ACTA UNIVERSITATIS LODZIENSIS
Folia Litteraria Romanica 17(1), 2022
https://doi.org/10.18778/1505-9065.17.1.01

Avant-propos

« Le mot “crise” est omniprésent, non seulement dans les médias mais dans tous les domaines des sciences humaines ». Cette observation de deux chercheurs[1], formulée en 2013, se fait l’écho d’une foule de constats sur l’omniprésence et la permanence de la crise laquelle, de « moment décisif » ou de « rupture », qui promettaient un basculement – une issue –, évolue vers le sens d’« état constant », et, comme telle, se voit « marquée du sceau de l’indécision, voire de l’indécidable. Elle est le moment où – avec les perturbations – surgissent les incertitudes », écrit Myriam Revault d’Alonnes[2]. Et de citer Hartmut Rosa qui définit la crise moderne non plus comme « une époque de bouleversements ou de grandes décisions, à laquelle on pourrait faire face », mais comme celle où « n’y a plus rien à décider »[3]. Perçue ainsi, la crise aurait une visible tendance à s’éterniser. Ces constats présidaient déjà aux analyses d’Edgar Morin qui détectait, en 1976, la nécessité de cerner la notion au sein de ce qu’il appelait la « crisologie »[4]. D’autres analyses ont suivi[5], indiquant les multiples domaines atteints par la crise : économique, financière, politique, sociale, écologique… quitte parfois à constater la difficulté majeure : celle de définir l’objet même de la crise (comme il résulte de l’étude que Jean-Marie Denquin a consacrée, en 2010, à la crise de la « représentation »[6]). En dépit de cette impressionnante base théorique, le sujet est loin d’être épuisé et il appelle de nouveaux questionnements. Tel était le sens du projet « Crises et histologie des systèmes », réalisé sous les auspices du Pôle Esmed Université de Toulon dans les années 2019-2021, dont le présent volume est l’un des aboutissements. Il fait suite au colloque qui, initialement prévu pour juin 2020, a été indéfiniment ajourné et enfin réalisé sous sa forme minimale de rencontre numérique en juin 2021, la crise pandémique coupant court aux échanges en présentiel. Il nous était impossible alors de prévoir le développement ultérieur de ce concept qui atteint, à l’heure où nous écrivons ces mots, une dimension terrifiante : le conflit homicide en Ukraine fait repenser la notion de crise de l’humanité.

Les articles regroupés dans notre volume reflètent cette pluralité d’approches et de thématiques, sans en exclure celles, les plus tragiques, qui concernent les guerres et leurs conséquences. L’entrée en matière se fait cependant par le biais de l’écologie. Les angoisses liées à une possible crise environnementale causée par l’activité de l’homme ne sont pas le fait de notre époque ; comme le montre Marta Sukiennicka, elles remontent au moins au XVe siècle ; la chercheuse se concentre pourtant sur le XIXe siècle et soumet à l’examen un échantillon de la littérature catastrophiste pour conclure à une certaine « (in)conscience de la crise écologique » de ses représentants. Une autre réaction de la littérature face aux agissements de l’anthropocène se donne à lire dans la contribution de Judyta Zbierska-Mościcka qui examine les rapports entre les mondes humain et animal, plaçant sa réflexion sous le signe de l’espace partagé et de la rencontre. C’est encore la relation entre l’homme et la nature qui est au centre des analyses que Sonia Zlitni-Fitouri applique au roman L’Amas ardent de l’écrivain tunisien Yamen Manai, fantasque récit d’une crise généralisée, à la fois environnementale et politique. Małgorzata Sokołowicz, quant à elle, explore la thématique de jardin (à partir du cycle des Jardins maures d’Aline Réveillaud de Lens) depuis une perspective psychologique et sociale, ce qui lui permet de présenter à la fois les crises de la société des femmes musulmanes et la crise personnelle de l’auteure du cycle. C’est également d’une vision personnelle et subjective qu’il s’agit dans le seul texte que la romancière Rachilde a publié durant la Première Guerre mondiale ; Anita Staroń analyse Dans le puits pour mettre en avant la triple dimension de la crise : crise nationale, crise intime, crise de l’écriture. Les questions d’écriture occupent également Sylvie Brodziak qui observe comment Alger, journal intense de Mustapha Benfodil se fait le miroir des multiples crises survenues en Algérie depuis la fin des années 1980. Il s’agit donc de « l’écriture en crise pour un pays en crise », selon la pertinente formule de l’Auteure. Un visage de la crise bien plus sombre encore émane de l’étude d’Eric Chevrette qui se penche sur les récits de génocidaires hutus recueillis par Jean Hatzfeld dans Une saison de machettes, pour y suivre les procédés rhétoriques mis en œuvre afin d’atténuer la sensation de responsabilité des bourreaux. La contribution de Przemysław Szczur déplace le débat vers la question migratoire, dans son analyse de deux romans d’auteurs belges d’origine migrante, Leïla Houari et Girolamo Santocono, à la lumière de la notion de crise d’identité (Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, 2018). C’est également de problèmes identitaires que parle Renata Jakubczuk dans sa présentation de six pièces d’auteurs africains, mais son propos est plus large ; en effet, elle évoque plusieurs crises (d’adolescence, financière, sociale, migratoire…), pour en tirer une vision générale de la crise des relations familiales dans l’Afrique contemporaine. Nous restons dans l’univers théâtral avec l’article de Sylwia Kucharuk qui interroge la pièce Le Roi, le rat et le fou du Roi de Matéi Visniec au vu de la notion de crise qu’elle découvre à la fois au sein de l’intrigue et au niveau de l’organisation du texte même. Une approche similaire, visant à la fois les aspects formels et thématiques du texte, est le fait de Tomasz Kaczmarek dans son analyse de La Maison d’os de Rolland Dubillard, qui le conduit à ranger la pièce dans la catégorie de « monodrame polyphonique ». La crise n’est ici qu’intérieure, liée à la solitude du personnage ; elle ne concerne pas le statut du genre qui, lui, subit une intéressante métamorphose. « Crise de l’amour, crise de l’écriture » ? Anna Opiela-Mrozik relie les deux aspects dans son analyse qui explore à la fois le parcours sentimental de Jean de Tinan et la représentation qu’il en donne dans ses ouvrages. Il en résulte une écriture à l’image de sa personnalité, confuse, instable, incertaine, inachevée. La création littéraire se dote ainsi d’un statut thérapeutique certain. C’est aussi le portrait d’une âme malade qui émerge des Vies encloses de Georges Rodenbach dont Eliza Sasin conduit une analyse inspirée d’Edgar Morin et de notions de philosophie fin-de-siècle. Parallèlement aux tentatives de dépasser la crise, ce long poème se donne à lire comme une étape importante dans l’évolution poétique de Rodenbach, et preuve incontestable de son talent qu’il ne faudrait pas limiter à la seule Bruges-la-Morte. La poésie fait également l’objet de l’étude que Stanisław Jasionowicz consacre à Michel Houellebecq et Colette Nys-Mazure. Ces deux auteurs que rien, en apparence, ne saurait lier, possèdent cependant des affinités que le chercheur découvre dans leurs imaginaires respectifs et, plus profondément, sur le plan de motivations cachées derrière leurs réalisations artistiques : « tous deux préfèrent construire que démolir » et opposent au chaos du monde moderne leurs efforts vers la recherche de l’harmonie. Magdalena Wojciechowska découvre, elle aussi, des éléments plus clairs dans le pessimisme décrié de Houellebecq. À la lire, les crises de la société moderne dont la prose de l’écrivain offre des interprétations d’une extrême noirceur, pourraient être dépassées à l’aide d’outils que cette même prose contient. Il serait ainsi fondé de parler, dans ce cas, d’ouvrages « réparateurs ». La crise profonde de l’individu, résultat d’une crise financière, offre matière aux analyses d’Anna Maziarczyk qui les appuie sur Article 353 du code pénal de Tanguy Viel. Ce « roman le plus réaliste » de tous les ouvrages de l’écrivain est plus qu’une présentation d’un drame humain sur le fond d’une récession économique ; il contient aussi un avertissement contre des abus de confiance fréquents dans le monde moderne, régi par un bas matérialisme. Ce dernier est absent des préoccupations des personnages des Mandarins de Simone de Beauvoir, concentrés sur leurs motivations artistiques, idéologiques et politiques qui décident de leur engagement dans la France de l’après-guerre. Anna Ledwina décrit cette « crise des intellectuels », en montrant en quoi elle signifie l’« échec d’un projet de société », sans toutefois annuler l’importance de la littérature et des valeurs. Cependant, nous dit l’Auteure, cet échec des projets communautaires essuyé au passé n’est pas sans rappeler la crise que traversent actuellement les démocraties occidentales. C’est aussi un écrivain engagé et influencé par les expériences tragiques du XXe siècle qui fait l’objet de l’étude de Laure Lévêque. Robert Merle, auteur de romans populaires où il réussit à faire passer sa déception de l’espèce humaine, publie, en 1972, un roman post-apocalyptique, Malevil, racontant l’humanité revenue aux cavernes à la suite d’une catastrophe nucléaire. Contexte propice au développement de crises, crise politique et morale en particulier. Après en avoir examiné les formes, l’Auteure montre en quoi leur présentation dans le roman aboutit à une impasse et fausse les positions initiales de l’écrivain qui, de progressistes, deviennent franchement réactionnaires.

« Penser/panser la crise… » Les différentes manières dont nos auteurs ont abordé la question assurent la richesse de cette publication. Des tentatives pour détecter une crise, la définir ou la décrire en partant de corpus variés ont permis une réflexion pluridimensionnelle, qui puise à diverses méthodologies. Certes, le risque demeure de ne pas avoir réussi à suffisamment creuser cette notion protéiforme qui a tendance à glisser entre les rets des interprétations : « derrière l’apparence d’une notion descriptive, il s’agit en fait d’une notion axiologique, idéologique. Le mot crise repose sur un principe de fictionnalisation, servant à oblitérer la critique et à défendre des principes de régression (économique, sociale, politique, littéraire, linguistique, etc.) »[7]. Nous conservons cependant l’espoir que les contributions regroupées dans le présent volume ont du moins permis de pointer du doigt quelques problèmes et, peut-être, de panser quelques inquiétudes, ne serait-ce que le temps de la lecture.

Anita Staroń

Laure Lévêque


Notes de bas de page

  1. J. Rault, S. Bikialo, « La “crise” : circulation et fiction », Épistémocritique : littérature et savoirs, juillet 2013.
  2. M. Revault d’Alonnes, « Comment la crise vient à la philosophie », Esprit, mars-avril 2012, nº 383, p. 110.
  3. H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010 pour la traduction française, p. 333, cité d’après M. Revault d’Alonnes, op. cit., p. 110.
  4. E. Morin, « Pour une crisologie », Communications, 1976, n° 25, p. 149-163.
  5. Pour ne citer qu’un choix d’ouvrages représentant diverses disciplines : H. Arendt, La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1991, M. Vieviorka, « La sociologie et la crise. Quelle crise, et quelle sociologie ? », Cahiers internationaux de sociologie, 2009, n° 127/2, p. 181-198, V. Devictor, Nature en crise, Seuil, Paris, 2015, M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986, C. Dubar, La Crise des identités, le lien social, Paris, Puf, 2007, É. Grossman, La créativité de la crise, Paris, Minuit, 2020, P. Ricoeur, « La crise : un phénomène spécifiquement moderne », Revue de théologie et de philosophie, 1988, n° 120, N. Ordioni, « Le concept de crise : un paradigme obsolète ? Une approche sexospécifique », Mondes en Développement Vol. 39-2011/2, nº 154, p. 137-150, Ch. Reffait, « La crise financière actuelle, selon les écrivains du XIXe siècle », Esprit, Janvier 2010, Nº 361 (1), p. 57-72.
  6. J.-M. Denquin, « Pour en finir avec la crise de la représentation », Jus Politicum, 2010, n° 4, p. 1-38.
  7. J. Rault, S. Bikialo, op. cit., p. 4.

COPE
CC

Received: 2021-11-02; Revised: 2022-02-07; Accepted: 2022‑03‑10.