : le seul moyen de leur rendre leur liberté aux bédouins, c’est de renverser le tyran Mamar qui les persécute » (A, 17) et de soudoyer le peuple tunisien – « Avec quelques mallettes de billets verts, il y avait l’arsenal de séduction nécessaire pour rafler les voix des misérables et de misérables le pays ne manquait pas » (A, 19) –, l’écrivain fait miroiter, par la force du verbe et la puissance de la littérature, l’image d’une démocratie utopique, une création sur commande pour mieux gouverner les peuples. Quoi de plus machiavélique et ironique que de remplacer une dictature par une autre au nom de la démocratie ?

Mais, comble de l’ironie, le lecteur apprend à la fin du roman que la crise environnementale est intimement liée à la crise politique dans la mesure où le frelon asiatique a été importé d’ailleurs, tout comme le wahabisme salafiste par ces mêmes dirigeants des pays du Golfe, l’origine de la première calamité ayant d’ailleurs à voir avec la deuxième : « Savoir que cette marchandise était une commande du prince héritier du royaume du Qafar, et que le container des frelons avait voyagé dans la cale de son yacht. Savoir que quelques mois plus tôt, le Cheikh, chef du parti de Dieu, avait déroulé un tapis rouge sur le port de sidi Bou à ce même prince, chargé d’argent et de frelons, pour faire élire son parti à la tête du pays » (A, 134). Et le Don d’ajouter : « Encore une fois, l’homme en quête de territoires distribua à ses semblables la peste dans les plis de ses offrandes » (A, 134). Encore une image métaphorique teintée d’ironie pour dénoncer les usurpateurs du rêve démocratique.

4. Conclusion

Le texte de l’ Amas ardent mêle subtilement écologie et satire politique dans la Tunisie moderne qui s’essaie difficilement à la démocratie. Yamen Manai tente d’y réinventer un paysage tunisien qui se construit, certes, par la manifestation d’une profonde conscience du désastre, tant écologique qu’humain, qui affecte le pays, mais aussi par une volonté d’y instaurer une relation dynamique entre l’homme et le monde naturel en mêlant l’humour et l’inquiétude. L’écriture de Manai s’inscrit, en effet, dans une réflexion en creux sur la situation socio-politique actuelle et future de la Tunisie et sur les angoisses qu’elle engendre. La représentation d’un environnement transfiguré, défiguré, reconfigure ainsi le rapport de la littérature à la nature et à la politique et au discours qui se charge de les décrire et, surtout, de résorber le choc en participant à mieux comprendre et identifier les inquiétudes de notre ère contemporaine et à mettre en relief l’intervention de la littérature dans la construction du processus démocratique.



*Sonia Zlitni-Fitouri est Professeure de littérature francophone et comparée au Département de Français de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales (Université de Tunis). Elle est Directrice du laboratoire de recherche Intersignes (LR14E501) et préside la commission de doctorat en langue, littérature et civilisation françaises. Elle est une spécialiste des littératures de langue française et francophone et plus particulièrement de la littérature maghrébine et de l’œuvre de Rachid Boudjedra. Elle travaille de plus dans le domaine de la littérature comparée, sur le Nouveau Roman français ou encore sur la littérature espagnole. Elle est l’auteure de nombreuses publications, dont de nombreux articles dans des revues indexées et de plusieurs ouvrages dont La Réception du texte maghrébin, (Dir.), Tunis, Cérès Editions, 2004 ; Le Sacré et le profane dans les littératures de langue française, (Dir.), Pessac, Sud Editions/ Presses Universitaires de Bordeaux, 2005 ; Les Métamorphoses du récit dans les œuvres de Rachid Boudjedra et de Claude Simon, Tunis, Publications de la Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis/Imprimerie officielle, 2006 ; Édouard Glissant : pour une poétique de la relation. Limites. Épreuves. Dépassement, (Dir.), Pessac, Académie Beit-Al-Hikma/Presses Universitaires de Bordeaux, 2008 ; L’Espace dans l’œuvre de Rachid Boudjedra: épuisement,débordement, Préface de Rachid Boudjedra, Tunis, Sud Editions, 2010 ; Pour un art de la relation : Processus narratif et restructuration du sujet dans trois romans maghrébins de langue française, Tunis, Centre de publications universitaires CPU, 2014 ; Littératures francophones et comparées : Postures postcoloniales, (Dir.), Tunis, Latrach Editions, 2018 ; Le Corps à l’épreuve du genre dans la littérature, le cinéma et le blogue maghrébins de langue française, (Co-direction avec Claudia Gronemann), Tunis, Latrach Editions, 2018 ; Assia Djebar : de l’écrit au cri (Dir.), Tunis, Latrach Editions, 2018 ; Nouveaux regards sur le monologue intérieur (Dir), Paris, PSN, 2021 ; Réinventer la nature : pour une écopoétique des littératures de langue française (Dir.), Paris, PSN, 2021, e-mail: Soniazf2002@yahoo.fr


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Notes de bas de page

  1. On pense aussi à ceux de Azza Filali, Les Intranquilles, Tunis, Elyzad, 2014, de Emna Belhaj Yahia, Questions à mon pays, Paris, L’Aube, 2014, de Héla Feki, Noces de jasmin, Pars, JC Lattès, 2020, etc.
  2. Y. Manai, L’ Amas ardent, Tunis, Éditions Elyzad, 2017, désormais abrégé en A.
  3. Il a obtenu notamment de nombreux prix dont le Comar d’or, le Prix Maghreb de l’ADELF, le Grand prix du roman métis et le Prix des cinq continents de la francophonie en 2017.
  4. En l’occurrence : « le chaos, la discorde, la confusion, la bureaucratie, l’aftermath ».
  5. La Tunisie a vu se côtoyer pendant des siècles de nombreuses communautés : juive, maltaise, italienne, et grecque qui ont vécu dans une parfaite entente et tolérance.
  6. J. Fontanille, Sémiotique du discours, Paris, PULIM, 1998.
  7. Cf. M. Rinn, dir., Émotions et discours. L’usage des passions dans la langue, Presses universitaires de Rennes, 2008.

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Received: 2021-09-30; Revised: 2022-01-06; Accepted: 2022‑02‑28.